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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux
Site de la Chaire pluridisciplinaire d'Haïti à Bordeaux créée après le séisme du 12 janvier 2010 dans le cadre des activités du Centre international de recherche sur les esclavages du CNRS à l'EHESS. Histoire et culture d'Haïti et de Gascogne. Enseignement supérieur. Formation, suivi à distance, mémoires, thèses. Développement des liens entre la Caraïbe, la Gascogne et région Nouvelle-Aquitaine.
Noms de rues à Bordeaux
Les plaques "explicatives" présentées à l'hôtel de vile avant installation pour la journée mondiale de l'esclavage. "La majorité municipale, si son mandat est reconduit après les élections, envisage une deuxième phase pour identifier les personnalités impliquées dans le commerce colonial. « Mais cela représente beaucoup plus de personnes si on considère le fonctionnement de la société à l’époque », avertit Marik Fetouh" (20 Minutes, 2 décembre 2019).
Bordeaux, le 30 décembre 2019, Pr. Jacques de Cauna, Commandeur de l’Ordre Honneur et Mérite d’Haïti, à M. Nicolas Florian, Maire de Bordeaux
Monsieur le Maire,
La France entière a pu entendre ce dimanche 29 décembre dans le journal du matin de la radio RTL des propos concernant notre ville sur lesquels les Bordelais seraient sans doute heureux de recueillir votre opinion avant les prochaines élections municipales.
« Savez-vous vraiment qui se cache derrière le nom de la rue que vous habitez à Bordeaux ? Vous pourriez avoir des surprises ! Six rues ont été identifiées, elles portent les noms d’anciens négriers, des vendeurs d’esclaves » – annonçait d’emblée la présentatrice.
« Mais plutôt que de les faire tomber dans l’oubli, la municipalité veut assumer son passé sombre en ajoutant bientôt des plaques explicatives... » – poursuivait l’envoyé spécial qui prit alors pour exemple le Cours Journu-Auber « près du Jardin Public », « du nom de Bernard Journu-Auber, un riche négociant de Bordeaux au XVIIIe siècle ».
La plaque en question, qui a été présentée avec d’autres il y a peu à l’Hôtel de ville comme « action-phare du plan mémoire » municipal, indique que Bernard Journu-Auber, bienfaiteur bien connu de la ville,
« a été impliqué indirectement dans la traite des Noirs puisqu’il était associé dans sa jeunesse au déploiement des activités de négoce familial par le biais de la société Journu Frères. Celle-ci a organisé cinq expéditions de traite négrière entre 1787 et 1792 ».
Doit-on étendre ainsi une éventuelle responsabilité, chronologiquement datée, à tous les membres d’une même famille, et bien sûr, ses actuels représentants ? La tournure alambiquée visant à justifier l’implication comme « associé » de Bernard Journu-Auber dans une société familiale Journu frères principalement gérée par Antoine-Auguste Journu – qui le paya de sa tête, guillotiné en 1794 – ne doit pas faire oublier que Journu-Auber fut, avec Ducos et Laffon de Ladebat, l’un des généreux membres du Club des Amis de la Constitution de Bordeaux, aux idées avancées pour l’époque, qui non seulement approuvèrent le décret de la Constituante du 15 mai 1791 accordant l’égalité des droits civiques aux Libres de couleur des colonies, mais proposèrent de surcroît l’envoi de la Garde nationale de la ville à Saint-Domingue pour le faire respecter en obligeant les colons à l’appliquer. Son cas est donc ainsi tout à fait assimilable à celui du premier Maire élu de Bordeaux à la Révolution et commandant de la Garde nationale, François-Armand de Saige, autre guillotiné de la Terreur, qui s’était lui aussi démarqué des activités négrières de son père par la même attitude philanthropique, anticipant ainsi sur l’évolution morale à venir.
Je voudrais rappeler simplement que le nom de la Rue Saige – avant d’être retiré de la liste à la suite de ma protestation historiquement étayée montrant qu’il ne fallait pas confondre le père négrier et le fils philanthrope (voir le site de la Chaire d’Haïti à Bordeaux) – avait fait l’objet d’une mise à l’index par le sempiternel instigateur de cette campagne de dénonciations calomnieuses qui n’avait pas hésité à l’assimiler publiquement à plusieurs reprises comme criminel à ceux d’Hitler et Goering, sous prétexte d’une loi récente dont on veut croire qu’elle vise d’abord l’inacceptable persistance dans de trop nombreux pays de pratiques esclavagistes contemporaines, à qui l’intéressé et ses supports sont loin de donner la même publicité.
