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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Grands hommes de couleur bordelais et aquitains oubliés

8 Septembre 2020, 15:01pm

Publié par jdecauna

Le président Pétion et le colonel Montbrun

Le président Pétion et le colonel Montbrun

Deux grands Bordelais de couleur oubliés : Montbrun et Pétion (fin 18e-début 19e s.)

par Jacques de Cauna, extrait des actes du 134e congrès annuel du CTHS Célèbres et Obscurs, Bordeaux, 16-25 avril 2009 publiés dans Figures d’Aquitaine, de la célébrité à l’oubli (dir. François Bart et Bernard Gallinato-Contino) CTHS, P.U. Bordeaux, 2014, p. 39-64.

L’oubli qui a longtemps régné, notamment en matière d’histoire des familles, sur l’importance des relations entre Bordeaux et l’ancienne colonie de Saint-Domingue a entraîné celui de nombreuses figures de premier plan d’une histoire transatlantique commune de près de trois siècles, des premiers aventuriers aux derniers colons. Ce défaut de mémoire est encore plus sensible pour ce qui est des hommes de couleur, pris dans un entre-deux identitaire peu propice aux reconnaissances formelles et à l’institutionnalisation mémorielle. Plusieurs ont pourtant connu des parcours de réussite tout à fait remarquables, que ce soit à Saint-Domingue, ou après l’indépendance en France ou en Haïti, selon leurs choix identitaires. Deux d’entre eux, particulièrement reconnus et distingués en leur temps, méritent – à des degrés différents mais similaires, par l’importance de leur action, leurs destinées diamétralement opposées et les positions de pouvoir de premier plan auxquelles ils parvinrent chacun, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique – d’être tirés de l’abolitio nominis dans lequel ils restent tenus dans leur ville d’origine. Ils ont connus dans l’histoire d’Haïti sous les noms de « colonel Montbrun » et de « président Pétion ».

Une élite aquitaine de couleur : deux mulâtres dominguois parmi tant d’autres 

Nous ne reviendrons pas sur l’origine, le statut et les principales caractéristiques bien connues de ce que l’on appelait la « classe intermédiaire » des « Libres de couleur », mais seulement sur quelques aspects utiles à notre présente étude. Rappelons simplement que les Libres de couleur sont pour les deux tiers des mulâtres et pour un tiers des noirs.

Contrairement aux plus anciennes colonies comme la Martinique, où ils sont deux fois moins que les Blancs, la Guadeloupe (quatre fois moins), et la Guyane (460 seulement en 1789)1, ils sont très nombreux à Saint-Domingue où ils rivalisent en nombre et peut-être même dépassent de cinquante pour cent les Blancs (56 666 pour 46 000 Blancs et 709 642 esclaves, selon Madiou2), surtout dans le Sud où l’on estime les unions mixtes à plus de 20% des mariages officiels3, M. de La Rochalard notant, par exemple, à l’inspection de la milice de Jacmel en 1731, que « presque tous les habitants sont mulâtres ou en descendent »4. La dynamique naturelle liée à la plus grande liberté de mœurs et au manque de femme blanche joue en leur faveur. On voit même des gentilshommes, au nombre d’environ 300 selon Hilliard d'Auberteuil, épouser des mulâtresses5.

Globalement, au-delà des cas individuels, ils sont aussi économiquement très puissants dans la Grande Île où leur situation matérielle, fréquemment assurée par leurs pères blancs, est assez souvent bien établie. Une partie d'entre eux forme une véritable aristocratie parfois très riche de petits ou moyens propriétaires d'habitations, qui se vante en 1790 selon son représentant Julien Raimond d’être propriétaire du tiers des terres et du quart des esclaves. Ils sont surtout présents sur les terres neuves du front pionnier caféier dans les mornes où leurs alliances avec les Petits-Blancs mésalliés créent l'embryon d'une nouvelle société a-raciale qui leur permet de « faire oublier le vice de leur naissance » selon un administrateur qui se plaint en 1755 que

cette espèce d'homme commence à remplir la colonie... l'emportant souvent sur les Blancs par l'opulence et la richesse6.

La plupart des autres forment une classe moyenne d'artisans, ouvriers, pêcheurs, chasseurs, marchands ou domestiques qui, tous, vivent à peu de choses près comme des Blancs, à fortune égale, et restent très proches de leurs origines régionales françaises. On voit encore ainsi par exemple en 1841 à Jérémie, la « ville des poètes » haïtienne,

une belle population de couleur d’origine basque en grande partie [qui] s’y adonnait au commerce et en tirait de gros bénéfices lesquels étaient employés à donner de l’éducation aux enfants et se bâtir des demeures propres et confortables7.

Ils constituent, en fait, l'un des éléments les plus dynamiques et les mieux adaptés de la population dominguoise, « ce qu'il y a de meilleur dans la colonie », se laisse même aller à dire un gouverneur dans un moment de sincérité ou de découragement8.

