Réflexion sur les récentes commémorations de la Grande Guerre. Fragments de Mémoires en cours d'écriture
On l'appellera tout simplement « l'oncle Pierre », grand-oncle en réalité. Aîné de quatre frères et deux sœurs, il était né et mort à Tartas où je l'ai connu déjà âgé, veuf sans enfants recueilli et hébergé par des parents dans le haut de la ville, non loin du cimetière dont le terrain avait été donné autrefois à la ville par ses aïeux, comme j'avais pu le découvrir avec surprise en consultant les registres de délibération des conseils municipaux à la mairie. Son aïeul à l'époque post révolutionnaire avait été adjoint du maire Buchet après avoir œuvré sous l'Ancien Régime comme syndic de la confrérie de Saint-Martin des Laboureurs tarusates qui l'avaient élu comme représentant à la sénéchaussée, étant l'un des rares savoir lire et écrire, ce qui lui avait valu, entre autres, avec en outre le lourd handicap d'une qualification de « seigneur » de quelques biens ruraux et d'une confortable aisance, d'être dénoncé au Comité de surveillance terroriste de 1793 et par conséquent arrêté, reclus et taxé comme « aristocrate et tiède en la révolution » dans la tour-porte prison de Mont-de-Marsan en compagnie du député Larreyre.
L'oncle Pierre, né dans l'antépénultième année du 19e siècle savait lui aussi lire et écrire (niveau d'instruction noté sur le Livret militaire) comme tous ses aïeux lorsqu'il fut inscrit sous le n° 23 dans la première partie de la liste cantonale. Mais au lieu de posséder des métairies et des moulins, il se contentait de se proclamer boulanger, héritage et savoir-faire acquis, je suppose, de ses parents et grands parents meuniers. C'est en tout cas la qualification qui fut inscrite sur son Livret militaire. Et je me souviens que mon père me racontait que pendant l'occupation durant la dernière guerre, il faisait du pain – pour pas mal de monde sans doute – dans une impasse où personne n'avait le droit de pénétrer, pas plus homme que bête, sous peine d'être chassé comme un chien, à grands coups de pieds dans le derrière. Hormis ce léger travers autoritariste, il était connu comme un homme facétieux, de joyeuse compagnie, ce genre de figure bien répandue autrefois en Chalosse de l'amuseur public, toujours de bonne humeur, qui accompagnait ses multiples blagues de bons jeux de mots sonnants et trébuchants en gascon (on disait « patois » à l'époque), ponctués d'aimables « beroye, praube coche... » ou autres, sans oublier les habituels jurons locaux admiratifs « diu biban, macaréu, hilh de p… » qui sont comme la ponctuation de toute intervention. L'une de ses manières favorites était de complimenter avec de grandes démonstrations de respect le porteur de belles chaussures qu'il baptisait immanquablement pour finir son beau discours et compliment d'un long jet de jus noir de sa chique sur l'objet de son admiration prétendue. Ce qui déclenchait immanquablement l'hilarité d'un public habituel de connaisseurs face à l'étranger surpris par la manœuvre. Sa qualité de veuf lui permettait en outre d'entretenir – jusqu'à ses dernier jours – sans grandes objections morales une solide réputation de coureur de jupons, comme cela était de tradition apparemment chez ses aïeux si l'on en croit le portrait du baron de Mugron campé par le Docteur Jean-Claude Mouchès dans Les amants de l'Adour.
Mais il n'était pas difficile de remarquer sous cet aspect jovial bon enfant porteur apparemment d'une certaine légèreté, une finesse assez rare dans un entourages souvent fruste qui se cachait derrière une grande discrétion sur ce qu'il était et qu'il avait vécu, comme ses frères d'ailleurs, sous des formes différentes. Jamais je n'aurais pu imaginer notamment qu'il avait « fait » les deux guerres si la récente commémoration de la Grande Guerre ne m'avait poussé à rechercher – et retrouver – son Livret militaire, qui est d'une longueur inhabituelle et révèle un parcours exceptionnel. Je résume en quelques mots : parti de sa Chalosse natale, il avait rejoint le front du Nord à 19 ans et avait été pris immédiatement dans les combats meurtriers de l'offensive Nivelle dans l'Aisne. Il y avait survécu, s'était signalé par quelques actions d'éclat à la mitrailleuse qui lui valurent la Croix de Guerre et la Médaille Militaire, puis, après avoir occupé la Rhénanie après l'armistice, avait poursuivi sa carrière militaire à Mont-de-Marsan comme instructeur des bataillons sénégalais.
Mobilisé et incorporé le 2 mai 1917 comme simple soldat de 2e classe , ses services comptant du 16 Avril 1917, il part pour le front rejoindre son corps d'affectation, le 144e Régiment d'Infanterie, formé de soldats de la région de Bordeaux, Libourne et Blaye, le 2 Mai 1917 au moment où le régiment se tient dans le secteur de l’Aisne où il vient tout juste d'obtenir, au prix de lourdes pertes lors de l’attaque des Plateaux (Craonne, Chemin des Dames) le 16 avril 1917, sa première citation à l’ordre du 18e Corps d’Armée. C'est ce qu'on a appelé « l'offensive Nivelle » extrêmement coûteuse en hommes (6 000 morts sur 15 000 dans les troupes coloniales de choc du 144e RIC le 16 avril). Il n'a donc pas participé à cette première offensive mais sera présent aux trois attaques qui suivirent au cours desquelles son régiment, aux côtés des troupes coloniales de tirailleurs sénégalais et marocains, gagnera l'honneur de la fourragère : « le 144e RI qui, sous l’énergique impulsion du Lieutenant-colonel Tribalet, a combattu avec vigueur et succès sur les Plateaux d’Hurtebise et de Vauclerc, en particulier le 16 avril, 6 et 7 mai, 6 juin 1917, faisant chaque fois preuve d’une endurance et d’un courage remarquables et enlevant à l’ennemi de nombreux prisonniers ». L'hécatombe s'achèvera le 23 octobre sans résultats tangibles. Il y reste jusqu'au 18 décembre 1917, date à laquelle il passe au 37e Régiment d'infanterie qui est dissous en février 1918.
