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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Madame de Duras et Ourika (1823), au-delà de l'abolitionnisme

24 Avril 2020, 14:33pm

Publié par jdecauna

Madame de Duras et Ourika (1823), au-delà de l'abolitionnismeMadame de Duras et Ourika (1823), au-delà de l'abolitionnisme

Claire Louise Bonne de Coëtnempren de Kersaint, demoiselle d’ancienne noblesse bretonne née à Brest en 1777, connut à la Révolution l’exil à la Martinique où sa mère, créole née d’Alesso d’Eragny, avait de grands biens, c’est-à-dire des habitations, plantations à esclaves dont la plus célèbre est encore aujourd’hui la sucrerie La Frégate qui a laissé son nom à un quartier et un îlet sur la côte est de l’île, au François. Son père, le capitaine de vaisseau comte de Kersaint, prénommé Armand Guy Simon et qui portait d’argent à trois tours crénelées de gueules, appartenait à cette vieille noblesse éclairée qui au début avait soutenu la révolution, ce qui l’avait entraîné vers le groupe girondin auquel il s’était agrégé, finissant comme eux par être guillotiné le 4 décembre 1793 après avoir refusé de voter la mort du Roi. Ce père brillant qu’elle admirait avait publié, à la fin de l’année 1791 après l’insurrection des ateliers du nord de Saint-Domingue, une brochure intitulée Suite des moyens proposés à l’Assemblée nationale pour rétablir la paix et l’ordre dans les colonies qui comportait aussi des notes de Julien Raimond et présentait un projet original très détaillé d’affranchissement des esclaves, le seul à distinguer, avec des modalités différentes d’exécution et selon leurs qualités de créoles ou bossales, l’âge et les situations de familles, les esclaves travaillant dans les plantations des esclaves artisans ou domestiques. Pour ces derniers, la libération immédiate s’impose, mais ils paieront ensuite par le produit de leur travail une commission d’indemnisation. Pour les autres, il distingue les esclaves créoles, nés dans la colonie qui seront affranchis à condition de continuer à travailler selon leur âge, dix, quinze ou vingt ans dans la plantation du maître, c’est-à-dire qu’ils assureront leur rachat. Quant à ceux qui viennent d’arriver aux îles, les nègres « de Guinée », ils seront des « enfants mineurs de la patrie » qu’un tribunal spécial pourra affranchir après un examen de liberté à l’issue d’un certain temps de travail. Les enfants seront libres après 25 ans et les couples après vingt ans de mariage et 4 enfants vivants.

Après avoir rétabli la situation matérielle des biens créoles, Claire de Kersaint émigra en Angleterre où elle devint duchesse de Duras par son mariage d’amour à 20 ans à Londres en 1797 avec un émigré, comme elle, qui, curieusement pour un gascon, portait deux prénoms bretons : Amédée Malo Bretagne de Durfort de Duras. Il était issu de cette très ancienne maison de Guyenne alliée entre autres aux Noailles (sa mère), Laporte Mazarin, Lévis-Ventadour, La Tour d’Auvergne, Bourbon-Montpensier… mais aussi, ce qui explique ses deux prénoms inattendus, aux nobles bretons de Coëtquen de Combourg par sa grand-mère dont une partie de la dot, le comté de Combourg, son château et ses terres, venue ainsi en apanage aux Duras, avait été vendue par son époux en 1761 au père de Chateaubriand. On sait la grande fortune littéraire que connut ce nom de Combourg sous la plume de Chateaubriand, dont on ne sera pas surpris qu’il devint le grand ami de la duchesse qu’il appelait « ma sœur », faute sans doute de lui porter la même passion qu’à Madame de Récamier.

Mais c’est dans le vieux château de famille de Duras, aux confins de l’actuel département du Lot-et-Garonne et de ceux de la Dordogne et de la Gironde, que l’on peut voir en bonne place le portrait le plus connu de la duchesse, une gravure de Mademoiselle Jaser qui la représente coiffée « à la turque » d’une sorte de turban censé sans doute rappeler le madras cher à ces dames créoles dans l’esprit de l’auteure de la gravure qui lui a de surcroît attribué un teint assombri pour faire bonne mesure. La créolité maternelle, un père Girondin, une éducation de grande aristocrate éclairée, autant de bonnes raisons pour la duchesse, qui deviendra la grande amie de l’abolitionniste Germaine de Staël, la fille du ministre Necker, de se sentir proche des lumières aquitaines sur le sujet de l’esclavage…

Rentrée en France en 1808 après les années difficiles qui avait suivi la mort du père et l’émigration forcée, elle revint sous la Restauration à Paris où elle tenait salon dans l’appartement des Tuileries que la charge de premier gentilhomme de la chambre du roi Louis XVIII avait apporté à son époux. On y côtoyait l’élite de la société littéraire, artistique et scientifique de l’époque, le philologue Humboldt, frère de l’explorateur, le physicien Arago, le zoologiste Cuvier, l’historien Barante, Pozzo di Borgo, passé du service des Corses au service du tsar, Talleyrand, Marmont et autres ducs ou maréchaux, Charles de Rémusat, auteur de L’habitation de Port-au-Prince ou l’insurrection (1824), des femmes de lettres comme la comtesse de Boigne et la marquise de La Tour du Pin, mémorialistes, et surtout Madame de Staël, auteure de Delphine (1802), et bien sûr Chateaubriand.

