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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Le dilemme identitaire : rester français ou devenir haïtien (Grands Hommes de couleur... suite)

8 Octobre 2020, 17:06pm

Publié par jdecauna

Le dilemme identitaire : rester français ou devenir haïtien (Grands Hommes de couleur... suite)

Famille, jeunesse, éducation

Les deux personnages sont donc quasiment contemporains et se sont côtoyés. Mais Pétion étant le cadet de Montbrun de 14 ans, il n’est pas indifférent de noter que Montbrun est en 1792, date de son arrivée à Saint-Domingue où il va vite jouer un rôle de premier plan, un homme mûr déjà âgé de 36 ans, à une époque où Pétion n’est encore qu’un tout jeune homme de 22 ans qui fait d’ailleurs ses premières armes dans la Légion de l’Egalité de l’Ouest commandée par le même Montbrun. Cependant, dans ces temps troublés où les bouleversements s’enchaînent rapidement, la cadence accélérée des promotions de la période révolutionnaire va très vite entraîner une réduction de l’écart se traduisant par un rattrapage de grade qui amène Pétion au rang de chef de bataillon en 1794, à peine un an après Montbrun. C’est, d’ailleurs, au-delà de l’origine bordelaise, dans leur parcours de réussite par la voie militaire que l’on trouve le premier grand point fort de similitude entre les deux hommes. Pour autant, l’amalgame militaire (des couleurs et des conditions) qui devrait être en principe le moteur de l’intégration des hommes de couleur dans ces armées révolutionnaires ne joue finalement que de manière suffisamment complexe et arbitraire pour aboutir à des résultats très différents. On sait que pour bon nombre d’officiers de couleur, dont certains avaient fait leurs premières armes dans la célèbre Légion des Chasseurs Volontaires de Saint-Domingue levée par l’amiral d’Estaing, le parcours s’achève après 1802 par des déportations dans les bagnes de Corse et de l’île d’Aix lorsqu’il n’ont pas été tués ou ne sont pas passés dans l’armée indigène. Montbrun et Pétion y échappent différemment : le premier, parce qu’il est rappelé en métropole en 1794, bien avant les événements de la guerre d’indépendance provoquée par l’arrivée de l’expédition Leclerc ; le second parce qu’il choisit son camp, l’un des tout premiers d’ailleurs parmi les officiers noirs et de couleur, en ralliant les troupes de l’armée insurrectionnelle indigène.

C’est sans doute dans la différence des conditions à l’origine et les événements familiaux de la jeunesse qu’il faut chercher le germe de choix identitaires différents.

On ne sait pratiquement rien du père de Pétion, André-Pascal Sabès, bourgeois, né vers 1702 dans la paroisse de Sainte-Croix de Bordeaux et décédé le 6 décembre 1789 à Port-au-Prince où il était devenu négociant propriétaire d’une maison bien identifiée au Port-au-Prince, celle dans laquelle est né Pétion. Il avait un frère cadet, François Sabès, négociant à Bordeaux, marié à Léonne Drouillard le 19 décembre 1772, et l’on trouve également Arnaud-Louis Sabès et son fils Pierre, propriétaires d’une maison et magasin estimés 100 000 livres à Port-au-Prince, à l’angle de la place Royale et de la place Vallière, dont avaient hérité également deux autres frères Mathieu et Jean-François Sabès1. Mais on doit remarquer également que le nom de Sabès est présent parmi ceux des officiers de l’expédition Leclerc en la personne d’un adjudant-général de ce nom envoyé comme émissaire avec le capitaine de corvette Gémon à Dessalines qui les retint prisonnier et dont certains historiens ont cru qu’il s’agissait de Pétion lui-même, également recruté dans l’encadrement de cette expédition. Plutôt qu’une simple homonymie, ce nom de Sabès doit-il nous amener à penser qu’il s’agit d’un proche parent de Pétion engagé dans la même entreprise que lui ? Le personnage en question, dont nous avons pu retrouver la trace à la date du 5 août 1803 dans des papiers de famille conservées en Louisiane, se prénommait Pascal et ne peut être son père, déjà décédé, mais sans doute un proche parent puisqu’originaire lui aussi originaire de Bordeaux. Il était adjudant-commandant dans la division du général Boudet au Cap, à qui il recommande l’officier chef d’escadron Saint-Gême qui doit partir pour la France2. On notera en passant qu’on trouve à la même époque en Guadeloupe un Henry Sabès, mulâtre, commandant une batterie prise par le général Boudet en 1802 à l’époque de l’expédition de Richepanse.