Quant aux autres plaques, disons très vite, entre autres, qu’Etienne Féger-Latour avait déjà abandonné la direction de la maison de commerce familiale lorsque celle-ci sous le nom de Féger Frères se lança dans la traite dans les années 1770 et que la rue Féger honore simplement son intervention pour la création d’un cimetière destiné aux protestants étrangers des Chartrons proscrits par l’église. De même, il est pour le moins étonnant de voir le neveu du corsaire Desse embarqué sans discernement dans cette galère négrière comme associé à son oncle dans le sauvetage de naufragés…
Après le faux buste de Toussaint Louverture, la supercherie de la statue de l’esclave Modeste Testas (en réalité Toinette Lespérance, femme née libre d’un président d’Haïti), et autres billevesées mercantiles d’une boutique mémorielle longtemps soutenue officiellement et subventionnée, faudra-t-il encore supporter longtemps ces atteintes renouvelées à l’histoire de notre ville et de ses habitants ? Ou pourra-t-on espérer qu’un jour enfin il sera tenu compte des travaux et remarques de spécialistes reconnus de la question1 ?
En vous remerciant pour votre attention à ces nécessaires éléments d’information, je vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, l’expression de mes sentiments respectueusement dévoués.
J. de Cauna
1 Voir J. de Cauna, Fleuriau, La Rochelle et l'esclavage. Trente-cinq ans de mémoire et d'histoire, 2017.
Julien Raimond, le mulâtre landais chef de file des hommes de couleur
Le 14 mai 2011, une plaque commémorative en hommage à Julien Raimond et son père landais a été posée à mon initiative à Buanes, dans le Tursan, avec M. le préfet Philippe Nucho et le maire de Buanes, M. Thierry Biarnès
On ne connaît pas d'autre représentation de Julien Raimond que cette caricature (n° 16) où il tient à la main la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qu'un autre député, représentant des colons blancs, tente de lui arracher. Portant perruque à l'ancienne, Julien Raimond a toute l'apparence d'un Blanc.
Créole né à Bainet, petit port du sud d’Haïti, le 16 octobre 1744, Julien Raimond est, selon la catégorisation d’époque, un quarteron libre, ou même plutôt un octavon, d’une nuance de peau très pâle, très proche du blanc, quasiment indiscernable qui, alliée à sa grande fortune en plantations, le fait qualifier souvent sur les actes coloniaux de « sieur » au lieu de l’obligatoire « le nommé… mulâtre » rajouté parfois sur intervention manifeste de blancs voisins jaloux sans doute auprès du curé. Il est ce qu’on appelle encore aujourd’hui sur le modèle espagnol, « un grand Don », membre de cette élite de couleur qui constitue la partie supérieure de la classe intermédiaire En France, il est invisible sous sa perruque de bon ton au sein de la population , d’autant qu’il devient, par mariage avec une riche mulâtresse libre de même qualité, seigneur d’un fief charentais. Deux de ses sœurs épouseront d’ailleurs dans la noblesse de robe bordelaise (Jacques de Lamontaigne) et toulousaine (Antoine-Marcelin Blanc d’Arolles). Homme politique, orateur et essayiste révolutionnaire célèbre pour son engagement dans la lutte pour l’égalité des droits des hommes de couleur dont il fut l’orateur et le chef de file incontesté dans la métropole, il avait été élevé à Toulouse et Bordeaux, avant de devenir tour à tour avocat à Paris et porte-parole des hommes de couleur auprès du Roi, membre de la Société des Amis des Noirs, académicien (membre associé non résidant de l’Institut de France, classe des Sciences morales et politiques, section de Science sociale et Législation, élu le 24 février 1796), Commissaire Civil délégué par le Directoire en mission plénipotentiaire à Saint-Domingue en 1796, député au Conseil des Cinq-Cents (28 octobre 1798), nommé par Bonaparte Agent de la France à Saint-Domingue (25 décembre 1799). Il décéda en fonctions au Cap-Français, âgé de 56 ans, le 17 octobre 1801, après s’être rallié à Toussaint-Louverture, précurseur de l’indépendance d’Haïti, première république noire du monde, dont il signa la première constitution autonomiste1.