C’est là qu’elle présenta (sans doute) à ce public de choix et publia en 1823 sous la couverture de l’anonymat, le roman qu’elle avait imaginé à partir d’une anecdote bien réelle. Le chevalier de Boufflers, nommé gouverneur au Sénégal, s’étant ému du sort des malheureux captifs destinés à la traite, avait libéré trois d’entre eux, enfants orphelins pour les sauver en les envoyant à ses amies et parentes en France, toutes de familles propriétaires de grandes biens à Saint-Domingue : une petite fille, « jolie, non pas comme le jour, mais comme la nuit » à Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon, duchesse d’Orléans, mère du futur roi Louis-Philippe (sucrerie de Chartres au Cul-de-Sac) ; un petit Vendredi, « noir comme l’ébène », à Delphine de Sabran, mère du marquis de Custine (sucrerie Custine à la plaine des Cayes), et une autre petite fille de trois ans, prénommée Ourika, à la princesse de Beauvau, née Rohan-Chabot, épouse du maréchal de Beauvau-Craon (sucrerie Beauvau-Craon au Trou), frère de la marquise de Boufflers.

C’est la vie de cette jeune esclave, revue par l’imagination de la duchesse de Duras, qui fait l’objet de la fiction romanesque dont le prénom d’Ourika est le titre. Elevée comme une princesse, la jeune fille découvre soudain son identité réelle lorsqu’elle tombe amoureuse du petit-fils de sa bienfaitrice que sa couleur lui interdit à jamais de se marier dans la société où elle a grandi. « Qui voudra jamais épouser une négresse ? »  entend-elle par hasard derrière un paravent…, comment pourrait-elle trouver « quelqu’un qui consente à avoir des enfants nègres… ». Elle découvre dès lors progressivement et prend de plus en plus en horreur sa qualité de « négresse », terme dont chaque répétition scande la découverte irrémédiable de l’ampleur de sa marginalisation, et, désespérée, ayant pris son corps en horreur, se retire dans un couvent pour y mourir de langueur.

Parallèlement à l’interrogation identitaire envahissante, les dernières illusions tombent une à une : l’espoir de « trouver sa place » dans « ce grand désordre » de la Révolution, « tous les rangs confondus, tous les préjugés évanouis » cède la place au « ridicule », aux « petitesses », à « la fausse philanthropie... lorsque la Révolution cessa d’être une belle théorie et qu’elle toucha aux intérêts intimes de chacun », pour finir par les « prétentions », les « affectations », les « peurs » et « la violence ». « On commençait à parler de la liberté des nègres... », mais, pour Ourika, à la possibilité entrevue d’une assimilation à ses « semblables » qu’elle présume « bons » vient se substituer l’horreur des massacres de Saint-Domingue… l’affliction et la honte d’appartenir à une race proscrite… une race de barbares et d’assassins ». Après le « grand crime » de la confiscation des biens des émigrés et ceux de la Terreur, il faut tenter de se retrouver dans « les débris de la société de Mme de B. » et de survivre à l’arrivée des nouveaux-venus dans le cercle familial, à leur surprise teinte de dédain : « J’aurais voulu être transportée dans ma patrie barbare, au milieu des sauvages qui l’habitent, moins à craindre pour moi que cette société cruelle qui me rendait responsable du mal qu’elle seule avait fait ».

Le coup de grâce est porté par le mariage de Charles avec une jeune aristocrate, de même haut rang, Anaïs de Thémines, consacré par la naissance d’un bel enfant. Ourika en vient pour finir à regretter de n’avoir pas été « la négresse esclave de quelque riche colon » qui « dans son humble cabane » le soir avec le « compagnon de sa vie » recevrait l’affection des « enfants de sa couleur » qui l’appelleraient « mère » et « s’endormiraient dans ses bras ». D’autant que sa protectrice lui révèle brutalement que « si elle n’était pas folle d’amour pour Charles, elle prendrait fort bien son parti d’être une négresse », réduisant ainsi à « une passion malheureuse, une passion insensée » un profond mal-être que l’on n’hésiterait pas à qualifier aujourd’hui de désespoir existentiel.

Au-delà du romantisme d’actualité de l’intrigue amoureuse et des méandres lamartiniens d’un ouvrage dont on sent bien tout ce qu’il doit beaucoup à Chateaubriand qui en aurait été l’inspirateur, au-delà même de l’engagement frontal sur la question de l’esclavage et des colonies qui agite le monde intellectuel de l’époque, la France en particulier avec l’indépendance de Saint-Domingue, c’est en effet une question intemporelle que pose Ourika, celle de l’altérité, du droit à la différence, avec ses conséquences psychologiques et sociales de dévalorisation personnelle, de négation sociale et de marginalisation qui relèvent de l’éternelle confrontation humaine des êtres.

Ourika n’est certes pas la première ni la plus connue des dénonciations littéraires du racisme. On peut penser à Montesquieu, Voltaire, Diderot… et aux nombreuses variantes plus ou moins exotiques des amours impossibles, du More de Venise de Shakespeare au Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre dans le cadre créole de l’Île Bourbon, ou mieux, à Olympe de Gouges qui avait déjà porté à la scène une idylle entre deux Noirs. Etant entendu que ces deux dernières œuvres ne touchent pas la question de la relation amoureuse interraciale qui fait le fond d’Ourika.

