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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Bordeaux, ville raciste ? Une dérive vers l'histoire radicale

27 Juin 2020, 15:48pm

Publié par jdecauna

Georges de Sonneville, Sur le quai des Chartrons

Georges de Sonneville, Sur le quai des Chartrons

Bordeaux, ville raciste ? Une dérive vers l’histoire radicale

Le rapport de la ville de Bordeaux, et plus largement de l'Aquitaine, à la question globale de l'esclavage, de la traite des Noirs et de leurs abolitions n'est pas anodin. Il est au contraire hautement exemplaire et chargé de significations beaucoup plus larges que ne le voudraient certains ou que ne le pensent la plupart des premiers concernés, les Bordelais eux-mêmes et les habitants de la zone d’influence et d’attraction économique d’un port qui fut au XVIIIe siècle le premier port français et de très loin le premier port colonial dont 95 % de l’activité s’effectuait « en droiture », c’est-à-dire directement avec les îles, sans passer par le circuit triangulaire de la traite négrière1. C'est sans doute pour cela que Bordeaux s'est trouvé placé en première ligne à diverses époques et est encore l’objet aujourd’hui d’un intérêt relativement récent (depuis une douzaine d’années) lié à un néo-militantisme centré sur la « question noire » en France qui confond régulièrement par ignorance, dans ses manifestations publiques, histoire et mémoire, établissement des faits et revendications partisanes, généralités idéologiques et particularités concrètes.

Il convient avant tout de recadrer les faits. Tout d’abord, personne n’a jamais songé à nier que Bordeaux ait été dans les temps modernes et contemporains, après une période médiévale marquée par le marché captif britannique et les ports du Nord de l’Europe, un grand port colonial ayant pour horizons privilégiés successivement les Antilles puis l’Afrique, mais aussi l’émigration lointaine vers les Amériques. C’est cette orientation première vers des pays à population noire et de couleur qui lui vaut cet intérêt militant dont l’objectif avoué ou non est d’aboutir à la conclusion que toute la ville et son hinterland, ainsi que leurs habitants, Bordelais et Aquitains (on ne risquera pas le néologisme « Néo-Aquitains » forgé sur la nouvelle région administrative décrétée ex cathedra par Paris) doivent à ces deux destinations, antillaise et africaine, leur richesse. Ce qui mériterait tout de même d’être scientifiquement prouvé, objectif apparemment insurmontable et vers lequel aucune étude exhaustive ne s’est jusqu’ici risquée. De là à imaginer l’existence d’un complot visant à éluder la responsabilité du public cible local vis-à-vis de pays colonisés et par conséquent pillés et appauvris définitivement, le pas est vite franchi et l’explication de tels faits condamnables vite trouvée : le moteur ne peut en être que le racisme dans sa variante coloniale.

Sans revenir plus qu’il n’en vaut la peine sur les multiples avatars de ce dernier point, qui fait de manière récurrente, à intervalles commémoratifs réguliers, la pâture du monde médiatico-politique, on se contentera de relever dans un ouvrage au tire racoleur, l’un des premiers du genre à aboutir à la conclusion que « Bordeaux a eu sa part de responsabilité » dans l’infâme trafic et dont le dernier mot est significativement « racisme », des affirmations et généralisations globalement accusatrices aussi hâtives qu’agressives du type : à Bordeaux, « on n’a pas jugé intéressant d’étudier la traite [ce qui déjà est faux] ou on a voulu l’occulter » par « l’amnésie » de toute une ville, « la rétention des documents privés qui participe parfois d’une conspiration du silence », « d’anachroniques et pudiques provincialismes [...] pour les descendants de ces trafiquants de chair humaine », « une hérédité parfois difficile à accepter [...] pour toute une population [qui] en a tiré profit ». Et pour finir une interpellation comminatoire : « Il n’est plus temps de le taire ! », dont on peut toujours se demander à quels coupables à désigner à la vindicte publique elle s’adresse2.

Il paraît évident qu’une telle démarche, qui piétine allègrement la nécessaire distanciation historique – même si elle pense se couvrir, de temps à autre, par la reconnaissance d’évidentes vérités plus favorables à la ville énoncées par les prédécesseurs du grand inquisiteur – ne peut aboutir en termes scientifiques à un apport constructif. A contrario, un minimum d’empathie avec le sujet et une recherche aux motivations plus sereines eussent sans doute permis d’œuvrer de manière positive en évitant, par la prise de connaissance des réalités locales, des raccourcis hasardeux ou des mises en cause malencontreuses destinées à alimenter le couple manichéen culpabilisation- victimisation aux dépens de l’équilibre cher à Montesquieu.