Au moment des troubles ils auront déjà leurs héros et leur grands leurs grands chefs militaires, les Rigaud, Bauvais, Villate, Pinchinat…, formés très jeunes pour la plupart à l’école de la milice ou de la maréchaussée, et surtout, de la guerre d’Indépendance américaine dans la Légion des Chasseurs Volontaires de Saint-Domingue levée par l’amiral d’Estaing qui s’illustra notamment à Savannah, et très vite, dès février 1791, leurs martyrs, Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavannes, roués vifs sur la place du Cap le 25 février 1792 après leur rébellion armée contre les Blancs pour les droits civiques, mais aussi leur porte-parole, Julien Raimond, et en France le soutien actif de puissants personnages tels Charles de Rohan-Chabot, comte de Jarnac, ou l’avocat Dejoly, Brissot, et même le gouverneur Bellecombe ou le maréchal duc de Castries, leur ministre.

Dans une société où la règle est que « l’enfant suit le ventre », le rejet de la mère noire ou de couleur s’accompagne pour eux de l’appropriation de valeurs régionales traditionnelles qu’ils partagent avec leurs pères blancs, transportées au delà des mers, qui durent être à la base de l'ascension de plus d'une famille de couleur d’origine paternelle aquitaine.

L'évolution, à la seconde génération, de la famille « de couleur », « mulâtre », ou « de sang-mêlé », comme on disait alors, constituée dans le sud de Saint-Domingue par le « Petit-Blanc » landais Pierre Raimond est tout à fait représentative. Deux des filles, éduquées en France se marient dans la noblesse et la bourgeoisie toulousaine et aquitaine et les fils se partagent les nombreuses plantations de l’héritage familial accrues des acquêts par mariages et remariages avec de proches cousines de couleur, parfois même possessionnées en seigneuries en France comme c’est le cas pour Julien dont la seconde épouse, Françoise Dasmart-Challe lui apporte la seigneurie de La Poussarderie en Charente.

Il n'est pas fortuit qu'outre Raimond, plusieurs autres grands leaders historiques des hommes de couleur aient eu un fort lien avec la métropole bordelaise et sa région9 : Vincent Ogé, premier martyr de leur cause (ainsi que ses sœurs Angélique et Françoise), et le général André Rigaud, l'adversaire acharné du pouvoir noir de Toussaint et futur président de l'Etat du Sud sécessionniste, y avaient été élevés. Tous deux avaient étés envoyés à Bordeaux très jeunes, à peine âgés d'une dizaine d'années, pour y apprendre le métier d'orfèvre-joaillier, fort prisé des gens de couleur du meilleur monde, et lorsque Ogé rentrera clandestinement à Saint-Domingue pour y lancer la révolte des hommes de couleur, il le fera sous le nom de Poissac emprunté à un conseiller du Parlement de Bordeaux, le Périgourdin Jaucen de Poissac, propriétaire de l'hôtel du même nom (aujourd'hui Rectorat), cours d'Albret. Il faudrait y ajouter, outre Montbrun et Pétion, le successeur de ce dernier, le général-président Jean-Pierre Boyer, négociateur de l'indépendance avec Charles V, dont la mère, Marie-Françoise ira mourir à Pau ; ou encore Pierre Pinchinat, élevé à Toulouse qui deviendra député au Cinq-Cents et mourra de misère à Paris ; Martial Besse, né d'un père Périgourdin, enrôlé dans le Royal-Auvergne, nommé général de brigade par le peuple de Paris à la prise de la Bastille, défenseur de la Convention sous les ordres de Bonaparte aux journées de Vendémiaire, plus tard relégué au Fort de Joux avec Toussaint et Rigaud et finalement comte et maréchal du Royaume de Christophe dans le Nord d'Haïti ; ou encore le général Villatte, qui avait de la famille à Bordeaux (secourue jusqu'à la fin du XIXe siècle), renvoyé par Toussaint en juillet 1796 après sa tentative de coup d'état au Cap et détenu à Bayonne avant de mourir à Saint-Domingue en 1802 ; ou encore Jérôme-Maximilien Borgella, fils du planteur bigourdan, quarteron qui succéda à Rigaud à la tête de l'Etat du Sud et reçut Bolivar en 1815 dans son palais de l'habitation Custine en plaine de Cavaillon ; ou bien Jean-Pierre Dartiguenave, dit Batichon, général de brigade assassiné par ordre de Christophe en 1807..., et beaucoup d'autres encore, plus anonymes, qui se signalèrent dans la guerre d'Indépendance ou aux côtés de Toussaint où ils étaient très nombreux, tels Blanc Casenave, premier lieutenant de Toussaint mort, dit-on étouffé de colère sans sa prison, Cazes, Baradat, Pescay, Gayot, Pesquidoux, commandant d'Ennery, l'ultime refuge de Toussaint, Gabart dit « le Vaillant », héros de la bataille de Vertières, le brillant officier de cavalerie Morisset d'origine charentaise, les Rochelais Fleuriau-Mandron et Sabourin (en réalité blanc créole), Benjamin Ogé, aide-de-camp de Montbrun, fils de Marie-Thérèse Leremboure..., sans oublier l'étonnant Charles-Guillaume Castaing, à l'origine d'une famille anoblie sous l'Empire (fils de Guillaume, petit-blanc établi dans la paroisse Sainte-Rose de la Grande-Rivière de Léogane et de l'esclave noire Catherine Champi) qui, après s'être battu aux côtés de Sonthonax contre les Anglais, épouse à Paris en secondes noces en 1797 – après un premier mariage avec une demoiselle Laporte, créole – Marie-Françoise de Beauharnais, belle-soeur de Joséphine, divorcée du marquis François VIII, union qui lui attira cette réaction de Bonaparte : « Evitez tout éclat. Gardez le silence. Il eût mieux valu sans doute ne point l'épouser ; mais puisque c'est fait, gardez-le ! »10