Cette courte nouvelle d’une remarquable concision, se présentant comme une confession à la première personne en forme de thérapie à son médecin, surprend par la modernité du sujet et de la manière dont il est abordé. Au moment où se négocie l’indépendance de Saint-Domingue, c’est à la fois la colonisation avec son corollaire fondateur du racisme, autant que l’illusion de l’assimilation, qui sont dénoncés par la duchesse de Duras, sans oublier l’impasse psychologique destructrice créée par une situation inacceptable dans la négation de l’être qu’elle représente. Comme le dit très bien Léon-François Hoffmann, c’est la première fois dans la littérature française que « le préjugé de couleur est exposé dans toute son absurdité ». La nouveauté est aussi dans la forme. Madame de Duras n’adopte pas le ton vengeur des écrivains engagés dans une lutte idéologique. Pour avoir été composé sur le mode mineur, son roman n’en a été que plus percutant »1.

 

1 Léon-François Hoffmann, Le Nègre romantique, Payot, 1973.

 

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Don Cristóbal Arnaldo de Isasi, le Basque rebelle de la Jamaïque

19 Avril 2020, 15:55pm

Publié par jdecauna

Blason et Palacio de Isasi à EibarBlason et Palacio de Isasi à Eibar

Blason et Palacio de Isasi à Eibar

Don Cristóbal Arnaldo de Isasi, le Basque rebelle, dernier défenseur de la Jamaïque espagnole (1655-1660)

Pr Jacques de Cauna, docteur d’État (Sorbonne), article paru dans Baskulture

 

Quasiment inconnu de l’ensemble des historiens de la Caraïbe, et du reste du monde, Don Cristóbal Arnaldo de Isasi reste l’objet d’une remarquable dévotion respectueuse en Jamaïque où son nom est toujours cité, plus ou moins déformé par la langue anglaise, notamment dans tous les ouvrages scolaires, à l’occasion du chapitre obligatoire que constitue la saga des célèbres Marrons des Montagnes Bleues1, esclaves fugitifs qui, fait exceptionnel dans l’histoire mondiale, finirent par obtenir des Anglais en 1739 la signature d’un traité de coexistence pacifique et de reconnaissance de leurs droits à un gouvernement autonome avec la Couronne britannique dans leur village-capitale secret de Nanny Town, du nom de celle qu’ils considéraient comme leur reine historique. Ce haut fait d’armes, au terme d’un long parcours de luttes de résistance à l’oppression et de conquête de la liberté, consacre pour tous les descendants d’esclaves aux Antilles la reconnaissance officielle d’une dignité dont les Jamaïcains sont à juste titre très fiers et qui a été reconnue par l’inscription du site par l’Unesco en 2015 au patrimoine mondial de l’humanité. On peut regretter toutefois que dans le descriptif qui accompagne cette reconnaissance officielle ne figure pas une seule fois le nom basque d’Isasi, qui en fut à l’origine historique mais est sacrifié sans doute pour les besoins d’une cause réduite à une transmission patrimoniale de valeurs communes des premiers habitants amérindiens taïnos aux esclaves noirs.

 

Les Isasi, Basques créoles d’Amérique

Un rapide retour sur les événements historiques et leur protagoniste nous permettra de mieux comprendre la nature du lien qui a pu exister quatre siècles auparavant entre ces noirs fugitifs et un noble Basque. On verra aisément comment, en un mot, Isasi portait en lui la composante essentielle de l’âme vasconne, cet irrépressible esprit de résistance à l’oppression qui se traduit en rébellion libertaire dans un cadre montagneux d’accès difficile face à l’invasion étrangère.

Lorsque la formidable armada navale anglaise de conquête envoyée par Cromwell aux Antilles sous le commandement de l’amiral Penn et du général Venables se présente devant la côte jamaïcaine en 1655 après l’échec de son entreprise sur Hispaniola, la grande île, très peu peuplée comme la grande majorité des possessions de l’immense empire de l’Amérique espagnole, ne compte qu’un peu moins de deux milliers de personnes de toutes classes comprenant seulement 500 Espagnols en état de porter les armes, leurs femmes et leurs enfants, à peu près autant d’esclaves noirs, quelques dizaines de noirs et mulâtres libres, d’indiens Arawaks survivants (les Taïnos) et d’aventuriers étrangers, dont quelques flibustiers français. La plupart des colons, créoles aux familles installées depuis les premiers temps, parfois depuis Christophe Colomb, sont d’ailleurs étroitement apparentés entre eux par leurs mariages endogamiques quand ils ne se sont pas mêlés au fil des ans aux autochtones indiennes ou à leurs esclave noires « ménagères ».

Un enquêteur royal arrivé en 1649 se plaint amèrement de l’un de ces créoles, le plus riche de tous, Don Francisco de Leyba Yzazi [sic] qui le reçoit très mal et qu’il dénonce pour avoir depuis seize ans, bien que marié, des relations avec une femme de couleur. C’est le traditionnel conflit en Amérique latine entre ceux des Blancs qui sont nés sur place (Criollos) et les Européens nouveaux venus (Chapetons ou Gachupinos, ceux que les Français nommaient Moutons France). Le nom indubitablement basque d’Isasi, mal rendu ici en Izazi, est orthographié de plusieurs manières : Ysassi, Issasi, Isasi, Sassi…, selon les scripteurs, et le plus souvent déformé dans les ouvrages jamaïcain en Xassi. Sa mère, Doña Lorenza Ysassi, était la sœur de Don Cristóbal Ysassi. Le couple eut un fils unique Don Cristóbal de Leiva Ysassi, neveu et commandant en second de Don Cristóbal Arnaldo de Ysassi, le gouverneur rebelle. La famille, de grande antiquité en Guipuzcoa, portait en partie les armes chevaleresques des Marzan de Isasi.

