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24 avril 2020 5 24 /04 /avril /2020 14:33
Madame de Duras et Ourika (1823), au-delà de l'abolitionnismeMadame de Duras et Ourika (1823), au-delà de l'abolitionnisme

Claire Louise Bonne de Coëtnempren de Kersaint, demoiselle d’ancienne noblesse bretonne née à Brest en 1777, connut à la Révolution l’exil à la Martinique où sa mère, créole née d’Alesso d’Eragny, avait de grands biens, c’est-à-dire des habitations, plantations à esclaves dont la plus célèbre est encore aujourd’hui la sucrerie La Frégate qui a laissé son nom à un quartier et un îlet sur la côte est de l’île, au François. Son père, le capitaine de vaisseau comte de Kersaint, prénommé Armand Guy Simon et qui portait d’argent à trois tours crénelées de gueules, appartenait à cette vieille noblesse éclairée qui au début avait soutenu la révolution, ce qui l’avait entraîné vers le groupe girondin auquel il s’était agrégé, finissant comme eux par être guillotiné le 4 décembre 1793 après avoir refusé de voter la mort du Roi. Ce père brillant qu’elle admirait avait publié, à la fin de l’année 1791 après l’insurrection des ateliers du nord de Saint-Domingue, une brochure intitulée Suite des moyens proposés à l’Assemblée nationale pour rétablir la paix et l’ordre dans les colonies qui comportait aussi des notes de Julien Raimond et présentait un projet original très détaillé d’affranchissement des esclaves, le seul à distinguer, avec des modalités différentes d’exécution et selon leurs qualités de créoles ou bossales, l’âge et les situations de familles, les esclaves travaillant dans les plantations des esclaves artisans ou domestiques. Pour ces derniers, la libération immédiate s’impose, mais ils paieront ensuite par le produit de leur travail une commission d’indemnisation. Pour les autres, il distingue les esclaves créoles, nés dans la colonie qui seront affranchis à condition de continuer à travailler selon leur âge, dix, quinze ou vingt ans dans la plantation du maître, c’est-à-dire qu’ils assureront leur rachat. Quant à ceux qui viennent d’arriver aux îles, les nègres « de Guinée », ils seront des « enfants mineurs de la patrie » qu’un tribunal spécial pourra affranchir après un examen de liberté à l’issue d’un certain temps de travail. Les enfants seront libres après 25 ans et les couples après vingt ans de mariage et 4 enfants vivants.

Après avoir rétabli la situation matérielle des biens créoles, Claire de Kersaint émigra en Angleterre où elle devint duchesse de Duras par son mariage d’amour à 20 ans à Londres en 1797 avec un émigré, comme elle, qui, curieusement pour un gascon, portait deux prénoms bretons : Amédée Malo Bretagne de Durfort de Duras. Il était issu de cette très ancienne maison de Guyenne alliée entre autres aux Noailles (sa mère), Laporte Mazarin, Lévis-Ventadour, La Tour d’Auvergne, Bourbon-Montpensier… mais aussi, ce qui explique ses deux prénoms inattendus, aux nobles bretons de Coëtquen de Combourg par sa grand-mère dont une partie de la dot, le comté de Combourg, son château et ses terres, venue ainsi en apanage aux Duras, avait été vendue par son époux en 1761 au père de Chateaubriand. On sait la grande fortune littéraire que connut ce nom de Combourg sous la plume de Chateaubriand, dont on ne sera pas surpris qu’il devint le grand ami de la duchesse qu’il appelait « ma sœur », faute sans doute de lui porter la même passion qu’à Madame de Récamier.