Par bonheur, pour conserver une image plus nuancée face à de tels excès, de nombreux travaux antérieurs de penseurs ou historiens bordelais sur l’esclavage viennent apporter au fil des siècles, dans une longue continuité de pensée, le nécessaire démenti qui fera l’objet de notre attention. Plus que cela, une approche volontairement compréhensive et ouverte, alliée à la connaissance du « terrain » d’étude et de ses acteurs, permettra de mettre en lumière les filiations intellectuelles, voire spirituelles, qui, de Montaigne aux Girondins ont permis à la ville-port et à sa région d’influence, plus que d’autres, de jouer un rôle positif primordial dans la mise en cause et l’abolition finale d’un système d’exploitation de l’homme par l’homme inacceptable. Cette liberté générale des Noirs, il revient à la France l’honneur d’avoir été la première au monde à la mettre en œuvre concrètement dans sa colonie de Saint-Domingue par la déclaration du commissaire civil Léger-Félicité Sonthonax du 29 août 1793 au Cap-Français, faisant suite aux premières mesures décrétées deux jours plus tôt par son collègue Etienne de Polvérel, syndic des Etats de Navarre, aux Cayes3.

Des facteurs endogènes et exogènes spécifiques seront à prendre en compte pour parvenir à une juste appréciation, au premier rang desquels on devra placer la relation privilégiée entretenue avec « les Îles », un important apport en retour de populations antillaises « de toutes les couleurs » amenant une certaine « créolisation », sans oublier un rapport historique à la France marqué par la résistance de libertés locales constitutives qui vont des fors (libertés constitutionnelles) de Navarre et d’une indépendance aquitaine longtemps préservée (jusqu’en 1453) à une spécificité « fédéraliste » (anti-jacobine) révolutionnaire, en passant par le fait gascon cher au roi Henri de Navarre et aux mousquetaires, les rébellions, les frondes…, bref, la conscience profondément ancrée d’une irréductible particularité qui fait que l’on peut regretter que l’histoire de cette entité régionale constitutive n’ait pas été et ne soit toujours pas enseignée comme elle aurait dû et devrait l’être en soi, mais plutôt comme on voudrait qu’elle soit, c’est-à-dire en termes unificateurs français d’assimilation, vecteur d’acculturation réductrice, selon la logique jacobine du modèle importé et imposé d’une « république française une et indivisible ».

Ces premiers facteurs à prendre en compte, de nature endogène, sautent aux yeux. Deux facteurs exogènes, l’un global, l’autre particulier, mais tous deux de nature proche par leur origine, doivent aussi être pris en considération. Ils relèvent en effet de ce qu’on pourrait qualifier au départ de « bons sentiments », d’un certain désir de « bien faire », d’une volonté apparemment humaniste de progrès. Le premier, d’actualité, est la mise en œuvre d’une conception, d’une théorisation, de l’histoire présentée comme nouvelle, mais en réalité à la remorque des innovations américaines (états-uniennes), d’origine anglaise d’ailleurs (Birmingham, 1964), popularisées par le courant de recherche conceptuel qu’on a appelé les cultural studies (ou sciences de la culture), notamment en matière de genre (women studies, études « féministes »), et race (black studies, African American studies, études sur le fait noir, principalement aux Etats-Unis), et autres post-colonial studies..., et autres champs minoritaires ou contestataires associant à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie culturelle, de l’ethnologie et de l’histoire, une transdisciplinarité ouverte à la biologie, la philosophie, la politologie, la psychologie, la littérature, les arts, la communication…, et plus généralement dans l’approche, à la pluridisciplinarité la plus large, qui se voudrait celle d’une anti-discipline universitaire critique et transgressive adaptée aux besoins de la cause et censée ouvrir aux réalités du monde actuel et au marché du travail dans des métiers traitant des questions de discrimination et de diversité culturelle, d’égalité hommes/femmes, de l’action sociale, de la gestion de projet innovants et surtout de l’information et de la communication...