Les Isasi étaient alliés notamment aux Proenza (Don Francisco de Proenza, le plus influent des créoles à l’époque, marié à Doña Yñez de Leiva y Espinoza), aux Leyba ou Leiva (Don Francisco de Leiva Ysassi, fils de Cristóbal et Lorenza Ysassi) et Cartagena (Francisco de Leiva Cartagena), tous formant une même famille élargie dont les membres avaient pris l’habitude de se partager les quelques rares charges, offices royaux et honneurs qu’offrait l’île. On conçoit que la résistance à l’invasion anglaise fût devenue immédiatement pour eux quelque chose comme une affaire de famille. De manière significative, dès le départ du dernier gouverneur nommé et imposé par la métropole, c’est sur ces natifs du pays, créoles et parfois métis, que reposa la défense de la colonie. La famille Ysassi, des plus distinguées, illustrée par cinq générations jamaïcaines, pouvait mettre en avant ses longs services et ses racines profondes venues du Pays Basque, depuis l’ancêtre fondateur venu le premier en Jamaïque pour y commander le fort du premier établissement espagnol dans l’ile, à Sevilla la Nueva où avait débarqué Colomb, sur cette côte nord qui sera chère à son héritier Cristóbal Arnaldo dont le père avait été gouverneur...2

Cette prestigieuse parentèle s’étendait aussi bien dans l’espace caribéen que dans les temps historiques de l’Empire. Elle lui permettait de soutenir partout ses appels à l’aide contre l’Anglais. Le père de Don Cristóbal était le capitaine Don Cristóbal Sanchez Ysassi, mentionné comme officier royal et fils d’un conquistador dans une lettre au Roi, un temps gouverneur par interim, marié deux fois. Et Don Blás Ysassi Arnaldo, lieutenant gouverneur à Santiago de Cuba, n’était rien d’autre que l’un de ses nombreux frères et demi-frères, comme d’ailleurs Sebastian de Ysassi Proenza, ainsi qu’à Puerto-Rico, l’évêque Don Francisco Arnaldo Ysassi.

Même le vieux gouverneur Ramirez de Arellano était son parent par Don Juan Domingo Ramirez de Arellano y Mendoza, 9e comte d’Aguilar et marquis de la Hinojosa, époux de Doña Maria Augustina Sarmiento y Sotomayor, dame de la reine Marie Anne d’Autriche, soeur de Don José Joaquin Sarmiento de Isasi, marquis du Sobroso, né en 1642 de Doña Juana de Isasi Idiáquiez Ladrón de Cegala, 2e comtesse de Pié de Concha. Elle était fille d’Antonio de Isasi Idiáquez, capitaine de la flotte des galères de Naples en 1616 puis amiral commandant l’escadre de Guipúzcoa en 1639 pour S.M., puis général de toute la flotte de la Terre Ferme en 1647, chevalier de l’Ordre d’Alcantara et des Suprêmes Conseils de Guerre et de Marine. C’est lui que l’on trouve en 1648 inspectant les fortifications de Portobello, grand port de départ des flottilles de l’argent de la Nouvelle-Grenade, sur l’actuelle côte de Panama.

Signe sans équivoque, un autre de ses proches parents, le noble Juan de Leyva y de La Cerda, né à Alcala de Henares, 5e marquis d’Adrade, second comte de Baños, fils de Pedro de Leyva y Mendoza, capitaine général des galères d’Espagne, après avoir combattu sur mer, comme son père, les pirates algériens Barbaresques d’Alger, fut nommé vice-roi de la Nouvelle Espagne par Philippe V à 56 ans, en 1660 avant de mourir dans un monastère où il s’était retiré pour expier une vie un peu trop agitée.

Cette position sociale américaine de premier plan, dans la lignée des conquistadores, explique beaucoup de choses (comme on le voit pour la famille du poète José Maria de Heredia à travers Les Trophées par exemple). Les premières valeurs, héréditaires, qui le commandaient dans son action ne pouvaient être que la bravoure, l’honneur et la fierté, jusqu’à la vanité parfois, un patriotisme virulent, une foi religieuse et un inflexible courage associé à une indéniable rudesse guerrière féodale (il avait tué de sa propre main en 1640 un aventurier français surnommé Pedro)3. On comprend aussi ses difficultés parfois à coopérer, à partager le pouvoir, ses déceptions devant certaines réactions timorées et les désertions, mais tous les natifs de l’île, blancs, noirs ou métis, avaient confiance en lui, le respectaient et le soutenaient naturellement avec ferveur.

 

L’invasion anglaise de la Jamaïque et la résistance espagnole

Lorsque l’armada des trente navires de l’amiral Penn entre dans la baie de Caguaya et commence à débarquer à l’aube du 21 mai 1655 ses sept mille hommes au Fort Passage, le vieux gouverneur espagnol, Juan Ramírez de Arellano, ancien alcalde du fort d’El Morro de La Havane, très affaibli par l’âge, est bien en peine pour se défendre, ne disposant pas des forces suffisantes et la résistance va s’effondrer très rapidement. Seule une batterie côtière commandée par le maître de camp Francisco de Proenza, à la tête de quelques recrues inexpérimentées, échange quelques coups de canons avec l’envahisseur avant d’évacuer vers Santiago de la Vega (l’actuelle Spanish Town) où la capitulation sera signée le 27 mai, les Anglais demandant l’évacuation de l’île et offrant en contrepartie la possibilité pour les Espagnols de s’embarquer pour la destination de leur choix.