Après la contre-offensive allemande du 18 juillet 1918 et la seconde bataille de la Marne, il est blessé et évacué de la zone des armées le 7 août 1918, puis plus à l'intérieur le 29 octobre 1918 après avoir été à nouveau blessé lors d'une action d'éclat qui lui vaudra la Croix de Guerre. Etoile de bronze. Le rapport indique qu'il s'était fait « particulièrement remarquer au cours des attaques du 29-10-18, [et avait] été blessé alors qu'il contribuait par des feux nourris de mitrailleuses à l'enlèvement d'un élément fortement défendu ». Passé au 17e Bataillon de Chasseurs à pied le 27 juillet 1919 après l'armistice, il est promu Caporal le 21 septembre 1919, époque à laquelle il sert dans les Pays Rhénans (occupation de la Rhénanie et de la Ruhr à laquelle sera affecté un an plus tard son cadet, Henri-Georges, artilleur) et finalement renvoyé dans ses foyers le 8 juin 1920 après plus de trois ans de service, avec ses décorations, son « certificat de bonne conduite » et, comme il est dit pudiquement sur le Livret son « reliquat de blessures », dont notamment une cicatrice au bras gauche et un doigt estropié qui lui vaudra la reconnaissance d'un petit dédommagement d'invalidité « temporaire », puis « permanente » en 1924, à 10% par la Commission spéciale de réforme de Bayonne du 27 septembre 1920 et celle de Bordeaux en 1926. Les bataillons de Chasseurs à pied étaient composé d'hommes généralement « de petite taille [malgré ses 1m67 déclarés, relativement grands pour l'époque], très vifs et excellents tireurs » aptes à se déplacer très rapidement en tirailleurs dispersés à l'avant des troupes d'infanterie, en profitant des accidents du terrain pour se poster et viser l'ennemi. Chaque bataillon avait sa section de mitrailleuses. Ils étaient célèbres pour leurs insignes en cor de chasse, leur pas de course et leur couleur « bleu jonquille ».
Passé dans la Réserve de l'armée active le 16 avril 1920, il est maintenu en service armé le 1er juin 1920 et réaffecté au 14e Tirailleurs Sénégalais, à Mont-de-Marsan, à compter du 1er janvier 1922, date à laquelle ce régiment vient de s'installer à la caserne Bosquet. Une plaque placée sur la façade de l'actuel musée du 34e RI à l'ancienne caserne Bosquet indique en effet que
« Le 14e Régiment de Tirailleurs Sénégalais a occupé la caserne Bosquet de 1922 à 1939. Cette plaque a été apposée le 1er septembre 1963 par les Anciens du 14e T.T.S. et par les anciens Coloniaux des Landes. En souvenir de leurs camarades français et africains morts pour la France ».
Il est probable que cette affectation, qui doit le satisfaire pleinement, ait été la conséquence logique de sa connaissance de ce corps colonial et de ces hommes qu'il avait côtoyés de près sur les champs de bataille de la première guerre et des ses qualités de chasseur et serveur de mitrailleuse qui lui avaient valu ses premières décorations. Il y est nommé sergent le 1er juin 1930, puis sergent chef le 1er décembre 1938. On comprend à travers une abréviation 21e Bon et Insteur, qu'il œuvre, avec plaisir et fierté sans doute pendant ces neuf années au titre de sergent instructeur du 21e Bataillon sénégalais.
Mais la seconde guerre mondiale le rattrape et il est « rappelé à l'activité le 1er septembre 1939 » (c'est la mobilisation générale) et affecté au 182e Régiment Régional. Arrivé au corps à Mont-de-Marsan le 5 septembre 1939, il échappe au pire avant la rapide défaite de l'armée française puisqu'il est renvoyé dans ses foyers le 11 novembre 1939 après avoir été le 2 « Classé Affecté Spécial au Tableau 4 Agricole » comme boulanger avec la sibylline mention « (N. De S. 18 Région N. 11.335 MN/I. S'agirait-il de Notre-Dame de Sanilhac en Dordogne ?). Il semble que la dernière date figurant dans ses Etats de services, celle du 11 novembre 44, marque enfin sa libération définitive à 46 ans. Vingt ans plus tard, par décret du 22 juillet 1964 publié le 30 au Journal Officiel, il reçoit à 66 ans la Médaille Militaire… Mais je n'ai pas souvenir qu'une quelconque manifestation officielle ou festivité familiale ait accompagné cette dernière reconnaissance bien méritée. On comprend que de son côté l'oncle Pierre n'ait pas trop tenu à se souvenir de ces épisodes guerriers trop souvent douloureux que la présence dans la maison familiale de son propre père, gazé à Verdun et réformé après guerre en 1920 pour « bronchite chronique et emphysème pulmonaire » (!), avait suffi sans doute à lui rappeler pendant les longues années durant lesquelles il survécut très diminué, fumant des cigarettes à l'eucalyptus pour tout soin, jusqu'à son décès en 1951.