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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Où allons-nous ? L’ochlocratie, dernier avatar de la démocratie

24 Mai 2020, 15:43pm

Publié par jdecauna

Lou Nouste Henric / Henri IV Ecole française début 17e s. Musée du château de Pau

Lou Nouste Henric / Henri IV Ecole française début 17e s. Musée du château de Pau

L’ochlocratie, dernier avatar de la démocratie

En cette période éminemment liberticide, il est devenu temps, dirait-on, de s’interroger sur la réalité profonde du système politique dans lequel nous évoluons et sur son avenir. L’histoire ancienne de la philosophie politique nous y invite et peut nous y aider, sans avoir à aller jusqu’aux « modernes » Hobbes, Montesquieu ou Tocqueville, ni a fortiori jusqu’aux contemporains Arendt et Foucault.

Platon, le premier (428-348 av. J.-C.), au Livre VIII de La République, exposa la théorie cyclique de la succession des régimes politiques, ou anacyclose, développée à sa suite par l'historien grec Polybe de Mégalopolis (208-126 av. J.-C.) dans le Livre VI des Histoires, admise plus tard par le Romain Cicéron (106-43 av. J.-C.) dans le De Republica et reprise enfin par Nicolas Machiavel (1469-1527) dans les Discours au deuxième chapitre du premier livre1.

Machiavel envisageait trois types de gouvernements : monarchique, aristocratique, populaire, assortis de leurs dérives respectives : tyrannique, oligarchique, démocratique.

Pour Cicéron dans De Republica, la monarchie menace d’évoluer en tyrannie, l’aristocratie en luttes de factions et la démocratie en démagogie en l’absence de toutes règles.

Polybe enfin dévoile un système descendant dans lequel l’Etat passe par trois régimes politiques voués à se succéder après avoir chacun mué en un avatar dégradé : la monarchie, système équilibré par des corps intermédiaires tempérant le pouvoir d’un seul homme, se dégrade en tyrannie, ou despotisme, lorsque le monarque se met à décider seul ; son rejet amène au pouvoir une aristocratie représentative, un gouvernement des meilleurs, ou des plus méritants qui, lui-même, se pervertit lorsque un petit groupe prétend s’en dégager arbitrairement pour former une timarchie dominée par les plus ambitieux avides de pouvoir et d’honneurs, ou mieux, une oligarchie, classe restreinte et privilégiée, généralement assise sur la puissance financière ; laquelle est renversée à son tour par le peuple qui établit une démocratie formée de ses représentants, qui finit par aboutir, à force d’égalité et de démagogie, à une ochlocratie dans laquelle une foule manipulée s’épuise en factions qui luttent pour le pouvoir et la satisfaction des désirs les plus primaires de tout un chacun. On recherche alors l’homme providentiel appelé à remettre de l’ordre et on retourne à la monarchie…, etc. et donc et à l’anacyclose initiale.

On reconnaît au passage dans tous ces systèmes ceux qui régissent encore aujourd’hui le monde occidental, et plus particulièrement pour l’Europe la monarchie constitutionnelle, le totalitarisme étatique ou personnel rebaptisé populisme et la république démocratique, plus ou moins présidentielle ou fédéraliste dans ses nuances, présentée in fine comme « le moins mauvais des systèmes ».

Quoi qu’il en soit, dans aucun de ces systèmes qui évoluent tous de manière négative, n’est évoquée comme fondement politique la liberté que constituerait l’absence totale de commandement, autrement dit l’anarchie, non dans sa conception populaire dégradée de désordre, mais dans celle prônée entre autres par Proudhon en 1840 comme pratique anti-autoritaire, et plus récemment précisée ainsi par Jacques Ellul : « plus le pouvoir de l'État et de la bureaucratie augmente, plus l'affirmation de l'anarchie est nécessaire, seule et dernière défense de l'individu, c'est-à-dire de l'homme ».

Il faudrait alors comprendre ce système sous la forme positive d’une conception politique qui tendrait à supprimer l'État, à éliminer de la société tout pouvoir disposant d'un droit de contrainte contre l’indépendance de l’individu. Et, en contrepartie, imaginer que l’ordre relèverait uniquement et non seulement de la capacité de chaque individu à distinguer ce qui est bon pour lui et pour la société, mais aussi de sa volonté à faire le bien et, par conséquent, de la qualité de son éducation. Ce qui ne pourrait se concevoir que par un long apprentissage passant paradoxalement par l’exercice d’un pouvoir d’incitation généré, au pire, par un despotisme éclairé ou, au mieux, par un gouvernement des meilleurs, ou des plus méritants, qui nous ramènerait vers une aristocratie de la sagesse et de la connaissance.