Mais c’est dans le vieux château de famille de Duras, aux confins de l’actuel département du Lot-et-Garonne et de ceux de la Dordogne et de la Gironde, que l’on peut voir en bonne place le portrait le plus connu de la duchesse, une gravure de Mademoiselle Jaser qui la représente coiffée « à la turque » d’une sorte de turban censé sans doute rappeler le madras cher à ces dames créoles dans l’esprit de l’auteure de la gravure qui lui a de surcroît attribué un teint assombri pour faire bonne mesure. La créolité maternelle, un père Girondin, une éducation de grande aristocrate éclairée, autant de bonnes raisons pour la duchesse, qui deviendra la grande amie de l’abolitionniste Germaine de Staël, la fille du ministre Necker, de se sentir proche des lumières aquitaines sur le sujet de l’esclavage…

Rentrée en France en 1808 après les années difficiles qui avait suivi la mort du père et l’émigration forcée, elle revint sous la Restauration à Paris où elle tenait salon dans l’appartement des Tuileries que la charge de premier gentilhomme de la chambre du roi Louis XVIII avait apporté à son époux. On y côtoyait l’élite de la société littéraire, artistique et scientifique de l’époque, le philologue Humboldt, frère de l’explorateur, le physicien Arago, le zoologiste Cuvier, l’historien Barante, Pozzo di Borgo, passé du service des Corses au service du tsar, Talleyrand, Marmont et autres ducs ou maréchaux, Charles de Rémusat, auteur de L’habitation de Port-au-Prince ou l’insurrection (1824), des femmes de lettres comme la comtesse de Boigne et la marquise de La Tour du Pin, mémorialistes, et surtout Madame de Staël, auteure de Delphine (1802), et bien sûr Chateaubriand.

C’est là qu’elle présenta (sans doute) à ce public de choix et publia en 1823 sous la couverture de l’anonymat, le roman qu’elle avait imaginé à partir d’une anecdote bien réelle. Le chevalier de Boufflers, nommé gouverneur au Sénégal, s’étant ému du sort des malheureux captifs destinés à la traite, avait libéré trois d’entre eux, enfants orphelins pour les sauver en les envoyant à ses amies et parentes en France, toutes de familles propriétaires de grandes biens à Saint-Domingue : une petite fille, « jolie, non pas comme le jour, mais comme la nuit » à Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon, duchesse d’Orléans, mère du futur roi Louis-Philippe (sucrerie de Chartres au Cul-de-Sac) ; un petit Vendredi, « noir comme l’ébène », à Delphine de Sabran, mère du marquis de Custine (sucrerie Custine à la plaine des Cayes), et une autre petite fille de trois ans, prénommée Ourika, à la princesse de Beauvau, née Rohan-Chabot, épouse du maréchal de Beauvau-Craon (sucrerie Beauvau-Craon au Trou), frère de la marquise de Boufflers.

C’est la vie de cette jeune esclave, revue par l’imagination de la duchesse de Duras, qui fait l’objet de la fiction romanesque dont le prénom d’Ourika est le titre. Elevée comme une princesse, la jeune fille découvre soudain son identité réelle lorsqu’elle tombe amoureuse du petit-fils de sa bienfaitrice que sa couleur lui interdit à jamais de se marier dans la société où elle a grandi. « Qui voudra jamais épouser une négresse ? »  entend-elle par hasard derrière un paravent…, comment pourrait-elle trouver « quelqu’un qui consente à avoir des enfants nègres… ». Elle découvre dès lors progressivement et prend de plus en plus en horreur sa qualité de « négresse », terme dont chaque répétition scande la découverte irrémédiable de l’ampleur de sa marginalisation, et, désespérée, ayant pris son corps en horreur, se retire dans un couvent pour y mourir de langueur.