Son père, Pierre Raymond, était un Gascon, « natif de la ville de Buan [sic, pour Buanes] en Gascogne » en 1689 selon son acte de décès à Aquin (Haïti) du 19 juin 1772, « fils de Jacques Raymond et de Marie Claire », l’un de ces nombreux Landais courageux qui se sont embarqués comme engagés à l’appel de la Compagnie Royale de Saint-Domingue fondée en 1698 pour coloniser le sud de l’île d’Haïti. Bien qu’illettré, il sut s’élever à la notabilité et à la richesse dans la ville d’Aquin où il devint propriétaire de quatre indigoteries et marguillier de la paroisse. Il avait épousé en 1726 à 37 ans Marie Bégasse, femme de couleur libre (mulâtresse), dont il eut douze enfants, et laissa son nom à un cap, un carrefour et une plage d’Haïti (Raymond-les-Bains)2. Quant à Julien, outre ses grandes propriétés familiales à Saint-Domingue, il deviendra en France par son second mariage avec une riche mulâtresse charentaise possesseur de grands biens fonciers et seigneur de la Poussarderie à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres), d'une valeur de 115 000 Livres.
On retiendra seulement de son action politique jusqu’à la Révolution qu’il fut successivement protégé, dès 1783, par le gouverneur général de Saint-Domingue Léonard de Bellecombe et le comte de Jarnac, Charles-Rosalie de Rohan-Chabot avant de rencontrer en France le ministre de la marine et des colonies de Louis XVI, Charles de La Croix, marquis de Castries à qui il remit son rapport pour l’égalité des droits civiques des hommes de couleur en évoquant sans doute auprès de lui la nécessité d’adoucir le sort des esclaves puisque des instructions royales en ce sens furent passées peu après, allant même en 1785 jusqu’à préparer l’abolition en Guyane en ordonnant de commencer à donner l’exemple par la libération des esclaves de la chaîne royale. Il rejoignit en octobre 1789 la Société des Colons Américains (de couleur). Il présenta en 1791 à la Constituante son mémoire intitulé Observations sur l'origine et le progrès du préjugé des colons blancs contre les hommes de couleur qui reprenait son rapport sur l’égalité et aboutit au décret du 15 mars en faveur des hommes de couleur nés de ère et mère libres. Partisan de l’abolition, il se rapprocha de Brissot et de ses amis et les commissaires civils Sonthonax et Polvérel le consultèrent avant leur départ pour Saint-Domingue. Il fut emprisonné en septembre 1793 à la suite de dénonciations auprès du comité de sûreté générale des deux colons esclavagistes Page et Brulley. Revenu à Saint-Domingue avec Sonthonax en mai 1796 en qualité d’agent du gouvernement chargé de réorganiser les plantations après l'abolition de l'esclavage, il ne l’accompagna pas à son retour forcé en France en juin 1800 et resta aux côtés de Toussaint Louverture dont il fut l’un des rédacteurs pour sa constitution autonomiste de 1801, ce qui amena Bonaparte à la placer sur la liste des traîtres à arrêter à l’arrivée de l’expédition Leclerc, mais il mourut avant, ce qui lui évita une arrestation infamante dans le cadre de sa fonction d’agent français.
Il ne manquait pas en effet d’ennemis, au premier desquels le commissaire civil Sonthonax qui le stigmatise comme « incertain et lâche, ne s’occupant que de l’exploitation des sucreries affermées pour son compte », depuis qu’il avait aidé Toussaint à l’expulser en 1797. Celui-ci en fera son régisseur général des domaines. Le colonel Vincent confirme : « faux, souple et lâche, sans patrie ni gouvernement, il a passé sa vie à faire de la musique. Ennemi du travail, il ne fait que rêvasser, surtout après la possibilité de faire fortune et de plaire à l’autorité du moment qu’il craint et qu’il déteste ». Son gendre, le Blanc Pascal, « secrétaire général du gouverneur [Toussaint], son faiseur et son conseil », est son associé en affaires « pour les fermes qu'ils se sont adjugées, il en a l'opinion et la même ingratitude envers la France » : il est, selon l’ordonnateur Périès, l’« un des intrigants les plus dangereux du conseil secret de Toussaint Louverture, le principal rédacteur de sa constitution […] et qui a eu l’impudeur de se constituer propriétaire des deux tiers des habitations du nord de Saint-Domingue » selon Dubroca qui paraît assez bien informé sur lui et pense qu’« il l’abandonnera sans doute afin de conserver le fruit de ses rapines qu’il a eu soin de déposer aux Etats-Unis d’Amérique ». Pascal était en fait un agent double qui finira par convaincre Toussaint, dans une longue lettre de douze pages aux circonvolutions politiques d’une extrême complexité, de se rendre au fatal rendez-vous de son arrestation sur l’habitation Georges.