Mais quelques irréductibles, une soixantaine d’hommes, sous l’impulsion d’Isasi et de Proenza, décident de résister en se retirant dans l’intérieur montagneux de l’île, resté sauvage et inexploité, après avoir offert la liberté aux esclaves qui les suivraient. Ils y rejoignirent les quelques premiers fugitifs qui s’étaient installés dans des lieux inaccessibles et entamèrent avec eux et leurs chefs Juan de Bolas (Lobolo) et Juan de Serras une guérilla qui s’annonçait longue et qui durera effectivement cinq ans. Proenza, déjà vieux et devenu rapidement aveugle, mourut, laissant Isasi seul aux commandes, installé à Guatibacoa, à un jour de marche au sud de la capitale avec un troupeau de 2000 bêtes et comme sergent major son très proche parent le capitaine Don Cristóbal de Leyba

Un an plus tard, les troupes anglaise subsistantes étaient réduites à 2 500 hommes par la maladie et la faim, et Isasi, à la tête d’une centaine d’hommes, blancs et noirs confondus, poursuivait son harcèlement des soldats anglais isolés devenus habitants, en tuant notamment une quarantaine dans une embuscade meurtrière après avoir mené une attaque de nuit contre la capitale qui s’était soldée par quelques maisons hébergeant des soldats brûlées. Reconnu Gouverneur pour le Roi pour ses services dans la défense de l’île, il finit par obtenir un renfort de 300 soldats venus durant l’été de l’île voisine de Cuba et qu’il avait demandé au gouverneur de Santiago, Don Pedro Bayona de Villanueva, d’ascendance basque4, comme le Gouverner général à La Havane, le capitaine José de Aguirre. Mais cette troupe étrangère, mal dirigée, fut défaite près d’Ocho Rios (et du site actuel de Dunn’s River Falls) par les 900 hommes réunis par le gouverneur anglais O’Doyley dans ce qu’on appela la bataille de Las Chorreras (Ocho Rios), le 30 octobre 1657.

L’année suivante, en 1658, il fit une nouvelle tentative à Rio Nuevo avec des renforts lus nombreux venus de Nouvelle-Espagne (Mexique et pays voisins) et débarqués dans ce petit port de la côte nord le 20 mai. Il avait là sous ses ordres, 31 capitaines des Tercios Mexicanos (régiments), autant d’enseignes, 28 sergents et 468 soldats auxquels se joignirent une cinquantaine de ses guérilleros bien aguerris. Il fit construire un fort où il put tenir trois jours de siège au canon, du 25 au 27 juin, avant de devoir s’enfuir à nouveau devant les 700 hommes portés par 10 navires qu’avait pu réunir D’Oyley, appuyés par une importante artillerie. Près des deux tiers des Espagnols furent tués ou blessés, bon nombre de ces derniers ne survivant pas aux maladies tropicales, 150 faits prisonniers et 11 drapeaux, 6 canons et la plupart de leurs armes et munitions pris… pendant que les Anglais ne perdaient que 60 hommes.

Isasi tenta encore de résister jusqu’à ce qu’il soit finalement défait à nouveau en 1660 et obligé de s’enfuir définitivement (certains disent par l’endroit encore nommé Runaway Bay) avec ses derniers fidèles subsistants. L’élément déterminant, outre la mésentente qui s’était développé avec Bayona de Villanueva, fut la défection d’un ancien esclave noir devenu chef de bandes de marrons qui contribua activement à cette défaite en trahissant Isasi. Juan de Bolas s’était en effet brusquement rangé aux côtés des Anglais contre ses anciens compagnons, inaugurant ainsi une longue tradition d’utilisation par les forces coloniales des compétences des anciens marrons dans la chasse à leurs congénères. Dix ans plus tard, en 1670, par le Traité de Madrid, la couronne espagnole cédait définitivement la Jamaïque à l’Angleterre.

 

Un héros basque inconnu

On aimerait en savoir plus sur ce héros méconnu dont certains envisagent même, pour expliquer sa résilience locale et son autorité reconnue sur les Noirs, qu’il ait pu « ne pas être tout à fait blanc », c’est-à-dire qu’il fût un mulâtre, ce qui était assez courant dans les élites hispano-américaines beaucoup moins regardantes que les françaises sur le préjugé de couleur parmi les créoles. Mais rien de concret ne vient à l’appui de cette insinuation. Il est vrai que ses écrits révèlent une curieuse orthographe dont il est difficile de tirer des enseignements définitifs sur sa manière de parler, assurément peu classique, et sur la rudesse de l’homme, peu lettré, ce qui était courant chez les créoles. Tout en expliquant sans ambages qu’il tue les prisonniers par sécurité, il affiche son goût pour les belles armes, les décorations, les beaux habits qu’il prélève sur ses victimes lors des pillages qu’il offre pour paiement de leurs services à ses hommes et dont il prend la part du lion. En un mot, il ressemble davantage à un flibustier qu’à un gentilhomme de bon ton d’une cour européenne.