Parallèlement à l’interrogation identitaire envahissante, les dernières illusions tombent une à une : l’espoir de « trouver sa place » dans « ce grand désordre » de la Révolution, « tous les rangs confondus, tous les préjugés évanouis » cède la place au « ridicule », aux « petitesses », à « la fausse philanthropie... lorsque la Révolution cessa d’être une belle théorie et qu’elle toucha aux intérêts intimes de chacun », pour finir par les « prétentions », les « affectations », les « peurs » et « la violence ». « On commençait à parler de la liberté des nègres... », mais, pour Ourika, à la possibilité entrevue d’une assimilation à ses « semblables » qu’elle présume « bons » vient se substituer l’horreur des massacres de Saint-Domingue… l’affliction et la honte d’appartenir à une race proscrite… une race de barbares et d’assassins ». Après le « grand crime » de la confiscation des biens des émigrés et ceux de la Terreur, il faut tenter de se retrouver dans « les débris de la société de Mme de B. » et de survivre à l’arrivée des nouveaux-venus dans le cercle familial, à leur surprise teinte de dédain : « J’aurais voulu être transportée dans ma patrie barbare, au milieu des sauvages qui l’habitent, moins à craindre pour moi que cette société cruelle qui me rendait responsable du mal qu’elle seule avait fait ».

Le coup de grâce est porté par le mariage de Charles avec une jeune aristocrate, de même haut rang, Anaïs de Thémines, consacré par la naissance d’un bel enfant. Ourika en vient pour finir à regretter de n’avoir pas été « la négresse esclave de quelque riche colon » qui « dans son humble cabane » le soir avec le « compagnon de sa vie » recevrait l’affection des « enfants de sa couleur » qui l’appelleraient « mère » et « s’endormiraient dans ses bras ». D’autant que sa protectrice lui révèle brutalement que « si elle n’était pas folle d’amour pour Charles, elle prendrait fort bien son parti d’être une négresse », réduisant ainsi à « une passion malheureuse, une passion insensée » un profond mal-être que l’on n’hésiterait pas à qualifier aujourd’hui de désespoir existentiel.

Au-delà du romantisme d’actualité de l’intrigue amoureuse et des méandres lamartiniens d’un ouvrage dont on sent bien tout ce qu’il doit beaucoup à Chateaubriand qui en aurait été l’inspirateur, au-delà même de l’engagement frontal sur la question de l’esclavage et des colonies qui agite le monde intellectuel de l’époque, la France en particulier avec l’indépendance de Saint-Domingue, c’est en effet une question intemporelle que pose Ourika, celle de l’altérité, du droit à la différence, avec ses conséquences psychologiques et sociales de dévalorisation personnelle, de négation sociale et de marginalisation qui relèvent de l’éternelle confrontation humaine des êtres.

Ourika n’est certes pas la première ni la plus connue des dénonciations littéraires du racisme. On peut penser à Montesquieu, Voltaire, Diderot… et aux nombreuses variantes plus ou moins exotiques des amours impossibles, du More de Venise de Shakespeare au Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre dans le cadre créole de l’Île Bourbon, ou mieux, à Olympe de Gouges qui avait déjà porté à la scène une idylle entre deux Noirs. Etant entendu que ces deux dernières œuvres ne touchent pas la question de la relation amoureuse interraciale qui fait le fond d’Ourika.

Cette courte nouvelle d’une remarquable concision, se présentant comme une confession à la première personne en forme de thérapie à son médecin, surprend par la modernité du sujet et de la manière dont il est abordé. Au moment où se négocie l’indépendance de Saint-Domingue, c’est à la fois la colonisation avec son corollaire fondateur du racisme, autant que l’illusion de l’assimilation, qui sont dénoncés par la duchesse de Duras, sans oublier l’impasse psychologique destructrice créée par une situation inacceptable dans la négation de l’être qu’elle représente. Comme le dit très bien Léon-François Hoffmann, c’est la première fois dans la littérature française que « le préjugé de couleur est exposé dans toute son absurdité ». La nouveauté est aussi dans la forme. Madame de Duras n’adopte pas le ton vengeur des écrivains engagés dans une lutte idéologique. Pour avoir été composé sur le mode mineur, son roman n’en a été que plus percutant »1.

 

1 Léon-François Hoffmann, Le Nègre romantique, Payot, 1973.

 
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