C’est ainsi que la Sorbonne Nouvelle, qui se veut « université des cultures », vient d’ouvrir un « Master 2 MGCS, Médias, Genre et Cultural Studies » qui, je cite, « à l’heure des mouvements anti-harcèlement et des luttes antidiscriminatoires […] n’oublie pas d’inclure une analyse réflexive des politiques féministes et d’affirmation de la diversité, dont les effets sur les conflits dans la sphère publique sont désormais débattus ». On se propose donc « dans une approche qui n’exclut pas les productions numériques, les réseaux sociaux et les jeux videos… », entre autres, « d’initier les étudiants aux études connexes » sur des problématiques portant sur des domaines aussi « prioritaires » que « dévalorisés » que les « gender et queer studies, media studies, subculture et fan studies, post-colonial studies, subaltern studies, black and ethnic studies, etc » [en « français » novlangue dans le texte], relevant nécessairement tous plus ou moins au départ d’une approche historique, prioritairement en histoire contemporaine mais sans exclure l’histoire moderne, notamment pour les sociétés à esclaves.

Le second facteur exogène, dans son application particulière à la thématique générale de l’esclavage, repose sur le même ressort de la volonté d’innovation bien-pensante d’actualité. C’est sur ces mêmes bases que l’université canadienne bilingue (mais surtout anglophone) d’Ottawa, qui avait lancé dès 1980 (on mesure le hiatus temporel des « innovations » françaises à la remorque du monde anglophone) une revue savante bilingue Histoire sociale / Social history, nous livre dans son dernier et tout récent Numéro spécial : Esclavage, mémoire et pouvoir : La France et ses anciennes colonies, vol. 53, n° 107, mai 2020, sous la plume de ses directrices éditoriales, un avant-propos représentatif de la nouvelle manière qui devrait être de rigueur pour d’aborder ces questions, sous le titre révélateur « L’histoire sociale comme histoire radicale ». Le postulat de base étant que :

" ...leurs voix [celle des esclaves] sont devenues inaudibles, imperceptibles par  les historiens. Pendant longtemps, jusqu’à très récemment, même, ceux-ci ne s’intéressaient principalement qu’à l’analyse des systèmes ; ils ne lisaient pas les archives produites par les colonisateurs et les esclavagistes avec le souci de traquer l’expérience de la relation esclavagiste par les esclaves".

Au-delà d’une forme de malhonnêteté intellectuelle, très courante ces derniers temps, qui consiste à assigner à leurs prédécesseurs en histoire une vision étroite, confinée dans son intérêt au mépris de l’humain en raison d’anciens préjugés, on voit qu’il s’agit là de se présenter comme les « ré-inventeurs de la roue », pour employer une image triviale. On va ainsi redécouvrir, dans un autre article, que certains des « gens de couleur » (l'auteur prévient qu'elle confond à l'américaine sous ce terme mulâtres, libres, noirs, esclaves…) victimisés à loisir peuvent connaître de belles réussites dans la ville de Bordeaux et même y former une « communauté » à l'anglo-saxonne (alors là, vraiment, on innove dans l’erreur !). Comme si les historiens d’autrefois et leurs tenants d’aujourd’hui (ne devrait-on pas les appeler « résistants »?) ne s’étaient jamais préoccupés que de la transmission d’une histoire officielle sur commande sans jamais chercher à travailler sur les marges, les paradoxes, les contradictions, les révoltes, les victimes, la vision des vaincus… Et qu’il aurait fallu ainsi attendre les nouveaux-venus pour développer des avancées significatives dans la connaissance, manière très simple dans son manichéisme de valoriser sa propre initiative. On redécouvre ainsi à grand fracas la  « micro-histoire » (sans pour autant connaître les monographies d'habitations, les biographies de noirs et hommes de couleur, les prosopographies… antérieures), les « archives judiciaires » (sans avoir égard aux « papiers de familles » par exemple), « la sphère artistique (mais alors pourquoi pas la généalogie ?)...

Ces supposées réorientations relèvent d’une grave méconnaissance de l’historiographie du sujet qui se traduit généralement dans une bibliographie appauvrie par l’absence d’auteurs confirmés et d’ouvrages de référence (notamment de langue française) qui se double souvent pour finir d’une méconnaissance concrète (matérielle) du sujet que révèlent des assertions aussi inquiétantes que celle qui suit : « Les recensements des plantations ne sont que des listes sèches des prénoms et âges des esclaves, destinées à déterminer l’assiette de l’impôt dû à la Couronne par les colons européens », phrase singulièrement révélatrice d’une pratique très limitée des papiers de plantations lorsqu’on sait ce que ces listes nous apprennent sur la composition des ateliers par les proportions de créoles et de bossales, sur les origines africaines de ces derniers, sur les emplois, la démographie (mortalités et naissances, enfants…), l’état sanitaire (maladies courantes, accidents, suicides...), les forces de travail (rendement, surmenage...), la qualité de vie (maltraitance, malnutrition...), les résistances (mention des marrons)…, et même assez souvent sur certains aspects psychologiques...