On se souvient parfois sur la côte nord qu’Isasi se réfugia un moment dans les grottes de Runaway Bay et sur un îlet de la baie de Saint-Ann, face à la plantation de Drax Hall. Mais à part cela, rien ne rappelle en Jamaïque son action, en termes de monument, plaque commémorative, noms de lieux ou de descendants en ayant conservé et cultivé le souvenir. Mais la mémoire du nom subsiste, elle, dans de nombreuses familles issues des différentes branches des Isasi aux Amériques. La plus connue peut-être est sans doute celle de l’ancienne présidente chilienne au nom français, Michèle Bachelet. Parmi ses ancêtres figure en effet la famille de Don Miguel Jorge de los Dolores Marzán de Isasi y Hurtado de Mendoza dont les armes – qui rappellent celles des Isasi d’Eibar – sont parfaitement connues dans leur simplicité que nous lisons ainsi : D'or à l’arbre de sinople affronté de deux loups de sable rampants. Le premier américain de cette branche des Isassi, qui était venu de Cadix et passé à Carthagène des Indes avant 1720 était un Marzán marié à une Isasi y Urueta, tous deux d’Olite en Navarre. Ces Marzán ou Marsan espagnols descendaient tous d’un chevalier Arnald de Marzán qui en 1297, le 25 octobre, vendit au sacristain Domingo Perez un jardin potager sis au quartier de San Cebrian de Huesca pour 640 sueldos jaqueses5. Cet Arnaud de Marsan était issu par peu de degrés (sans doute l’un de ses petits fils) de Pierre, vicomte de Marsan et comte de Bigorre (Petrus, comes Bigorra, vicecomes de Marciano), le fondateur de Mont-de-Marsan, qui était aussi seigneur des maisons de Saragosse qu’il cède à l’ordre du Temple et de Tarazona dont il avait reçu les honneurs en 1130 (Pere de Marzan, comite de Bigorra, in Tarazona) et qu’il tenait de son beau-père Centulle de Bigorre, frère de Gaston de Béarn, qui avait reçu ceux de Saragosse, dès 1119, puis de Huesca et Uncastillo, dans la vassalité du roi d’Aragon6.

En Hegoalde aujourd’hui (Pays Basque espagnol), la trace la plus remarquable de la famille est le palacio des Isasi à Eibar en Guipúzcoa, autrement connu sous le nom de Markeskua. Récemment restauré, il abrite aujourd’hui une institution d’enseignement supérieur, l’Udako Euskal Unibertsitatea où se donnent des cours académiques, conférences, séminaires, congrès, rencontres culturelles diverses. C’est une grande bâtisse rectangulaire classique, semblable à beaucoup d’autres de la même époque, sobre et compacte, à plusieurs fenêtres et une porte surmontée d’un arc en plein cintre à larges voussoirs. Le seul élément qui attire vraiment l’œil est, à mi-façade, une plaque finement gravée représentant artistiquement les armes de la famille, ou plutôt des deux familles alliées car il s’agit d’un blason bipartite. Et nous savons que les premiers habitants du palais à la fin du XVIe siècle ont été Martin Lopez de Isasi et Domenja Orbea, originaire de la tour d’Unzaga à Eibar, famille dont les armes représentent un chevalier au clair de lune et un arbre. La description qui en est donnée en espagnol est lacunaire, la pierre gravée n’ayant pas apparemment restitué les couleurs, ou la correspondance en lignes et points n’étant pas connue du graveur : por un lado un castillo con tres estrellas, al que rodea una bordura con cadenas; por otro, un árbol, al que parece ser le faltan tres lobos atravesados que aparecían en el escudo original de la familia. Dos leones defienden el escudo. Nous n’avons pu malheureusement contrôler sur place. En principe, les armes de l’époux et donc de Isasi devraient se trouver à dextre en termes héraldiques (c’est-à-dire dans le parti gauche de l’écu, celles des Orbea à senestre), et répondre à la description originelle : D'or à un poirier au naturel fruité de gueules et deux loups passants au pied de l'arbre, un devant et brochant, l'autre derrière, accompagné en chef d'une étoile d'azur. Supports : deux lions (on croit apercevoir ici plutôt deux sauvages). Ce dernier détail, comme la nature exacte du cimier à lambrequins surmontant l’écu, pouvant faire l’objet d’une recherche sur les lieux, tout autant que la visite d’un gîte rural voisin appelé la Torre de Isasi qui serait le lieu d’origine de la famille selon certains7.

 

1 Ou Windward Maroons, plus anciennement Spanish Maroons, pour les différencier d’un autre groupe installé à l’ouest de l’île, les Leewards Maroons. Voir l’historien jamaïcain Carey Robinson, The fighting Maroons of Jamaïca, Kingston, Collins & Sangster, 1971.

2 Sir Edward Long, Esqu., The History of Jamaïca. Or, general survey of the antient and modern state of the island: with reflections on its situation settlements, inhabitants, climate, products, commerce, laws, and government, London, T. Lowndes, 1774, 3 vol.

3 Jacques de Cauna-Ladevie, la diaspora des colons de Saint-Domingue et le monde créole : le cas de la Jamaïque, dans Revue française d’histoire d’outre-mer, n° 304, p. 334.

4 Notice dans Auñamendi Eusko Entziklopedia, Eusko Ikaskuntza.

5 Archivo Historico Nacional, Clero Secular-Regular, CAR 726, NUM 6. Dans la Seccion Nobleza des mêmes archives, le contrat de mariage de Magdalena de Marsan avec le comte de Belalcazar, fils du duc de Béjar, la dit « fille du prince de Pons [descendant de Françoise de Marsan], descendante de la maison royale de Lorraine (Loreno) ».

6 Carlos Laliena Corbera, Les nobles francos en Aragon. La réorganisation aristocratique en Aragon (1134-1137), dans Annales du Midi, 2000, p. 155, 167. Voir aussi Jacques de Cauna, Cadets de Gascogne. La Maison de Marsan de Cauna, Capbreton, 2001, tome II.

7 Charlotte de Castelnau L’Estoile, Connaissance et pouvoirs : les espaces impériaux (16e-17e s.), PU Bordeaux, 2005, p. 290

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Armand de Belzunce et Haïti

13 Avril 2020, 16:09pm

Publié par jdecauna

Sur les traces de Belzunce. La citadelle du roi Christophe.

