Un Landais au coeur de l'Indemnité de Saint-Domingue
Pierre Forsans, un Landais au coeur de l’Indemnité de Saint-Domingue
Le sujet de l’Indemnité de Saint-Domingue connaît depuis quelque temps un regain d’intérêt aux Etats-Unis. Il est à penser que cela n’est pas sans liens avec la très actuelle et brûlante question des réparations. A la suite d’interviews accordées au New York Times en mai et décembre 2021, à Catherine Porter d'abord, responsable du bureau de Toronto au Canada, puis plus récemment à Constant Méheut, responsable du bureau de Paris, la récente rencontre (par visio-conférence) de notre collègue de la Johns Hopkins University de Baltimore, Michael Kwass, qui souhaitait m'interroger sur le sujet, m’a donné l’occasion d’exhumer un personnage quelque peu oublié de l’histoire locale aquitano-gasconne qui a eu à tenir un rôle qui se serait voulu plus discret dans les premiers temps du paiement.
A la suite du Gersois Dauxion-Lavaysse, l’un des premiers émissaires négociateurs français, c’est un plus modeste capitaine de corvette landais, Pierre Forsans, né à Gaas, qui fut chargé de la délicate mission d'aller récupérer à Port-au-Prince en juin 1826, à bord de la frégate l'Hébée, "cent sacs contenant un million de gourdes en or", versées en complément du premier terme de la fameuse Indemnité que n'avait pas entièrement pourvu l'emprunt contracté à Paris le 4 novembre 1825 »1. Il faut dire pour éclairer les pratiques bancaires de l’époque que la Banque de Paris avait tout simplement retenu par prudence, comme cela se fera aussi sur les versements suivants, les intérêts de son premier prêt de 30 millions de livres, ce qui conduisait tout naturellement l’état haïtien à rechercher immédiatement le million correspondant au premier terme dans les caisses du pays. On a là un premier éclairage sur l’une des origines de ce que l’on appela plus tard la « double dette » d’Haïti.
On se doute que la mission du capitaine Forsans n’avait rien d’une sinécure. Les papiers de la famille, conservés aux archive des Landes, nous donnent une idée des difficulté rencontrées au moment de l’embarquement des sacs de pièce d’or sur le wharf de Port-au-Prince sous la protection de l’armée face à une foule hostile qui menaçait à tout moment de faire un mauvais sort à l’équipage français, à ces « Blancs français » venu selon elle piller à nouveau le pays après en avoir été expulsés comme colons par l’insurrection triomphante des esclaves et des libres de couleur, héroïques fondateurs de la première république noire du monde.
On imagine aussi que le capitaine Forsans dut faire en cette périlleuse circonstances preuve d’un belle contenance courageuse. Quelques recherches m’ont permis d’apprendre que l’on avait dû conserver son portrait dans une maison ayant appartenu à sa famille. Ce portrait trône dans la salle du Conseil municipal de la mairie de sa commune de naissance, Gaas, ancienne propriété de la famille de Labaig, alliée aux Forsans. Pour la petite histoire, on notera qu’un autre officier de marine de la famille, Martin Forsans l’avait précédé à Saint-Domingue où il était décédé en 1754 dans la ville de Jérémie. Pierre Forsans, dit Toton, né à Dax le 24 avril 1775, fils de noble Bertrand de Forsans, écuyer, garde du corps du Roi, et de Claire de Labaig, avait été élevé au collège des Barnabites avant d’entrer comme aspirant à l’Ecole de la Marine pour une belle carrière dans la marine royale où il finit capitaine de vaisseau de 2e classe en 1828, chevalier de Saint-Louis, commandant de la Légion d’Honneur, demeurant à Rochefort en 1834 et décédé le 20 juin 1837 rue de Borda à Dax où l’on peut voir son tombeau trois ans après son mariage avec Marthe-Elisabeth de Saint-Martin-Lacaze, fille du comte Pierre et de Célina Louise Catherine Joséphine du Poy de Fébal de Lévi, tous deux de familles créoles de Saint-Domingue2.
Beaucoup plus tard, le tristement célèbre procès de la Consolidation qui eut lieu sous la présidence de Nord Alexis en 1904 impliquera encore des familles créolisées d’origine française. Dans cette action en justice entreprise par l’administration publique haïtienne contre certains grands commis de l’État à la suite d’un vaste scandale de corruption, on relève, outre un ancien président et sa famille, de nombreux parlementaires, deux anciens ministres et deux futurs présidents, les noms de deux hauts responsables français de la Banque Nationale d’Haïti qui était à l’époque une société anonyme française, tous deux originaires du Sud-Ouest : le directeur, Joseph de la Myre-Mory, marié à une demoiselle Carré issue de l’élite du Sud d’Haïti, et son adjoint, Jean-Baptiste Poute de Puybaudet dont un fils était né à Port-au-Prince. L’ancien chef d’État Tirésias Simon Sam consolidait les dettes publiques en les transformant en obligations après avoir fait voter un projet de loi adopté par le Parlement haïtien en août 1900. C’était la porte ouverte à une concussion à grande échelle par l’obtention frauduleuse de bons présentés à la signature de la convention pour la consolidation sous la bénédiction de la banque nationale d’Haïti dirigée par un quatuor de Français et d'Allemands. Il fallut l’intervention de trois bâtiments de guerre, deux allemands (le Panther et le Bremen) et un français (le croiseur éclaireur d'escadre Troude sorti des chantiers navals de la Gironde à Lormont, de 16 canons et lance-torpilles, 201 hommes d'équipage) pour obtenir après un an de négociations infructueuses auprès du président Nord Alexis la grâce des principaux responsables de ces deux nations condamnés à quatre ans de travaux forcés. C’était déjà à l’époque, un siècle après l'indépendance du pays, ce qu’on appelait la diplomatie de la canonnière.
1 Jacques de Cauna, L’Eldorado de Aquitains. Gascons, basques et Béarnais aux Îles d’Amérique, Edit. Atlantica, Biarritz, 1998, p. 392, d’après Archives Départementales des Landes, 49 J 80.
2 Ibidem, p. 156, 276-279, 311.