On a pu aussi reprocher à Julien Raimond, dans un esprit abolitionniste, d’avoir sollicité – et obtenu – auprès du Club Massiac, redoutable organe de défense des grands colons, une audience pour plaider un accord qui aurait instauré une union sacrée des propriétaires pour préserver la traite et l’esclavage en accordant l’égalité des droits civiques aux Libres de couleur. Mais il faut bien resituer cette action dans son contexte temporel qui était celui des tout premiers temps de la Révolution, le 26 août 1789, dans la continuité d’une action pionnière pour l’égalité civique, initiée par lui-même le 15 mars, avant même la réunion des Etats Généraux à laquelle il demandait l’admission d’une représentation de ses congénères, rupture si inouïe pour l’époque qu’il ne reçut aucune réponse. Il est juste de lui donner crédit de cette première avancée et de l’évolution qu’elle entraîna dans les esprits et qui fut aussi la sienne.
Il signe le premier, avec Fleury, Honoré Saint-Albert et Dusoulchay de Saint-Réal, à Paris le 10 juin 1791, la Lettre des commissaires des Citoyens de couleur en France à leurs frères et commettans dans les isles françoises3, qui fait suite au décret du 15 mai, première victoire vers l’égalité politique dans la mesure où « les gens de couleur, nés de père et mère libres, seront admis dans toutes les assemblées coloniales et paroissiales futures, s’ils ont d’ailleurs les qualités requises », c’est-à-dire s’ils sont propriétaires. Il peut leur annoncer fièrement, qu’au terme de leur action, « l’assemblée nationale, par son décret solennel du 15 mai 1791 vient de vous rendre les droits que la tyrannie d’un préjugé vous avait ravis ».
Mais cette restitution implique de grandes obligations dont la première est de contribuer au rétablissement de l’ordre et de la paix. Il faut renoncer à la vengeance personnelle et et se confier à la loi. E respect de ce premier devoir est d’autant plus important que « les amis de la justice et de l’humanité », leurs « défenseurs », les considèrent à juste titre « comme le vrai boulevard des colonies ». Ils auront à le prouver, comme ils l’ont déjà fait avec bravoure en assurant la sécurité au prix de leur sang et en répandant l’instruction par l’exemple de leurs bonnes mœurs, de leur lutte contre le vice répandu dans les villes et de leur activité dans la culture de leurs plantations. Cela passe, avant l’intérêt, par l’humanité envers leurs esclaves :
« Sachez dédaigner les richesses que la vanité arrache, par l’oppression, à la servitude [...] Encouragez-les par de petits intérêts sur vos plantations, comme cela se pratique par plusieurs habitans… [petites cultures, volailles, heures de repos…] Les nègres qui en jouissent sont fort attachés à leurs maîtres […] attendez une honnête aisance de votre industrie progressive et non des larmes et du sang de vos esclaves [...] Et surtout... souvenez-vous que si vous l’avez réclamé avec force en votre faveur, vos esclaves le réclament aussi pour eux ». En quelques mots : Soyez justes et humains avec vos esclaves en les contenant ».
Sans entrer dans de plus larges développements, Julien Raimond et ses amis insistent par exemple sur les encouragements à la population auprès des mères de plusieurs enfants : « Accordez-leur même une liberté entière lorsqu’elles vous auront donné par ce genre de produit infiniment plus qu’un travail qui les eût exténuées », en précisant en note que « ces idées se retrouvent dans un édit du roi donné en 1784 en faveur des esclaves. On y défendait aux maîtres de faire travailler avant et après le jour. Il faut espérer que l’intérêt bien entendu fera ce que l’humanité commande ».