Sur les traces de Belzunce. La citadelle du roi Christophe.

Armand de Belzunce, la rénovation du système de défense colonial et l’indépendance d’ Haïti

Hommage à Madame Jean de Bertier, née Thérèse de Belzunce, décédée le 19 avril 1919

Armand, vicomte de Belzunce, fils de Charles, vicomte de Méharin, et de Marie-Anne Haranader, de la très ancienne famille noble navarraise des vicomtes de Belzunce dont les ruines du château féodal se voient encore aujourd'hui à Ayherre en Arbéroue (Basse-Navarre), est le prototype du gouverneur militaire que seuls ses talents guerriers ont propulsé à la tête de la colonie. Il était venu en effet à Saint-Domingue en 1762 comme Lieutenant-Général, Commandant Général des troupes de sa Majesté en Amérique, avant d'être nommé Gouverneur Général de Saint-Domingue, après une longue série de gouverneurs de temps de guerre issus de la Marine dont le Béarnais Ducasse avait été le plus remarquable représentant, avec le changement notable qu'on avait fait appel, en sa personne, pour la première fois, à un officier de l'armée de terre.

Très jeune pour la fonction (né en 1722, il n'avait que 40 ans), Armand de Belzunce, ancien bailli du pays de Mixe, avait cependant derrière lui, une carrière bien remplie commencée comme Lieutenant à 23 ans, puis Capitaine des Dragons à 25 ans, Colonel à 29 ans, et enfin Brigadier à 38 ans, Major Général de l'Infanterie à l'armée du Duc de Broglie en 1759 et Gouverneur de l'Ile d'Oléron puis de Belle-Isle (1761). Il s'était surtout illustré en défendant avec succès Göttingen dans le Hanovre l'année précédant son arrivée aux îles.

Il fut malheureusement emporté prématurément, le 4 août 1763, à peine cinq mois après sa prise officielle de fonction dans l’île, le 7 mars 1763, au Trou-du-Nord où il résidait depuis un an, sans avoir été marié. Rien ne résume mieux le caractère tout féodal du personnage que l'épitaphe que son ami et compatriote de Castera, Brigadier des Armées du Roi, fit graver sur sa tombe en latin, avec ses armoiries dans du marbre doré d'or moulu, dans la partie ouest du chœur de l'église du Cap, au dessus du siège du Gouverneur-Général :

"Ci-gît Armand vicomte de BELZUNCE, en qui une brillante naissance fut le moindre titre à la gloire. Citoyen vertueux, ami tendre et sûr, guerrier intrépide, avide de dangers; prodigue de son sang pour épargner celui du soldat; ne devant rien à la faveur, obtenant tout de sa valeur et de ses exploits, il fut élevé au grade de Lieutenant-Général des Armées de Sa Majesté. En récompense enfin, de ses périlleux travaux, un regard attentif du Souverain venait de le placer à la tête du Gouvernement, plus périlleux encore, de Saint-Domingue, quand au milieu de ses soins vigilants pour le salut de ces contrées, la mort le frappa, le 4 Août 1763, âgé de 43 ans.

DE CASTERA, Brigadier des armées du roi, a consacré, l'an MDCCLXIIII, ce monument de sa tendre affection, à l'ami qui lui a été enlevé."

Jean-Baptiste de Castera, originaire de Bayonne, chevalier de Saint-Louis et lieutenant- colonel d'infanterie comme Belzunce, était le fils de Messire Pierre de Castera, lieutenant-général et sénéchal du pays de Labourd, et de dame Jeanne de Guillardie. Le 8 mars 1763, il avait épousé aux Vérettes où "il faisait son séjour" depuis son départ du Cap-Français, dame Marie Saunier, habitante et veuve de messire Claude Bidone, chevalier de Saint-Louis et capitaine de cavalerie-milice. Les Saunier étaient une très ancienne famille créole de l'Artibonite alliée, entres autres, à des familles landaises des environs de Bayonne.

Mais revenons à ce que nous dit Moreau de Saint-Méry de Belzunce :

"Cet officier de terre sur le talent militaire et la réputation duquel on avait fait un grand fond fut l'occasion d'un changement notable dans le système de défense de la colonie."1 Nommé en 1762, au moment où celle-ci était considérée comme très menacée par les Anglais et avec la difficile mission de la conserver à la France, il était accompagné de huit bataillons de troupes et, dès son arrivée, "toutes les idées avaient pris la teinte militaire et l'on ne s'occupa que des moyens de conserver la Colonie."

En très peu de temps, au prix d'une intense activité, Belzunce, qui résidait au Cap, mit la colonie en état de défense en fortifiant les côtés (embarcadères de Jacquezy, Caracol, Limonade ...), renforçant ou créant des communications à usage militaire (sur la route de Fort-Dauphin au Cap avec de nombreux bacs et ponts, ou encore avec l'ouverture de la route actuelle du Nord à Port-au-Prince via Le Mirebalais, au Dondon surtout, en ouvrant une route de liaison avec la partie espagnole, alliée à l'époque ...), et, surtout, en faisant établir des camps retranchés dans des sites qui lui paraissaient essentiels à la défense intérieure de la colonie, comme les camps de Biros, du Trou ou encore du Dondon qu'il considérait à juste titre comme le réduit naturel de résistance du Nord de la colonie, avec le Mirebalais pour l'Ouest. Il était, nous dit toujours Moreau de Saint-Méry, "tout occupé de camps, de communications et de défense intérieure".

