Extraits du cahier central d'illustration de l'ouvrage "Les traites et les esclavages. Perspectives historiques et contemporaines" (M. Cottias, E. Cunin, A. de Almeida Mendes), Kartahla-Ciresc, 2010
Ces photos d'habitations étaient aussi présentées dans leurs quartiers respectifs avec leurs légendes, parmi beaucoup d'autres, dans les cahiers numériques du "Fonds Jacques de Cauna" sur le site du Ciresc, cahiers aujourd'hui "disparus dans le cyber espace" sans laisser de traces selon la seule réponse obtenue à ce jour...
II- Les travaux d'archéologie industrielle des années 1970-1990, antériorité et postérité [suite de la 1e partie]
Deux séjours prolongés en Haïti, de sept et six ans, m'ont permis d'identifier et de visiter systématiquement les sites de plus de cinq cents habitations, plus particulièrement dans la région de l'Ouest, les plaines du Cul-de-Sac (à commencer par la sucrerie Fleuriau, objet de ma première thèse), de l'Arcahaye, de Léogane, de l'Artibonite, les hauteurs de Pétionville, de Saint-Marc et de Montrouis…, et à un degré moindre dans le Nord, plaine et hauteurs du Cap et de Milot, île de la Tortue..., et le Sud, caféières du plateau du Rochelois à la plaine des Cayes, et petites plaines d'Aquin, de Jacmel, des deux Goâves...
La méthodologie qui a sous-tendu ces travaux s'appuyait sur quelques grands axes susceptibles d'étayer et de renouveler la recherche. Avant le départ, les opérations de recherche étaient préparées par le recensement et l'exploitation systématique des ressources d'archives publiques, notamment cartographiques, mais aussi greffe, cadastre, abornements, notariat, relations diverses…, conservées pour la plupart en France, au CARAN, au CAOM ou dans les dépôts départementaux et locaux, mais aussi et surtout d'archives privées, ces « papiers de famille » dont Gabriel Debien a bien mis en valeur l'utilité, principalement ceux qu'on pouvait trouver en Haïti mais aussi dans la région aquitaine où il se sont avérés très nombreux et riches en liaison avec l'importance numérique de l'implantation régionale des colons locaux. On a pu trouver là une véritable mine d'informations de première main relatives à la vie et à la gestion des habitations : comptes, inventaires, correspondances de gérants… Dans les cas de découvertes imprévues de site, la méthodologie pouvait naturellement être inversée et les recherches d'archives préparatoires devenir complémentaires.
Les travaux d'archéologie industrielle proprement dits ont consisté en enquêtes de terrain, exploration et reconnaissance des sites, parfois très difficilement accessibles et que des raisons de sécurité interdiraient aujourd'hui de tenter. A l'arrivée sur site, des clichés ont été pris et lorsque c'était possible accompagnés de relevés, mesures, orientation et plans sommaires ou croquis. Un questionnement minimal en créole, avec la prudence requise en matière d'histoire orale pour ne pas altérer et dénaturer la perception des locuteurs locaux en imposant quoi que ce soit d'extérieur. Ce relevé d'éléments d'histoire locale transmis par la mémoire populaire permet, une analyse critique de la perception haïtienne actuelle autant que de la perception française. On sait le parti qu'a pu tirer, par exemple, Nathan Wachtel de ce type d'approche pour la compréhension de l'histoire coloniale espagnole à travers la « vision des vaincus », les peuples indiens d'Amérique latine1. Pour Saint-Domingue, l’analyse gagne indubitablement à la prise en compte de la vision haïtienne des choses, celle des vainqueurs en l'occurrence.
Dans un second temps, la réalisation de monographies ou d'inventaires alliant les deux approches fut la première étape nécessaire avant toute tentative de synthèse. Un certain nombre de publications ont rendu compte des premiers résultats. Pour résumer rapidement, on trouvera ainsi chronologiquement, dès 1981, la présentation, dans deux livraisons de Conjonction, Revue franco-haïtienne de l’Institut français d’Haïti, d'une trentaine de grandes sucreries de la plaine du Cul-de-Sac (sur une cinquantaine visitées), aux environs de Port-au-Prince, dont les ruines avaient été identifiées à partir de documents d'époque coloniale, cartes du XVIII siècle, états et inventaires divers.., puis répertoriées, photographiées et resituées dans leurs contextes historique et actuel : présentation générale du quartier, situation et conditions d'accès, qualité des terres et de la production, origine du nom et informations sur les propriétaires successifs de la colonie à nos jours ainsi que sur les esclaves, événements historiques survenus sur l'habitation, état des vestiges...2
En 1982, les premières photos ont été présentées au public français à La Rochelle à l’inauguration du musée municipal dans le cadre d'une exposition permanente Les Fleuriau et Saint-Domingue pour laquelle j'avais reçu carte blanche du maire Michel Crépeau et qui perdura 25 ans au Musée du Nouveau-Monde, ancien hôtel Fleuriau, la seule de l’espace muséal français.