Comment s'étonner dans ces conditions que Bordeaux ait proposé à la Constituante d'envoyer dans la colonie une partie de sa Garde Nationale pour y faire respecter le décret du 15 mai 1791 en faveur des hommes de couleur, ce qui faillit provoquer le massacre par la populace blanche des villes de tous les Bordelais du Cap et de Port-au-Prince ? Julien Raimond saura s'en souvenir lorsqu'il citera Bordeaux en exemple à ses frères de Saint-Domingue :

Voyez avec quelle ardeur patriotique les Bordelais abjurant les anciens préjugés, ont secondé la révolution qui s'est faite dans les idées ; avec quel zèle ils cherchent à maintenir vos droits. Que leur sainte humanité couvre d'un voile ceux de leurs Frères qui voulaient nous condamner à l'ignominie ! 11.

La voix du coeur rejoignait ici celle de la raison. Elle ne fut malheureusement pas écoutée. Deux personnages majeurs nous serviront ici de fil conducteur à travers leurs destinées très différentes : les quarterons Hugues Montbrun, héros de la lutte pour les droits civiques, né à Aquin mais élevé à Bordeaux, et Alexandre Pétion, héros de la guerre d'Indépendance et premier président de la République d'Haïti, fils d’un colon bordelais du Port-au-Prince.

1 Pierre Pluchon, Histoire des Antilles et de la Guyane, Toulouse, Privat, p. 174.

2 Thomas Madiou fils, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, J. Courtois, 1847-1848, 3 vol., Ed. Deshamps, 1989, 7 vol., I, 41. Ces chiffres qui peuvent paraître élevés, prennent en compte les fraudes à la capitation et non-déclarations d’enfants et vieillards.

3 Jacques Houdaille, Trois paroisses de Saint-Domingue au XVIIIe siècle, Population, n°1, 1963, p. 93-110.

4 Pierre de Vaissière, Saint-Domingue. La société et la vie créole sous l’Ancien Régime (1629-1789), Paris, Perrin, 1909, p. 75 et 216 sq.

5 M.H.D. [Hilliard d'Auberteuil], Considérations sur l’état présent de la colonie française de Saint-Domingue. Ouvrage politique et législatif présenté au Ministre de la Marine, Paris, Grangé, 1776, II, 79.

6 Archives Nationales, Colonies [A.N. Col.], F3 144.

7 Dr Catts Pressoir, Le protestantisme haïtien, Port-au-Prince, Société biblique et des livres religieux d’Haïti, 1945, vol. I, p. 189. Le Dr Pressoir évoque notamment la famille de l’ancien corsaire bayonnais Sansaricq, à l’origine de nombreuses familles jérémiennes de ce nom (dont celle du célèbre opposant à Duvalier) et d’autres par le mariage de sa fille Clorinde Sansaricq et d’Alain Clérié d’où provinrent trois fils et treize filles (p. 190).

8 Réflexion du gouverneur de Fayet rapportée par G. Debien dans son Essai sur le Club Massiac.

9 Jacques de Cauna, L'Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d'Amérique (17e-18e s.), Biarritz, Atlantica, 1998.

10 Eric Noël, Le sang noir des Castaing ou l'insolite ascension d'une famille (milieu XVIIIe-fin XIXe siècles), Pessac, Bulletin du Centre d’Histoire des Espaces Atlantiques [BCHEA], 7, 1995, p.171-182.

11 « Lettres des Commissaires des Citoyens de couleur en France à leurs frères et commettants dans les isles françaises, signées Raimond l'aîné, Fleury, Honoré Saint-Albert, Dusoulchay, de Saint-Réal », La Révolution française et l'abolition de l'esclavage, t. XI, Paris, 1968.

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