Les plaques "explicatives" présentées à l'hôtel de vile avant installation pour la journée mondiale de l'esclavage. "La majorité municipale, si son mandat est reconduit après les élections, envisage une deuxième phase pour identifier les personnalités impliquées dans le commerce colonial. « Mais cela représente beaucoup plus de personnes si on considère le fonctionnement de la société à l’époque », avertit Marik Fetouh" (20 Minutes, 2 décembre 2019).
Bordeaux, le 30 décembre 2019, Pr. Jacques de Cauna, Commandeur de l’Ordre Honneur et Mérite d’Haïti, à M. Nicolas Florian, Maire de Bordeaux
Monsieur le Maire,
La France entière a pu entendre ce dimanche 29 décembre dans le journal du matin de la radio RTL des propos concernant notre ville sur lesquels les Bordelais seraient sans doute heureux de recueillir votre opinion avant les prochaines élections municipales.
« Savez-vous vraiment qui se cache derrière le nom de la rue que vous habitez à Bordeaux ? Vous pourriez avoir des surprises ! Six rues ont été identifiées, elles portent les noms d’anciens négriers, des vendeurs d’esclaves » – annonçait d’emblée la présentatrice.
« Mais plutôt que de les faire tomber dans l’oubli, la municipalité veut assumer son passé sombre en ajoutant bientôt des plaques explicatives... » – poursuivait l’envoyé spécial qui prit alors pour exemple le Cours Journu-Auber « près du Jardin Public », « du nom de Bernard Journu-Auber, un riche négociant de Bordeaux au XVIIIe siècle ».
La plaque en question, qui a été présentée avec d’autres il y a peu à l’Hôtel de ville comme « action-phare du plan mémoire » municipal, indique que Bernard Journu-Auber, bienfaiteur bien connu de la ville,
« a été impliqué indirectement dans la traite des Noirs puisqu’il était associé dans sa jeunesse au déploiement des activités de négoce familial par le biais de la société Journu Frères. Celle-ci a organisé cinq expéditions de traite négrière entre 1787 et 1792 ».
Doit-on étendre ainsi une éventuelle responsabilité, chronologiquement datée, à tous les membres d’une même famille, et bien sûr, ses actuels représentants ? La tournure alambiquée visant à justifier l’implication comme « associé » de Bernard Journu-Auber dans une société familiale Journu frères principalement gérée par Antoine-Auguste Journu – qui le paya de sa tête, guillotiné en 1794 – ne doit pas faire oublier que Journu-Auber fut, avec Ducos et Laffon de Ladebat, l’un des généreux membres du Club des Amis de la Constitution de Bordeaux, aux idées avancées pour l’époque, qui non seulement approuvèrent le décret de la Constituante du 15 mai 1791 accordant l’égalité des droits civiques aux Libres de couleur des colonies, mais proposèrent de surcroît l’envoi de la Garde nationale de la ville à Saint-Domingue pour le faire respecter en obligeant les colons à l’appliquer. Son cas est donc ainsi tout à fait assimilable à celui du premier Maire élu de Bordeaux à la Révolution et commandant de la Garde nationale, François-Armand de Saige, autre guillotiné de la Terreur, qui s’était lui aussi démarqué des activités négrières de son père par la même attitude philanthropique, anticipant ainsi sur l’évolution morale à venir.
Je voudrais rappeler simplement que le nom de la Rue Saige – avant d’être retiré de la liste à la suite de ma protestation historiquement étayée montrant qu’il ne fallait pas confondre le père négrier et le fils philanthrope (voir le site de la Chaire d’Haïti à Bordeaux) – avait fait l’objet d’une mise à l’index par le sempiternel instigateur de cette campagne de dénonciations calomnieuses qui n’avait pas hésité à l’assimiler publiquement à plusieurs reprises comme criminel à ceux d’Hitler et Goering, sous prétexte d’une loi récente dont on veut croire qu’elle vise d’abord l’inacceptable persistance dans de trop nombreux pays de pratiques esclavagistes contemporaines, à qui l’intéressé et ses supports sont loin de donner la même publicité.
Quant aux autres plaques, disons très vite, entre autres, qu’Etienne Féger-Latour avait déjà abandonné la direction de la maison de commerce familiale lorsque celle-ci sous le nom de Féger Frères se lança dans la traite dans les années 1770 et que la rue Féger honore simplement son intervention pour la création d’un cimetière destiné aux protestants étrangers des Chartrons proscrits par l’église. De même, il est pour le moins étonnant de voir le neveu du corsaire Desse embarqué sans discernement dans cette galère négrière comme associé à son oncle dans le sauvetage de naufragés…
Après le faux buste de Toussaint Louverture, la supercherie de la statue de l’esclave Modeste Testas (en réalité Toinette Lespérance, femme née libre d’un président d’Haïti), et autres billevesées mercantiles d’une boutique mémorielle longtemps soutenue officiellement et subventionnée, faudra-t-il encore supporter longtemps ces atteintes renouvelées à l’histoire de notre ville et de ses habitants ? Ou pourra-t-on espérer qu’un jour enfin il sera tenu compte des travaux et remarques de spécialistes reconnus de la question1 ?
En vous remerciant pour votre attention à ces nécessaires éléments d’information, je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, l’expression de mes sentiments respectueusement dévoués.
J. de Cauna
1 Voir J. de Cauna, Fleuriau, La Rochelle et l'esclavage. Trente-cinq ans de mémoire et d'histoire, 2017.