C’est ainsi qu’ils pourront « contribuer à l’avantage de la nation » et la « porter au plus haut point de bonheur, de gloire et de prospérité » en oubliant « tout ressentiment » et en rejetant « toute espèce de cabale et d’esprit de couleur ou de classe », y compris contre les quelques commerçants qui se seraient opposés à leurs droits. C’est de Bordeaux, du premier port pour le grand négoce transatlantique, que vient le bon exemple :
« Voyez avec quelle ardeur patriotique les Bordelois, abjurant les anciens préjugés, ont secondé la révolution qui s’est faite dans les idées ; avec quel zèle ils cherchent à maintenir vos droits. Que leur sainte humanité couvre d’un voile ceux de leurs frères qui vouloient vous condamner à l’ignominie, et ne voyez dans tous que des frères, que des membres de la grande famille des François, qui vous adopte ».
L’essentiel était dit, c’était la voix de la raison, qui ne fut malheureusement pas, pour les colons, entendue. Mais deux ans plus tard, en 1793, Julien Raimond précisait quelques idées, « lues à plusieurs membres de la convention et à plusieurs colons bancs [qui l’] ont tous engagé à les faire imprimer », dans ses Réflexions sur les véritables causes des troubles et des désastres des colonies, notamment sur ceux de Saint-Domingue, avec les moyens à employer pour préserver cette colonie d’une ruine totale adressées à la Convention nationale par Julie Raymond, colon de Saint-Domingue4.
Il pointe d’abord « la première faute que fit l’assemblée constituante sur l’objet des colonies » qui a été « de consentir à partager avec les assemblées coloniales le pouvoir législatif » en leur permettant de faire des « lois relatives aux hommes esclaves [souligné par nous ; on peut apprécier l’opportunité de ce rappel à l’humanité des esclaves], et d’une partie des libres ». Aucune révolution populaire ne réussit si elle n’avantage « la majorité du peuple ». Or, écouter les seuls colons blancs, c’était à la fois à l’évidence « mécontenter plus de la moitié de la population libre » (les Libres de couleur) et « les neuf dixièmes de la population totale des colonies », les esclaves qu’on aurait du « y intéresser en améliorant considérablement leur sort » et en les rendant « contents de leur nouvel état » pour en faire de « chauds partisans… et les malveillants eussent échoué dans leurs desseins perfides de les soulever ».
Pour Julien Raimond l’explication du soulèvement des ateliers du Nord en 1791 est claire. Il ne fait aucun doute « que les contre-révolutionnaires conseillèrent à ces colons de faire mettre quelques ateliers en insurrection pour prouver à l’assemblée constituante que c’était un effet du décret du 15 mai » en faveur des hommes de couleur. Qu’il fallait donc abroger ce décret pour revenir ensuite par celui du 24 septembre à remettre la décision aux assemblées locales. Une lettre imprimée fut envoyée pour cela à profusion à Saint-Domingue par un député de la colonie. Derrière cette stratégie se profile « le système perfide » des cours de Madrid et de Londres : « Quelque atroce que soit le projet de faire égorger les libres par les esclaves, les tyrans et leurs cours ne le mettront pas moins à exécution ». Le principal bénéficiaire d’un abandon général des Antilles aux esclaves révoltés serait pour finir la Grande-Bretagne, devenue maîtresse incontestée des mers et du commerce.
Mais on peut encore déjouer ce vaste projet du cabinet de Pitt visant à la destruction de nos colonies à laquelle l’Espagne a déjà participé en fournissant des armes aux révoltés « en considérant toute la population des libres et des esclaves comme un tout homogène » qu’il faut « porter à son plus grand bonheur […] En faisant arriver tous les libres à la plus grande latitude de liberté […], vous devez aussi rapprocher les esclaves de l’état de liberté, en sorte qu’ils puissent y arriver sans secousse et par les seuls moyens que la loi leur offrira ». Il faut « par nos sages lois […] rendre nos esclaves infiniment plus heureux qu’ils ne sont ». En somme, selon le mot de Charles Vilette cité en note : « Donnez à vos nègres la liberté et vous couvrez le sol des colonies de combattants ». Ils regarderont ns ennemis comme les leurs.