C'est ensuite au titre des actions de coopération de l'Ambassade de France en Haïti, en ma qualité d'attaché linguistique et d'historien membre du Comité directeur de la Société Haïtienne d'Histoire et de Géographie, que j'ai rejoint en 1984 l'équipe pluridisciplinaire du projet de recherche-formation-développement initié en 1977 avec la Faculté d'Agronomie de Damiens (Haïti) et l'Université des Antilles et de la Guyane (Fort-de-France) comme expert national (haïtien) pour participer aux côtés de Vincent de Reynal et Didier Pillot (Martinique/Belgique), dans le cadre d’un projet de développement durable, à l’étude d’une partie des habitations de la région centrale montagneuse de la presqu'île du Sud (le « transect » Madian-Salagnac-Aquin), essentiellement les caféières du Plateau du Rochelois, (dix-sept sites de caféières étudiés et photographiés avec plans reconstitués, sur une soixantaine visités)3.
Un inventaire similaire a été réalisé en 1986 dans le nord du pays, auquel j'ai participé en qualité de consultant national haïtien, au même titre, pour l’ISPAN et l’UNESCO et qui a été publié dans une revue haïtienne. Les habitations visitées et photographiées (une dizaine) s'inscrivaient dans le périmètre du Parc Historique National qui s'étend sur trois paroisses (et partie de deux autres) voisines des sites historiques christophiens de la Citadelle Laferrière et du palais Sans-Souci en cours de restauration dans le cadre d'un programme conjoint Pnud/Unesco/Ispan. La technique d'investigation a consisté en repérages et recensement des noms de lieux (micro-toponymie) à partir de la tradition orale (questionnement en créole des habitants) confrontés ensuite aux données coloniales fournies par les cartes d'époque, l'Etat de l'Indemnité de Saint-Domingue (propriétés et colons) et la Description... de l’Isle Saint-Domingue de Moreau de Saint-Méry (quartiers et cantons). Le système de conservation de la mémoire des noms, très performant, se caractérise par une grande résistance en même temps qu'une tendance à la simplification dans la transcription phonétique créole4.
Et c'est toujours dans le même cadre fonctionnel diplomatique, concrétisé par la fondation et la direction du Centre de Recherche Historique de l'Institut Français d'Haïti, mais aussi à titre personnel, que j'ai entrepris diverses études de terrain sur les plantations et leur environnement urbain ou rural (environ soixante-dix), à l'île de la Tortue (mission officielle avec un membre de l'Université de Bordeaux, le Professeur Robert Coustet), le Cap, Fort-Dauphin, les Cayes, Saint-Louis du Sud, Jacmel, Aquin, l’Arcahaye, Montrouis, Saint-Marc, Gonaïves, Port-au-Prince5. Un dernier complément a été apporté dans une perspective comparative par l’association avec les clichés effectués localement et la présentation didactique en anglais dans les enseignements et classes d’histoire du patrimoine de l’Université des West Indies, en liaison notamment avec les professeurs Barry Higman, Michael Dash et Roy Augier, dans le cadre d'une mission de longue durée de trois ans en qualité de Conseiller culturel scientifique et de coopération de l'Ambassade de France en Jamaïque et aux Bahamas6.
Une dizaine d'années plus tard, en 1996, affecté sur un poste de responsabilités en relations internationales en France, c'est en qualité d'expert consultant Unesco, dans le cadre d'un nouveau programme Pnud/Unesco/Ministère de la Culture d'Haïti, que j'ai communiqué à ces institutions les premiers résultats de l’étude récapitulative d'une vingtaine de grandes habitations (sur une quarantaine visitées) qui environnent directement le Cap-Haïtien (côté plaine) sur les trois anciennes paroisses de la Petite-Anse, du Quartier-Morin et du Haut-du-Cap, avec le rappel des principaux sites historiques de cette région qui en est particulièrement riche (habitation Vertières et butte Charrier, les sites des deux Bois-Caïman sur les habitations Choiseul et Lenormand de Mézy que j’avais identifiés depuis 1987, les sites christophiens des habitations Duplàa, alias Les Délices de la Reine et Grand-Pont, anciennement Mac Nemara, les trois sucreries Gallifet, point focal de l'insurrection, Bréda, lieu de naissance de Toussaint-Louverture..., etc.)7.