Pétion avait une sœur, Suzanne, alias Sanite Sabès qui, de son mariage, eut Mérovée et Antoine Pierroux. Il eut aussi deux filles de son union bien connue en 1804 avec la belle Joutte Lachenais, veuve de Marc-Joseph Lefèvre de Laraque, marquis de Mercoeur, et qui se remaria avec son successeur, le président Jean-Pierre Boyer. Ces deux filles eurent aussi une postérité dans de nombreuses familles haïtiennes qui, selon la tradition du pays, adoptèrent et conservèrent en hommage à l’illustre aïeul, parmi les prénoms de leurs enfants, celui de Pétion.

Pour Hugues Montbrun, un point particulier de la biographie attire l’attention : il aurait embrassé la carrière des armes grâce à sa fortune que l’on disait considérable. Une telle formulation implique qu’il aurait pu disposer jeune de cette fortune et qu’elle aurait donc été d’origine familiale et non personnelle. Il serait intéressant de pouvoir confirmer par des documents si elle avait sa source aux îles ou dans le Bordelais dans la mesure où l’on ne sait pratiquement rien de ses parents, sinon qu’ils devaient être colons de Saint-Domingue, sa mère au moins, puisqu’il est né à Aquin.

Il est dit en effet fils aîné de « noble Vincent Brisset de Montbrun » (famille dont on n’a pu retrouver la trace) et de Marie-Thérèse Morino, veuve de Claude Leclère (alias Leclert ou Leclerc), dont la postérité de ce premier mariage se fit dans les familles Paynaud-Dessouches, Huet Blanchetterie, Sévène et Lacouture, ces deux dernière présentes à Bordeaux et toutes indemnisées en 1831 comme héritières ayant-droit de l’indigoterie et cotonnerie Lalanne à Aquin (estimée 102 600 Livres)3. Là réside un premier mystère : pour qu’Hugues Montbrun soit considéré comme mulâtre, malgré sa couleur qui ne le distinguait en rien du Blanc comme en atteste son portrait en perruque, il faut absolument, soit que sa mère soit mulâtresse (ou mésalliée par son premier mariage, ce qui paraît plus improbable), soit que lui-même se soit mésallié, et donc par conséquent, que la couleur viennent du côté de son épouse de Pomarède, ce qui paraît encore plus difficile à imaginer, même si elle était fille d’un colon.

Il avait en effet épousé avant 1784 à Bordeaux, où il était sans doute venu très jeune faire ses études, Radegonde-Angélique Borie de Pomarède, fille de Jacques de Borie, seigneur de Haut-Pomarède, et d’Elisabeth Talbot, dont il eut au moins un fils, Joseph Montbrun de Pomarède, baptisé à Castres le 24 décembre 1784, qui eut sans doute une postérité puisque nous avons appris qu’une descendante de Montbrun était venue récemment visiter le domaine de Haut-Pomarède, « château » toujours existant sous ce nom et réputé pour son vin de l’appellation des Graves de Pessac-Léognan. Jacques de Borie, écuyer, seigneur de Haut-Pomarède, « habitant » (c’est-à-dire propriétaire d’une grande plantation, une indigoterie en l’occurrence) d’Aquin, était lui-même fils de Pierre de Borie et de Marie-Rose Ribail. Cette famille est également connue grâce aux registres d’enregistrement des actes de domesticité des nobles girondins4, par les alliances de Jean et de Simon-Pierre Borie Pomarède dont il ne résulta qu’une fille5, et surtout par les  preuves de noblesse faites en 1775 par Alexandre Borie de Pomarède pour être reçu à La Flèche6. Elle est de très ancienne noblesse à Castres-Gironde où son château originel, avec douves et parties médiévales, parfois appelé Pomarède-de-Bas, est toujours occupé par une famille noble descendant des Borie par les femmes. C’est de là qu’a été démembré le Haut-Pomarède, simple domaine avec maison de maître, au profit d’une branche cadette, celle passée à Saint-Domingue, dont est issue l’épouse de Montbrun. Ce dernier y a laissé sa trace sous la forme d’une cloche marquée « Montbrun de Pomarède, 1811 ». Il semble bien difficile d’imaginer qu’un des ascendants de cette famille de planteurs du sud de Saint-Domingue dont la branche aînée réside, pour la plupart de ses membres dans le château familial de Castres se soit mésallié, et que par conséquent, il faille s’en tenir plutôt à la mère du colonel pour retrouver l’ascendance de couleur.

