Marie de Régnier. Aux dames créoles
Pour ceux qui ont aimé Marie de Heredia (Ve Congrès de La Fédération des Académies de Gascogne, communication de Jacques de Cauna).
Marie de Régnier, Stances aux dames créoles
Lorsqu'il fait chaud et que je suis rêveuse et seule
Je pense à vous,
Vous, dont je ne sais rien, je rêve, ô mes aïeules,
A vos yeux doux.
Grand'mères mortes, et jadis des ingénues
Aux bras si frais,
Jeunes et tendres et que je n'ai pas connues
Même en portraits,
Qui vivaient autrefois toutes petites filles
Aux longs cheveux,
Dans une sucrerie, en un coin des Antilles
Voluptueux.
La chaleur trop ardente entr'ouvrait les batistes
Sur leur sein blanc,
Elles se balançaient, paresseuses et tristes,
En s'éventant.
Leurs yeux se reposaient de la lumière vive
Joyeux de voir
Le visage lippu d'une esclave furtive
Luisant et noir.
Les bons nègres rieurs dansaient des nuits entières
Leurs bamboulas
Ou bien chantaient des chants parmi les cafeyères
Câlins et las.
Protégeant votre teint, pâle sous la mantille,
Et délicat.
Vous savouriez dans les vergers la grenadille
Et l'avocat.
En rêve, sous les transparentes moustiquaires,
Vous revoyiez
Le vieil aïeul, voguant vers l'or des îles claires
Sur ses voiliers.
Les papillons étaient plus grands que votre bouche
Et que les fleurs
Qu'illuminait le vol du rapide oiseau-mouche
Tout en lueurs.
La nuit se parfumait d'astres et de corolles
Et, peu à peu,
Vous regardiez s'ouvrir au ciel, belles créoles,
Des fleurs de feu.
Ah! songiez-vous alors, nocturnes et vivantes
Qu'un temps viendrait,
Où rien de vos beautés aux grâces indolentes,
Ne resterait?
De tout ce qui fut vous nulle petite trace
N'a subsisté.
Pas même un pauvre toit sous lequel votre race
Ait habité.
Tout est mort, ruiné, dispersé; les allées
N'existent plus
Qui menaient aux maisons en marbre frais dallées
Pour les pieds nus.
Par la grande liane et les forêts sauvages
Tout est repris;
Et les flots tièdes qui mirèrent vos visages
Se sont taris.
Pas même un livre usé que j'aime et je manie
Ne fut à vous;
Et l'île où vous jouiez à Paul et Virginie
Sous les bambous,
Si je pouvais la voir, splendide et différente,
En aucun lieu
Je ne retrouverais votre mémoire errante
Dans l'air trop bleu.
Sous quel oubli profond, lointain et solitaire
Gît votre cœur?
Ce cœur qui m'a légué sa flamme héréditaire
Et sa langueur,
Ce cœur qui verse en moi quelques gouttes rougies
D'un sang vermeil
Et qui m'aurait transmis toutes vos nostalgies
Loin du soleil.
Si je n'évoquais pas les beautés éternelles
D'un ciel brûlant
Du fond magique et noir de tes larges prunelles
Ô mon enfant!