Montaigne et La Boétie, colonialisme et liberté chez deux précurseurs aquitains
Frères de coeur en liberté
Déjà, dès les premières années de ce qu’il est convenu d’appeler la Renaissance (dont la Réforme sera part essentielle), le développement des expéditions maritimes de conquêtes initiées par les Ibériques, Portugais et Espagnols, bientôt suivis par les autres puissances européennes, donnaient à la traite et à l’esclavage une autre dimension, transatlantique, d’autres acteurs et d’autres cibles, Amérindiens et Noirs africains, le motif premier n’étant plus la religion mais bien l’exploitation, au besoin par la déportation, de populations mises en esclavage pour la mise en valeur économique des nouvelles colonies américaines.
On ne reviendra pas sur la fameuse Controverse de Valladolid illustrée par les arguments de Las Casas qui en font à la fois le sauveur des Indiens et le bourreau des Noirs appelés à les remplacer. Le fait de savoir si les uns ou les autres ont une âme devient vite secondaire face à l’exigence économique. En même temps que la question de l’esclavage prend une autre dimension spatiale, c’est davantage sur son corollaire qu’est la question coloniale, voire pour certains sur la question politique de l’exercice du pouvoir et celle plus philosophique de la nature humaine que vont se focaliser les réflexions des penseurs humanistes de l’époque.
On peut ainsi saluer la méritoire lucidité et même la modernité de Montaigne, qu’on pourrait qualifier avant l’heure d’anti-colonialiste, dans le fameux chapitre des Essais intitulé « Des coches », lorsqu’il s’indigne de la dévastation par les conquérants européens d’un « monde enfant » qu’il idéalise quelque peu, sans devoir obligatoirement voir pour cela en lui un anti-esclavagiste avant la lettre :
« Qui mit jamais à tel prix le service de la mercadence [du commerce] et du trafic ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! mécaniques victoires. Jamais l'ambition, jamais les inimitiés publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à si horribles hostilités et calamités si misérables ».
Surtout lorsqu’il ajoute :
« Que n’est tombée sous Alexandre ou sous ces anciens Grecs ou Romains une aussi noble conquête, et une si grande mutation et altération de tant d’empires et de peuples, sous des mains qui eussent doucement poli et défriché ce qu’il y avait de sauvage, et eussent conforté et promu les bonnes semences que nature y avait produites, mêlant non seulement à la culture des terres et ornement des villes les arts de deça, en tant qu’il y eussent été nécessaires, mais aussi mêlant les vertus grecques et romaines aux originelles du pays ».
On est en droit de s’étonner aujourd’hui de la référence à ces civilisations antiques qui, elles-mêmes, loin de vouloir détruire l’esclavage, le pratiquaient à grande échelle. Mais, ce que veut dénoncer d’abord Montaigne dans ce chapitre – et il fut l’un des rares à le faire avec Jean Bodin et Juste Lipse – ce n’est pas l’esclavage mais les crimes, et accessoirement l’absurdité – de la conquête espagnole au point que « plusieurs des chefs ont été punis à mort, sur les lieux de leur conquête, par ordonnance des Rois de Castille, justement offensés de l’horreur de leurs déportements » :
« ils mirent brûler pour un coup, en même feu, quatre cent soixante hommes tout vifs […] une boucherie, comme sur des bêtes sauvages, universelle, autant que le fer et le feu y ont pu atteindre, n’en ayant conservé par leur dessein qu’autant qu’ils en ont voulu faire de misérables esclaves [souligné par nous] pour l’ouvrage et service de leurs minières »1.
C’est dans ce chapitre, le seul endroit où le terme « esclaves » apparaît. Et la lecture du chapitre De la Modération ne vient pas plaider en la faveur de « l’usage », commun d’ailleurs à toutes les religions, du « massacre et de l’homicide » par les naturels de « ces nouvelles terres découvertes en notre âge, pures et encore vierges aux yeux des nôtres » : « toutes leurs idoles s’abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d’horribles cruautés ». N’ont-ils pas sacrifié « cinquante hommes tout à la fois » dans tel bourg pour célébrer l’arrivée de Cortez, et dans tel autre les messagers ne l’ont-ils pas accueillis par ces mots et présents : « Seigneur, voilà cinq esclaves [souligné par nous] ; si tu es un dieu fier qui te paisses de chair et de sang, mange-les et nous t’en aimerons davantage » 2?
C’est tout l’objet du fameux chapitre chapitre « Des cannibales », inspiré par la présence à ses côtés d’« un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a été découvert en notre siècle, en l’endroit où Villegagnon prit terre, qu’il surnomma la France antarctique » [la baie de Guanabara, aujourd’hui Rio de Janeiro, au Brésil], chapitre dans lequel il est inutile de chercher une remise en cause de l’esclavage alors qu’il s’agit simplement de prôner la reconnaissance et le respect de l’altérité en termes de philosophie générale, c’est-à-dire tout simplement la tolérance. Ainsi, ajoute-il, en réponse à l’étonnement des trois « cannibales » présentés au Roi Charles IX à Rouen de voir « tant de grands hommes portant barbe, forts et armés » se soumettre à obéir à un enfant, et d’autres « pleins et gorgés de toutes sortes de commodités » pendant que « leurs « moitiés [semblables] étaient mendiants à leurs portes » :
« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage ».