Une chose est certaine, c’est que la fortune de Montbrun ne vient pas de ce domaine que l’on connaît bien, notamment par la description qu’il en donne lui-même dans une pétition signée « Sévène, chargé de pouvoir du citoyen Montbrun » visant à réduire sa contribution à l’impôt de cent millions en l’an VII7. Domicilié à cette époque au 36 rue du Loup à Bordeaux, il fait valoir que « le domaine appelé Pomarède de Haut, canton et commune de Castres », qui a payé 735 livres d’impôt en l’an V, appartient « pour la plus grande partie […] à la citoyenne Talbot, veuve de Pierre Borie Pomarède [et que lui-même] n’en a que l’usufruit pour une ferme annuelle de 3 000 Livres » au terme d’une transaction privée passée à Bordeaux par devant le notaire Maillères le 29 novembre 1787 « tant en son nom qu’en qualité de mari de Radegonde-Angélique Borie Pomarède ». Ses propriétés en propre sur ce domaine, dont il estime qu’« il s’en faut bien qu’elles payent 300 livres d’imposition », consistent seulement en 9 journaux de prairie acquis du sieur Lagoanère, 26 journaux de terrain en bois et bruyère, achetés du citoyen Avril sur lesquels restent dus 2 400 Livres à 5% d’intérêt l’an, 4 journaux de vigne et bois appelés de l’Eglise et 2 journaux de vigne avec une chambre et un parc attenant au lieu appelé Faurès, site de l’actuel château.

Quant à son « domaine d’Issan, commune de Cantenac et Margaux en Médoc », il est aussi décrit très précisément dans le contrat de mariage de sa nièce où il figure comme caution et consiste en 1818 en « maison de maître, chai, cuvier et autres bâtiments, jardin et vignes, appartenances et dépendances »8. On ne voit finalement dans ces biens girondins, essentiellement viticoles, que ceux d’une honnête aisance bourgeoise commune au pays et bien loin des énormes fortunes dominguoises.

Quoi qu’il en soit, Hugues Montbrun est cité dans le Catalogue des Gentilshommes de Guyenne qui ont pris part aux Assemblées de la noblesse pour l’élection des députés aux États généraux de 1789 (après son mariage donc) avec les qualifications suivantes : « Hugues, chevalier de Montbrun la [sic] Pomarède, seigneur de Pomarède [c’est une approximation] et Pitresmont »9, ce qui a priori ne devrait laisser aucun doute sur son état et nous ouvre des horizons inattendus sur la possibilité d’existence d’une noblesse française de couleur dont on pourrait trouver d’autres exemples, même s’ils sont extrêmement rares. En principe, le préjugé rejetait dans la classe des Mulâtres tout Blanc – fût-il noble – qui aurait eu la témérité d’officialiser par mariage sa liaison avec une compagne de couleur comme l’indique clairement l’intendant de Boynes à propos du marquis de Laage qui avait épousé à Bordeaux une sang-mêlé et devait par conséquent être relevé de sa charge de capitaine des dragons-milices de la Légion de Saint-Domingue, ne pouvant absolument « reprendre son service, puisque ces sortes d’alliances laissent aux Blancs une tâche ineffaçable ». Mais il est bien clair ici qu’il s’agit de lui interdire de reprendre son service aux Îles. Il semblerait qu’en France le préjugé n’ait pas connu la même virulence qu’aux Îles et que certains, nobles ou bourgeois en voie d’anoblissement, n’aient pas hésité à courir le risque d'infamie qui s'attache à la mésalliance, comme le Landais de Pons, notoirement marié à une mulâtresse, ou Jacques Truttié, seigneur de Vaucresson qui obtint, malgré tout, l'enregistrement de ses lettres de Secrétaire du Roi à Aix-en-Provence, pendant que des mulâtres mariaient leurs filles, telle Anne-Marie Dubreuil, à des colons blancs ou épousaient des filles de notables comme cela se fit dans la famille des négociants bordelais des Draveman. La plupart de ces mulâtres aisés, surtout lorsqu'ils étaient clairs, pouvaient en fait passer inaperçus dans l'indifférence générale en France, l'opinion publique gardant en tête l'idée préconçue qu'une couleur de peau un peu cuivrée est toute naturelle chez un créole. Le rejet d’ailleurs ne s’appliquait pas aux alliances avec des Indiennes, réputées à l’origine « sauvagesses libres », comme le montre le cas, à rapprocher de celui du marquis de Laage, du métis Chapuizet de Guériné qui, pour conserver son rang dans la milice, gagna un procès devant le Conseil Supérieur du Cap en prouvant que son aïeule de couleur était en fait une Indienne10. On ne peut toutefois écarter, pour Montbrun, une autre interprétation possible de cette réception aux Etats de 1789 dans l’ordre de la noblesse : celle qui tiendrait à l’affaiblissement du principe nobiliaire à cette époque où apparaissent de nombreux bourgeois et officiers civils divers vivement noblement et bénéficiaires du relâchement de généalogistes royaux devenus sensibles à d’autres arguments que l’ancienneté d’extraction.