Au contrainte de ces observations « de terrain » fournies par les gérants, il est de bon ton de montrer que l’on élève le niveau de réflexion vers la recherche d'une conceptualisation à tout prix à la remorque des Etatsuniens et que l’on sait utiliser pour cela le dernier jargon associé en anglais dans le texte ou en néologisme anglicisant : l'agency des esclaves, pardon, des esclavisés... (mais comment dire, par exemple, que Toussaint Louverture a été « esclavisé » alors qu'il est en sa qualité de créole né esclave avant d’être affranchi ?). Parallèlement, on oublie et on ne veut pas connaître, au nom du recentrage du regard sur les victimes, la longue litanie de noms des abolitionnistes et amis des noirs de Bordeaux et d’Aquitaine, du colon Mallet Bon-Blanc, seul Blanc signataire de l’acte d’indépendance d’Haïti à Alexandre Pétion, premier président de la première république noire du monde, en passant par le précurseur André-Daniel Laffon de Ladebat et Etienne de Polvérel, premier libérateur mondial des Noirs en 17934.

Sur tout cela règne la plus grande confusion intellectuelle et le mépris de la discipline historique, science humaine et sociale qui peut s’appuyer sur des sciences auxiliaires mais n’en est nullement le produit : « l’histoire doit être envisagée comme science sociale, conjuguant l’anthropologie, la sociologie, la philosophie et, peut-être, la psychologie ». Mais alors, pourquoi pas la géographie, la littérature, la généalogie à laquelle Georges Duby a redonné récemment sa juste place après des décennies de mépris affiché ? On prône savamment une « épistémologie de l’histoire radicale...  qui change de ce fait les perceptions des problèmes contemporains tels que le racisme, le trafic des êtres humains, et le capitalisme »... Et l’on doit pour cela – nous dit-on – « réfléchir aux types de contributions et d’engagements – réels et potentiels – des historiens spécialisés dans l’histoire de l’esclavage ». Pour finir, « les historiens ont l’obligation de chercher et d’utiliser les « contrearchives » ainsi que de « recadrer » les archives existantes ». On passe là, en voulant politiser la relation du passé, dans le déni des règles fondamentales de la pratique historique que sont la distanciation de l’auteur et la pluralité de perspectives dans l’analyse critique des sources, leur interprétation respectueuse d’une volonté d’objectivité et l’écriture du récit qui en résulte. On ne peut alors que se souvenir d’avoir déjà donné dans des dérives politisées de ce genre avec le matérialisme dialectique issu du militantisme stalinien de l’école jacobino-marxiste qui pèse encore lourdement dans son analyse manichéenne en termes de lutte des classes sur l’historiographie française après l’avoir confisquée, en Sorbonne notamment, de la fin du 19e siècle au début des années soixante… C’est pourquoi, l’on n’hésitera pas à voir dans ce dernier sursaut désespéré de l’histoire radicale la manifestation d’un état d’esprit propre à des temps révolus, plus révisionniste que progressiste. Aujourd’hui, c’est une sorte de chronocentrisme mémoricide qui prend le relais au gré de l’actualité la plus éphémère et s’érige en juge du passé au nom d’une omniprésente bien-pensance « républicaine » complaisamment relayée par les médias. Dans un tel contexte, il faut à toute victime un coupable. La ville des libertés devient celle du crime raciste.

   

1Voir Jacques de Cauna, L’Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique, XVIIe-XVIIIe s.), Biarritz, Ed. Atlantica, 1998.

2 Eric Saugéra, Bordeaux port négrier, XVIIe-XVIIIe siècles, Biarritz, J& D Editions, Paris, Karthala, 1995, p. 20-26.

3 Voir Jacques de Cauna, Polvérel et Sonthonax, deux voies pour l’abolition de l’esclavage, RFHOM, t. 84 (1997°, n° 316, p. 47 à 53, en ligne sur Persée. Et Jacques de Cauna, Haïti, l’éternelle Révolution, Ed. Deschamps, Port-au-Prince (Haïti), 1997, réédit. 2009, Moneine, PRNG.

4 Jacques de Cauna, « Rapport au Comité de réflexion sur la traite des Noirs à Bordeaux », 10 mai 2006, publié dans Fleuriau, La Rochelle et l’esclavage. Trente-cinq ans de mémoire et d’histoire, Les Indes Savantes, 2015, p. 225-240.

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