Ces considérations générales sont appuyées en annexe par un modèle de Proclamation à faire aux esclaves dans les colonies françaises qui s’ouvre sur un vibrant « Hommes abandonnés, » adressé aux esclaves tout en tentant de rassurer les colons : « la nation française doit avant tout s’occuper du soin de faire germer dans vos âmes les vertus nécessaires un nouvel état qu’elle vu destine » tout en conciliant « par de sages lois ses principes de justice avec les intérêts commerciaux de la métropole et ceux des colons qui ont des propriétés dans les colonies […] « Rentrez donc promptement dans l’ordre, hommes égarés et attendez dans un silence respectueux les lois qui doivent vous régénérer.
Vos âmes, depuis trop longtemps comprimées par l’avilissement et par des châtiments rigoureux, ont dû nécessairement se dégrader et voir s’éteindre ce feu divin qui fait naître et alimente les vertus nécessaires à l’homme et indispensables dans son état de sociabilité.
Déraciner de vos âmes les vices, les remplacer par des vertus : tel sera le premier soin de la loi.
Pour cela, il est nécessaire que vous soyez encore sous la tutelle de ceux qui seront chargés du soin d’améliorer votre sort, car ce ne eut être que par l’habitude constante à pratiquer ce que la loi exigera que vous vous montrerez dignes du bonheur où elle veut vous conduire ».
En d’autres termes : la liberté progressive préparée par l’éducation. Les quatre piliers en seront : « le respect des personnes et des propriétés », « l’amour et l’habitude du travail », « les mœurs ou vertus sociales », les « habitudes de convenance et d’usage ». Les moyens ne seront plus ceux qui avaient cours : devenir mère par un blanc, le rachat au gré du maître, la récompense pour bons services. Ils seront remplacés par une seule modalité d’affranchissement : le rachat au barème légal (prix fixes et dégressifs selon l’âge) sur pécule, heures ou jours de liberté (11h quotidiennes dues au maître, réductions à déduire), récompenses au mérite. Ce « temps d’éducation » sera « comme une espèce de minorité » comportant une « diminution d’esclavage » au mérite et débouchant sur « une liberté active ».
« Oh ! combien vous avez été égarés par ces hommes perfides qui ont placé dans vos mains les torches et les poignards pour rétablir l’ancien ordre de choses à force de crimes ! […] Des perfides vous ont trompés […) vous devez à la générosité de la nation de les lui dénoncer afin qu’une prompte justice mette un terme à leur méchanceté […] Obéissez donc promptement à des lois faites pour votre bonheur, ou le châtiment le plus terrible suivra de près votre refus ».
Une longue conclusion rappelle donc – après être revenue sur les exactions à l’encontre des Libres de couleur, et notamment l’affaire Ogé, et la dénonciation de Page et Brulley et des contre-révolutionnaires du Cub Massiac – qu’il faut considérer les esclaves « comme de grands enfants dont les facultés morales et intellectuelles, loin d’avoir été cultivées ont été au contraire dégradées par l’avilissement de leur état » que « la loi, en les tenant encore dans une espèce de tutelle » doit leur donner le temps de réparer et en leur accordant même au besoin une petite propriété indépendante du caprice de leurs maîtres ».
Au-delà des aspects qui, hors du contexte chronologique d’époque, pourraient aujourd’hui susciter nos réticences sur un plan moral (notamment l’assimilation infantile), cette dernière proposition – qui paraît annoncer un « système Polvérel » amélioré et les distributions de terres effectuées plus tard par le président Pétion – est de nos jours d’une particulière acuité.
1 Pour plus de détails sur sa vie, sa famille, son action dans la colonie, voir Jacques de Cauna, L'Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d'Amérique (17e-18e s.), Biarritz, Atlantica, 1998, p. 190-196 et 384-388.
2 Jacques de Cauna, article « Julien Raymond » dans Mario Graneri-Clavé, Le Dictionnaire de Bordeaux, Toulouse, Ed. Loubatières, 2006.
3 La Révolution française et l’abolition de l’esclavage. Textes et documents, Paris, EDHIS, 1968, 12 t., t. XI, n° 3, 7 p.
4 La Révolution française et l’abolition de l’esclavage. Textes et documents, Paris, EDHIS, 1968, 12 t., t. XI, n° 7, 36 p.