Quant à l’accusation d’anthropophagie, nos ancêtres assiégés par César en Alésia, ne l’avaient-ils pas pratiquée en mangeant les cors des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat », à l’image d’ailleurs des Vascons comme le rappelle Juvénal cité en latin : « On dit que les Gascons, affamés, prolongèrent leur vie en usant de tels aliments » ?3
Pour être tout à fait complet sur ce point, il est juste de noter que ce que Montaigne admire le plus chez ces « sauvages », c’est leur « ardeur indomptable […] pour la défense de leurs dieux et de leur liberté ; cette généreuse obstination de souffrir toutes extrémités et difficultés, et la mort, plus volontiers que de se soumettre à la domination de ceux de qui ils ont été si honteusement abusés, choisissant plutôt de se laisser défaillir par faim et par jeûne, étant pris, que d’accepter le vivre des mains de leurs ennemis si vilement victorieuses ».
Ces lignes glorifiant la résistance personnelle et collective à l’oppression (ce qu’il nomme « la domination ») rappellent davantage, plus qu’un manifeste anti-esclavagiste, le Discours de la servitude volontaire, ou Contr’un (1553, publié seulement en 1576), de son grand ami, le Sarladais Etienne de La Boétie (1530-1563), prématurément disparu, dans lequel ce dernier, qui fut aussi admis très jeune, deux ans avant l’age légal, conseiller au Parlement de Bordeaux, pose la question de la légitimité de toute autorité sur une population en essayant d’analyser les raisons de la soumission de celle-ci, ou si l’on préfère la nature et les raisons du rapport entre domination et servitude, ou encore, pour faire court : pourquoi obéit-on ?
Ce qui, on en conviendra, ne couvre qu’une partie, si primordiale soit-elle pour les victimes, de la question globale de l’esclavage. Un homme seul, despote ou tyran, ne peut asservir un peuple tout entier si celui-ci ne crée pas lui-même les conditions de son propre asservissement par une sorte d’imbrication pyramidale dans laquelle chacun à sa place respective trouve son intérêt personnel. L’usage, l’habitude, et le contrôle répressif, font le reste. Si en fin de compte il est possible que les hommes aient perdu leur liberté par la contrainte, il n’en reste pas moins étonnant qu’ils ne luttent pas pour regagner leur liberté. La raison en est que ceux qui n’ont jamais connu la liberté sont « accoutumés à la sujétion » et qu’ils ne songent pas à la remettre en cause :
« Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance ».
Or, ils sont bien dénaturés car la servitude est contraire à l’état de nature :
« Ce qu’il y a de clair et d’évident pour tous, et que personne ne saurait nier, c’est que la nature, premier agent de Dieu, […] nous a tous créés et coulés, en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. »
Il s’est produit à un moment de la durée historique, à la naissance de l’État, un accident existentiel tragique, une « malencontre » qui a fait perdre à l’homme « la souvenance de son premier être, et le désir de le reprendre » et « substitué l’amour de la servitude au désir de liberté ».
« La première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude […], la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs et qu'ils sont élevés dans la servitude ».
Un pouvoir autoritaire vient ensuite consacrer cet état de fait en alliant répression (coercition, contrôle social, hiérarchisation...), persuasion (faux espoirs, cupidité, appâts du gain et du pouvoir, complicités...) et diversion (idéologies, passe-temps ludiques, religions, superstitions…), pour aboutir à la dépossession (renonciation, consentement...). Seul remède : « soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ». C’est le principe de la désobéissance civile avant la lettre repris à la Révolution par le célèbre avocat girondin Pierre-Victurnien Vergniaud : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux »
Ce court réquisitoire contre la tyrannie absolutiste rédigé par un tout jeune homme de seize ou dix-huit ans surprend par son érudition et sa profondeur. On a pu voir à juste titre en La Boétie un grand précurseur de la pensée libertaire, et par conséquent de tout ce qui pourrait concerner le progrès des libertés dans le monde. Mais même s’il fut plagié sous la Révolution par Marat sous le titre Les Chaînes de l’esclavage, et s’il est tentant d’appliquer, au-delà du servage européen, au cas des Noirs africains de la traite transatlantique et à leur exploitation dans le système plantationnaire antillais, ce modèle analytique socio-politique très en avance sur son temps, il est difficile d’en faire une manifestation précoce de l’anti-esclavagisme ou un appel à la résistance des esclaves telle qu’elle se manifesta par de nombreuses rébellions, mais aussi, au quotidien par la pratique généralisée de la résistance passive et de l’évitement (forme du marronage). Il serait beaucoup plus approprié d’en faire état pour ce mouvement de désobéissance civique que fut la lutte des Noirs américains pour leurs droits civiques, de la Louisiane à Rosa Parks et Martin Luther King. Quoi qu’il en soit, il reste, bien avant les discours des Lumières, et au-delà, jusqu’à nos jours, comme en témoignent plusieurs écrits qui y font encore référence, l’un des piliers fondamentaux de la réflexion sur la liberté et les moyens d’y parvenir, au premier rang desquels la non-violence4.
1 Michel de Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre 6, Des Coches, Ed., œuvres complètes, Le Seuil, 1978, p. 363-370.
2 Ibid., I, 30, De la modération, p. 96-97.
3 Ibid., I, 31, Des Cannibales, p. 98-102.
4 Voir par exemple : Philippe Coutant, « L’idée libertaire et La Boétie », Libertaire.free.fr, 13 décembre 2000 ; Xavier Bekaert, « Anarchisme et non-violence : La servitude volontaire expliquée par La Boétie », Réfractions, n° 8, 2002 ; Fabio Ciaramelli, « Crise de la démocratie, nature humaine et servitude volontaire », Réfractions, n° 12, 2004...