Plusieurs monographies d'habitations de colons, principalement aquitains, issues du recoupement d'investigations de terrain en Haïti et de l'exploitation de papiers de familles locaux en Aquitaine, ont été publiées pour finir, le plus souvent dans des revues locales. Les plus importantes portent sur les sucreries Fleuriau, Clérisse, Nolivos, Laborde, Brossard-Laguehaye, les caféières Navailles, Dupoy, Viaud, Châteauroux, Clérisse, les indigoteries Ganderats et Pascal... Ce passage par l'écrit est indispensable. On peut se souvenir par exemple que les vestiges de l'Antiquité ont longtemps été considérés comme déchets avant de se transforment en sémiophores lorsque et parce qu'ils ont été mis en rapport avec des textes de l'Antiquité, notamment à l'époque romantique.
Diverses communications pratiques sur le sujet complètent le sujet dans le cadre d’échanges universitaires, à La Nouvelle-Orléans et Fort-de France notamment, et également des interventions directes, comme professeur associé, auprès des étudiants de l’Ecole Caribéenne d’Architecture [Caribbean School of Architecture] de l’Université des West Indies sur le campus de Mona à Kingston (Jamaïque), et enfin, la réalisation sous la conduite de l’un de mes doctorants de l'Université de Pau d’une autre maquette du même type présentée en 2003 dans le cadre d’une opération associative liée aux commémorations de la mort de Toussaint Louverture au château de l’Isle-de-Noé, dans le Gers.
On peut ainsi tirer de l'ensemble de ces travaux un bon nombre d'observations d'ordre typologique, chronologique et fonctionnel et situer le système des habitations dans ses liens avec son environnement et la question d'ensemble de la vie quotidienne des esclaves de plantation à Saint-Domingue, la plus importante des colonies françaises d'Amérique. Ils constituent ensemble le cadre de référence détaillé nécessaire à la compréhension des prises de vues conservées dans le fonds photographique et permettent de se replacer concrètement dans le cadre spatial le plus fréquent de la vie quotidienne des esclaves pour tenter de mieux en appréhender la réalité effective. Ces éléments ont été plus largement développés dans les études précitées auxquelles je renvoie, notamment la dernière en date.
Un mot pour finir sur les facteurs de destruction, qui sont de deux ordres : naturels et humains. Lors des visites de terrain, il m'a été donné d'observer à de multiples reprises des aqueducs (Châteaublond, Bauduy), étuves (Caradeux) ou autres vestiges de murs détruits par l'emprise de figuiers-maudits. Il ne subsiste même parfois que quelques pierres témoins retenues dans l'arbre (Digneron, Rocheblanche, Jumécourt). Il faut y ajouter les catastrophes naturelles du type ouragans, séismes, inondation. Un phénomène fréquent est l'enterrement des structures par remontée du sol (fosse du moulin et four de sucrerie à Fleuriau). Plus regrettables que ces destructions naturelles difficilement contrôlables sont celles, humaines, qui résultent du prélèvement des pierres (pierres d'angles surtout) réutilisées pour la construction de maisons en dur de notables locaux. C'était le cas de l'étuve de Lilavois où toutes les pierres d'angles taillées et savamment disposées avaient disparu avant que le bâtiment entier lui-même ne disparaisse en quelques jours parce qu'il gênait l'entrée d'une propriété. Je n'ai pu voir de la sucrerie Chambon au Cul-de-Sac que les dernières pierres au pied desquelles gisait une belle cloche gravée et datée des environs de 1789, l'ensemble ayant été détruit dans la semaine précédant mon passage. De même, du portail d'entré aux piliers subsistants de l'habitation Héritiers Lefèvre, je n'ai pu qu'assister de loin au travail d'engins de chantier enlevant les derniers restes de la sucrerie et bâtiments annexes. Un peu plus loin, au Quartier-Morin, on trouve une grand-case devenue église et, plus loin, une autre, plus modeste, préservée derrière ses piliers d'entrée à Détrel (de Treilles de Sainte-Croix), également une sucrerie transformée en maison d'habitation à Desglaireaux (Bardet Desglaireaux), mais aussi un immense trou de chercheur de trésors (les fameuses jarres emplies de pièces d'or) à l'emplacement de la grand-case de l'habitation Guillodeu (Guillodeau du Plessis) où avait eut lieu l'expérimentation du premier paratonnerre de la colonie. Dans l'Artibonite, le cylindre métallique rouillé d'une « pompe à feu » de 1784, exemplaire unique dans la colonie d’une pompe à eau à vapeur, estampée Perrier frères, Chaumont (mauvaise lecture pour Chaillot), gisait encore il y a peu à côté de sa cheminée de briques intacte sur l'habitation Bertrand (Bertrand de Saint-Ouen)8. On pourrait multiplier les exemples…alors même que les innombrables vestiges d'un riche passé continuent à disparaître dans l'indifférence générale.
