La première république noire du monde est aujourd’hui encore un véritable conservatoire du patrimoine historique de l’économie esclavagiste du XVIIIe siècle dont la grande plantation – connue sous le nom d’habitation aux Isles d’Amérique – était l’unité de base1. Comme dans l’ensemble des sociétés créoles antillaises, qu’elles soient francophones, anglophones, ou hispanophones, la grande plantation fut, en effet, le cadre de vie, de mort et de travail quotidien de la majorité des esclaves – nègres à talents, le plus souvent créoles, ou nègres de houe, en grande majorité bossales. Elle a perduré longtemps après les abolitions de l’esclavage.
Entre 1975 et 1990, à partir de repérages effectués dans des documents d’archives des XVIIIe et XIXe siècles suivis d’explorations et d’enquêtes d’archéologie industrielle de terrain, plus de 2 500 clichés de vestiges de la société d’habitation coloniale esclavagiste de Saint-Domingue et de son environnement urbain, militaire, religieux ou naturel, ont été pris en Haïti afin de garder trace d’un patrimoine menacé. Ces clichés concernent principalement les caféteries du front pionnier des mornes (plus de 3 000 à Saint-Domingue, occupant 60 % des terres cultivées), les indigoteries (autant, souvent associées aux cotonneries), guildiveries (qui fabriquaient le tafia), chaufourneries ou briqueteries, et surtout les sucreries (40 % de toute la fortune coloniale avec 900 unités de production sur seulement 14 % des terres), sources de la plus grande richesse avec des ateliers de 2 à 300 esclaves et un investissement en matériel élevé dans un cadre dont les plans, gravures et inventaires d’époque, et surtout les vestiges actuels disséminés dans les campagnes haïtiennes, révèlent l’organisation immuable entre bâtiments d’exploitation et d’habitation des grandes sucreries : au vent, au bout de la grande allée ouverte par un portail monumental à deux ou quatre piliers et grille en fer forgé, la Grand-case [maison de maître] en position dominante dans son enclos, avec ses annexes et dépendances (cuisine, poulailler, jardin, entrepôts, remises, cases des domestiques…) ; au-devant, la savane (ou « la cour ») où paissent les bêtes ; plus loin, pour éviter aux maîtres bruits, odeurs et risques d’incendie, les installations industrielles (aqueducs, moulins, sucreries, purgeries, étuves…) ; puis le quartier des esclaves, sous le vent ; le tout entouré de terres réservées aux plantations de denrées exportables et de vivres alimentaires pour l’atelier (bananes, manioc, riz, patates…).
Cinq cents de ces clichés ont été sélectionnés et positionnés sur la Carte de l’Isle de Saint-Domingue Partie Françoise ou Hayti, 1789, revue et corrigée en 1804, par Delvaux, afin que l’on puisse localiser chaque site et chaque ruine de ces habitations qui ont produit la plus grande richesse coloniale de l’époque moderne.
En dehors des vestiges historiques urbains ou militaires, les ruines des quelque 8 500 habitations coloniales – le plus important réseau d’exploitation des Antilles – constituent actuellement un patrimoine d’une exceptionnelle richesse qui nécessite protection car il est très menacé et fragilisé par les déprédations climatiques et humaines.
Ces clichés témoignent de l’histoire des plantations esclavagistes, mais aussi, compte-tenu de la rapide disparition depuis quelques années de ces bâtiments, ils constituent un sauvetage virtuel de ce patrimoine historique et mémoriel.
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Conclusion
Au-delà de leur valeur purement esthétique et de la charge émotionnelle qui les habite, ces vestiges représentent pour Haïti un patrimoine architectural exceptionnel et irremplaçable que bon nombre de pays neufs pourraient lui envier. Véritables lieux de mémoire de l’esclavage dont ils ont constitué le cadre de la vie quotidienne pour la grande majorité de ses victimes et acteurs, ils sont en même temps les témoins de la longue histoire commune franco-haïtienne et l’expression d’un type de société pré-industrielle pionnière, à dominante agro-commerciale – la société créole esclavagiste d’économie de plantation fondée sur l’exploitation extrême d’hommes privés de leur liberté – dont Saint-Domingue constituait la pointe la plus avancée et qui a façonné toute cette région de la Caraïbe non seulement dans ses paysages et ses réalisations mais aussi bien plus profondément peut-être dans les valeurs humaines, les mœurs et les coutumes hérités d’une histoire de labeur et de souffrance. Après les troubles qui marquèrent la fin de la colonie et l’indépendance d’Haïti, la diaspora des anciens colons de Saint-Domingue et de leurs esclaves dans la Caraïbe a, en effet, contribué à répandre ce modèle dans les pays avoisinants – et plus particulièrement à Cuba (pour le sucre et le café), à la Jamaïque (pour le café) et à la Nouvelle-Orléans (pour le coton) –, justifiant ainsi aujourd’hui la nécessité d’un caractère transnational à donner aux recherches à venir. Au-delà de l’évidence de la médiation dominguoise dans la diffusion du modèle français, puis antillais en général, voire « américain », l’élargissement de la mise en perspective comparative dans un premier temps à d’autres pays de la Caraïbe (Jamaïque, Cuba, États-Unis, République Dominicaine…) devrait encore permettre d’utiles avancées de la connaissance.
Un premier travail de grande utilité pour les échanges entre chercheurs pourrait être la constitution d’un glossaire quadrilingue (français, espagnol, créole, anglais) des termes usuels du lexique de l’habitation, puis d’un répertoire des principales sources et de leur localisation. Il conviendrait ensuite, dans un second temps de croiser les travaux effectués dans différentes îles pour en tirer des synthèses à l’échelle caribéenne, avant d’affiner les résultats dans le sens d’une distinction entre les divers apports européens (et leurs lointaines origines) et ceux issus de l’incorporation d’éléments plus spécifiquement locaux relevant d’une certaine créolisation.
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Référence électronique
Jacques de Cauna, « Patrimoine et mémoire de l’esclavage en Haïti : les vestiges de la société d’habitation coloniale », In Situ [En ligne], 20 | 2013, mis en ligne le 13 février 2013, consulté le 06 mai 2013. URL : http://insitu.revues.org/10107 ; DOI : 10.4000/insitu.10107. Éditeur Ministère de la culture et de la communication, direction générale des patrimoines © Tous droits réservés
Pour la bibliographie de l’auteur, voir en complément :
http://www.esclavages.cnrs.fr (site du Centre International de Recherche sur les Esclavages)
http://jdecauna.over-blog.com (blog de la Chaire d’Haïti à Bordeaux)
Références : Fonds Jacques de Cauna. Mémoire et patrimoine de l’esclavage en Haïti
Conception et rédaction : Jacques de Cauna, Myriam Cottias, Coordination et recherches iconographiques : Jacques de Cauna, Myriam Cottias, Véronique Ikabanga. Conception et réalisation graphique : Frédéric Eckly, Véronique Ikabanga, CIRESC/CNRS Images.