Cette orientation toute nouvelle, qui rompait avec la stratégie traditionnelle reposant uniquement sur la défense du littoral et des ports par des escadres et des batteries côtières d'appui, est, en fait, à l'origine de l'ensemble du nouveau système des fortifications haïtiennes qui se développeront à l'indépendance et dont la plus célèbre, la citadelle Laferrière, forteresse inexpugnable mais jamais utilisée du roi Henri Christophe, est située précisément à l'entrée de ce réduit du Dondon lorsqu'on vient du Cap. Moreau de Saint-Méry s'attarde longuement sur ce plan de défense novateur de Belzunce qui avait pour origine, "la douloureuse expérience qu'on venait de faire à la Martinique, où les secours étaient trop tardivement arrivés, qu'une place intérieure qui prolongerait la défense pourrait sauver une colonie". Pénétré de cette idée majeure, Belzunce s'attacha à la réaliser en fortifiant notamment Sainte-Rose et le Dondon, convaincu que la partie du Nord était "la plus importante à défendre, celle dont la destinée devait avoir la plus grande influence politique sur celle de la colonie entière", vision terriblement prémonitoire qui ne se vérifia que trop lors des troubles qui menèrent à l'indépendance de la colonie.

Il avait parfaitement compris l'avantage que pourrait présenter "une fortification donnant l'espoir d'une défense prolongée face à un ennemi supérieur en nombre et vainqueur sur mer. Il fallait, pensait-il, qu'entre l'ennemi et cette place une route difficile puisse à chaque instant lui rendre son propre nombre embarrassant et l'expose à voir acquérir, par une poignée d'hommes acclimatés et embusqués (on pense aux compagnies de chasseurs mulâtres créées par Belzunce), l'avantage sur de nombreux bataillons... que tous les transports lui soient pénibles, que toutes ses communications avec ses vaisseaux soient lentes et fatigantes ; qu'en un mot les hasards de la guerre et les maux du climat lui fassent tout redouter".

On ne saurait mieux décrire, quarante ans avant les événements, les principales causes de l'échec de la malheureuse expédition Leclerc. Comment ne pas évoquer, par exemple, le siège de la Crête-à-Pierrot où s'empêtra le corps expéditionnaire à la lecture de ces lignes : "Il faudrait que le génie du chef sût rendre ce réduit tel qu'il faudrait pour le forcer, une attaque régulière et propre à faire perdre beaucoup de temps à l'assiégeant", ou encore au combat de la Ravine à Couleuvres où triompha la tactique générale des troupes indigènes, en lisant ces autres lignes :

"On sent qu'il est bien difficile de se promettre de grands succès dans les plaines par l'impossibilité d'opposer alors une milice, quoique très courageuse, à des troupes familiarisées avec les évolutions militaires; mais d'autres fortifications bien entendues, dans des gorges, dans des ravines, dans d'étroits défilés, le courage du colon (i.e., plus tard de l'Haïtien insurgé) déconcertera le soldat accoutumé à des mouvements réglés d'ensemble."

L'essentiel de la future stratégie du précurseur noir de l’indépendance Toussaint-Louverture et de ses successeurs est dans ces lignes prémonitoires qu'ils n'ont pas pu ne pas connaître, et où ne manque même pas, un peu plus loin, l'évocation du "tableau du ravage et de l'incendie... manière de guerroyer digne des flibustiers" que Christophe, notamment, parmi d'autres généraux haïtiens, appliqua à la lettre, sur les ordres de Toussaint, en incendiant le Cap à l'arrivée de la flotte française de reconquête en 1802.

Le futur amiral comte d'Estaing, successeur de Belzunce à sa mort, fut si frappé de son système en arrivant dans la colonie qu'il n'y voulut rien changer et, au contraire, en poursuivit l'exécution en tous points. Il attribuait à Belzunce "un grand savoir militaire", estimait qu'il "avait saisi, en homme de guerre, l'objet qu'on doit se promettre en défendant une colonie et disait à qui voulait l'entendre qu'une chose établie par M. le Vicomte de Belzunce lui paraissait respectable, et devait l'être aux yeux de tous les militaires, parce que la réputation, les talents et le zèle ont caractérisé la vie et les actions de cet officier-général. Moreau de Saint-Méry ajoute que ces deux hommes à qui l'on ne peut refuser cet hommage ... ont parlé de ce qu'ils savaient bien".

Cette considération était généralement partagée, y compris par tous ceux qui ne manquaient pas de récriminer contre les corvées et les dépenses que ces travaux militaires nouveaux, la militarisation de la maréchaussée ou l'organisation des milices entraînaient, au point que le héros de Belle-Isle lui-même, le chevalier de Sainte-Croix, demanda l'autorisation au roi de retourner en France pour y continuer ses services, "inutiles dans une colonie dont la partie militaire était confiée à M. de Belzunce". On vit même le chef des nègres marrons du Bahoruco, esclaves fugitifs qui vivaient en quasi-indépendance sur les plus hautes montagnes et auquel il fut le premier à s'attaquer, s'affubler du nom de Belzunce tant il lui paraissait glorieux.

On reste confondu, en effet, devant l'ampleur des changements apportés par Belzunce à l'organisation militaire de la colonie dans le si court espace de temps où il y fut présent. Son action au service de la préservation de la colonie mérite de figurer dans les annales à la suite de celles menées par ses compatriotes Ducasse et Charritte.

Pr Jacques de Cauna, docteur d’État

1 MOREAU de SAINT-MERY dans sa Description... de l’Ise Saint-Domingue... évoque à plusieurs reprises longuement l'action décisive de Belzunce pour la défense de la colonie. Voir p. 1451 et 597-600 notamment.

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