Pour résumer, de fortes avancées, qui sont à mettre au compte des premiers travaux publiés d'archéologie industrielle, se sont produites dans les années 1970-1990 pour aboutir, entre autres, à la création de l'Institut de Sauvegarde du Patrimoine National (ISPAN) et du Parc National Historique (PNH). Les aléas de la conjoncture globale ont ensuite gravement entravé ce mouvement, peu perceptible puis devenu à coup sûr quasi inexistant aujourd'hui.
Devant les dégradations générales et surtout les disparitions totales dont seule l'iconographie, et sa composante contemporaine photographique, peuvent encore aujourd'hui laisser trace et témoigner, il revient, ou reviendra, peut-être à la dématérialisation des supports obtenue par les moyens technologiques actuels d'assurer la transmission mémorielle et la circulation de ces sémiophores sous une forme visuelle. La numérisation et la mise en ligne sur le site du CIRESC d'un important fonds photographique (le Fonds Jacques de Cauna) a été un premier pas dans le sens d'une nécessaire substitution conservatoire à ce qui a pu déjà matériellement disparaître sur le terrain. Son relais muséal, impératif pour la transmission, existait au Musée d’Aquitaine sous la forme d’une borne pédagogique interactive très résumée dans laquelle je présentais le cadre de vie de la grande majorité des esclaves sur les plantations. On pouvait donc penser encore il y a quelques années que cette première évolution se poursuivrait dans le bon sens.
Ce fut tout le contraire qui se produisit [voir suite et conclusion dans la 3e partie].
1 Nathan Wachtel, La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, Gallimard, Paris, 1971.
2 Jacques de Cauna, « Vestiges de sucreries dans la Plaine du Cul-de-Sac », Conjonction, 1981, n° 149, p. 63-104, et 1985, n° 165, p. 4-32.
3 Résultats publiés dans Didier Pillot, Vincent de Reynal et Jacques de Cauna, tome 1, « Histoire agraire et développement », de l'ouvrage Paysans, systèmes et crises. Travaux sur l'agraire haïtien, Pointe-à-Pitre et Port-au-Prince, SACAD (Université des Antilles et de la Guyane) et FAMV (Université d'Etat d'Haïti), 1993, 365 p.
4 Jacques de Cauna, « Mémoire des lieux, lieux de mémoire : quelques aperçus sur la toponymie haïtienne et ses racines historiques », 1986, dans Chemins Critiques, Port-au-Prince, 1990, n° 4, p. 125-140. Enquête de terrain à ambition modélisante menée en compagnie d'une géographe française et de trois chercheurs haïtiens (archéologue. ethnologue et cartographe) de l'ISPAN (Institut de Sauvegarde du Patrimoine National) dans le cadre d'un projet PNUD / UNESCO (consultant national, 1986), présentée à la table ronde L'histoire des sociétés coloniales antillaises, 1990, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
5 Rapport de mission scientifique dans Jacques de Cauna (dir.), Conjonction, n° 174-175 Spécial Île de la Tortue, 3 et 4 trim. 1987.
6 Voir notamment Barry Higman et Jacques de Cauna, Amerindians, Africans, Americans : Three papers in Caribbean History, co-édition bilingue anglo-française et avant-propos, Kingston (Jamaïque), University of the West Indies Press, 1993, 125 p., et Jacques de Cauna, "Vestiges of the Built Landscape of Pre-revolutionnary Saint-Domingue", p. 21-48, iconographie. In The world of the Haïtian Revolution, edited by David Geggus and Norman Fiering (John Carter Brown Library), coll. Blacks in diaspora, Indiana University Press, Bloomington (USA), 2009. Voir aussi Jacques de Cauna, Haïti, l’éternelle Révolution, réédit. Orthez, PRNG, 2009, p. 255 sq.
7 Mathilde Bellaigue, Jacques de Cauna (Unesco), Ecomusée du Nord. Projet 95/010 Haïti, Route 2004, et Jacques de Cauna, Ecomusée du Nord, Rapport préliminaire (consultance externe), 70 p., juin 1996, p.1-49, et annexes p.50-69.
8 Louis-Médéric-Elie Moreau de Saint-Méry, Description… de la partie française de l'Isle Saint-Domingue, Philadelphie, 1797, Paris, SHCF et Larose , 1958, II, 138-155.