L’examen des rares éléments familiaux que l’on connaisse avec quelque certitude n’apporte pas grand chose de plus. On est certain que Montbrun avait au moins un frère, Joseph de Montbrun des Halliers11, nom de terre tiré de l’habitation établie en cotonnerie, indigoterie et place à vivres connue sous le nom des Grands-Halliers à Aquin, qu’ils possédaient ensemble, d’une valeur estimée de 76 637 Livres, démembrée de celle, du même type et voisine, la grande habitation Montbrun d’une valeur de 370 589 Livres, possédée par leurs parents Vincent Brisset de Montbrun et Marie-Thérèse Morino12. Marié à Barbe Senet, fille de Daisy Blanc, Joseph de Montbrun eut une postérité par une fille dans la famille de Lavergne Delage. C’est cette « habitation des Grands Alliés [sic, pour Halliers], paroisse d’Aquin, juridiction de Saint-Louis », dont on trouve trace dans le notariat bordelais sous la forme d’un bail à ferme du 14 novembre 1785 concédé pour neuf ans par « Hugues de Montbrun des Halliers [sic], habitant de Saint-Domingue et de Bordeaux » pour 12 000 livres l’an à Antoine Geoffroy, ancien négociant de Saint-Domingue13. On voit par là qu’Hugues Montbrun ne prenait pas encore alors le nom de Pomarède mais que, selon la coutume antillaise, il ornait déjà son patronyme d’un nom de terre d’apparence noble. Quant à son frère, on le trouve en 1818 au mariage de sa fille qualifié comme lui de « Messire » Joseph de Montbrun et propriétaire à La Libarde, canton de Bourg, sans doute par son épouse Barbe Sénet, du « domaine appelé de Poyanne […], consistant en maison de maître, chai, cuvier et autres bâtisses, jardin, terre labourable, vignes en plein et en jouissance, prairie, codriers, ornières, aubarèdes, bois et taillis et de haute futaie, et autre nature de fonds, appartenances et dépendances »14. Les deux frères apparaissent également en 1831 dans l’Etat de l’Indemnité de Saint-Domingue comme héritiers ayant-droit d’une maison de plus de 10 533 livres sise dans la Grand-Rue du bourg d’Aquin et appartenant anciennement à leur mère Marie-Thérèse Morino et à Jacques-Joseph Challe15, nom qui nous renvoie au milieu des gens de couleur d’Aquin et de Bainet, et plus particulièrement, avec une possible parenté, à la famille de Julien Raimond puisqu’il est en partie celui de sa seconde épouse, Françoise Dasmart-Challe – mulâtresse libre, fille naturelle du colon Pierre Dasmart, riche planteur d’Aquin, prpriétaire de plusieurs indigoteries et cotonneries, et de sa négresse esclave, Julie – qui avait apporté 61 000 livres de dot à son premier mari, l’émigrant rochelais Jacques Challes, retiré en France où il était mort dans l’opulence après avoir eu de ce mariage une fille, quarteronne, Louise-Françoise Challe, mariée en 1784 à François Raimond, le dernier frère de Julien, à qui elle avait apporté une grande cotonnerie de 145 000 livres à Aquin et une belle dot qui lui permit de racheter les parts de ses frères et sœurs et sœurs dans la plantation maternelle de Bainet. On sait aussi que c’est par ce second mariage avec Françoise Dasmart-Challe que Julien Raimond était devenu propriétaire en France de biens importants dans la région de Mauzé, dont la seigneurie de La Poussarderie (Deux-Sèvres) estimée 115 000 livres16. On voit bien là l’origine d’une de ces grosses fortunes en plantations de la frange supérieure des Libres de couleur à laquelle appartenait sans doute Marie-Thérèse Morino.

On retiendra pour finir qu’Hugues Montbrun épouse à nouveau en secondes noces vers 1792 dans le milieu aristocratique en la personne de Marie-Thérèse Roux de Labroge. Ces mariages successifs paraissent bien comme la clé d’une forme d’ascension sociale fréquente à l’époque, qui est marqué par l’accès aux fortunes terriennes et aux qualifications nobiliaires. Elle s’appuie ici sur une incontestable fortune antillaise sans doute constituée elle aussi par mariage dans la mesure où l’on peut raisonnablement supposer que son père s’était enrichi comme lui par ce biais, en l’occurrence non en épousant une demoiselle de la noblesse bordelaise mais une riche veuve créole. La promotion se fait ensuite « au mérite » par la voie de la carrière militaire, commune à la fois aux gens de couleur et à la période républicaine et bonapartiste.

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M
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