On en paraît bien loin… et nulle lumière semblable à celle du bon roi gascon Lou nouste Henric ne pointe à cet horizon de ténèbres !

​​​​​​​

1 Fadi El Hage, Le sabordage de la noblesse. Mythe et réalité d’une décadence, Paris, Passés Composés / Humensis, 2019, p. 16-20.

 

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10 Mai, Journée de la Mémoire de l'esclavage : Pescay, un nom à réhabiliter

10 Mai 2020, 15:30pm

Publié par jdecauna

François-Xavier Fournier de Pescay
François-Xavier Fournier de Pescay

François-Xavier Fournier de Pescay

Dans un ouvrage au titre racoleur, Bordeaux port négrier, on lit textuellement en exergue d’un chapitre intitulé « Les Noirs en Guyenne » (p. 287) : « J’appartiens à François Pescaÿ, bourgeois. Sur le torse de Claude François, esclave à Blaye, 1741 »1. Information sensationnaliste qui accroche immédiatement l’œil du lecteur, lequel ne peut a priori que s’insurger devant l’odieuse manifestation de cette toute-puissance impudique du maître bourgeois dans sa revendication de propriété sur un homme, au point d’avoir pris la peine de lui infliger cette longue inscription au fer brûlant sur la peau de la poitrine, qui fait que la victime elle-même se déclare propriété d’un autre homme.

Sans compter qu’on ne peut accepter ainsi la présence d’esclaves (le mot est là, en toutes lettres sous la plume de l’auteur) en Guyenne, « qualité » qui serait le lot commun de tous ces Noirs dont il va être question dans ce chapitre XI. Quelle horreur, quelle cruauté, insupportables ! En tirant sur la corde sensible, vieille ficelle théâtrale, l’auteur répond déjà pour nous à la question qui va faire l’objet d’un sous-chapitre suivant : « Quels maîtres pour quels esclaves ? », réponse explicitée tout de même pour les mal-comprenants une page et demie plus loin dans le titre du sous-chapitre suivant : « Une couleur au service d’une autre ». Et pour ceux qui conserveraient encore quelques illusions vient trois pages plus loin (p. 299) sous le titre « Les Noirs parmi les Blancs. Une cohabitation sans conséquence » (comprendre sans espoir d’intégration), la reprise détaillée et explicitée de l’information initiale :

« Le 27 mars 1750 [fausse date], paroisse Saint-Sauveur de Blaye, François Pescaÿ [orthographe fantaisiste avec ce tréma] et son épouse Marie-Thérèse Viaud [nom faux], firent baptiser Claude François, un jeune nègre de dix ou onze ans, sur la poitrine duquel était marqué : J’appartiens à François Pescaÿ, bgs [invention pure et simple] ».

L’horreur redouble : c’est à un enfant, un tout jeune enfant même sans aucun doute (mais quel âge pouvait-il bien avoir lorsqu’on l’a ainsi cruellement estampé avant ses dix ans, s’inquiète le bénévolent lecteur ?) que l’on a fait subir ce cruel et douloureux outrage. Mais vouloir le baptiser, n’était-ce pas au départ un geste bienfaisant une marque d’attention bienveillante, d’attachement affectif ? Non, pas du tout, nous répond-on, car il faut bien comprendre, comme cela est bien dit « que les maîtres pouvaient être les propres parrains et marraines de leurs esclaves [ce qui s’avèrera faux, cet enfant aura de vrais parrain et marraine] sans que cela améliorât le statut de ces derniers [affirmation gratuite non étayée par la suite]. Le certificat de baptême n’était pas un passeport pour la liberté ».

On se demande tout de même, à la réflexion, comment une inscription d’une telle longueur aurait pu tenir sur la poitrine d’un tout jeune enfant, voire combien de fers il aurait fallu utiliser pour l’estampage, et à combien de reprises, pour parvenir à ce si complet et remarquable résultat… Et l’on commence en toute logique à se poser quelques questions : mais comment se fait-il que le mot « bourgeois » de la première version soit devenu dans la seconde « bgs », qui s’apparente davantage à une note prise à la volée ? Et que la date, qui était 1741 dans la première citation soit devenue 1750 dans la seconde [vérification faite, aucune de ces deux dates n’est la bonne, 1740] ?

Mais au fait, ne pourrait-on avoir la référence archivistique précise de cette exceptionnelle découverte, comme il est d’usage dans les travaux d’histoire ? La note infra-paginale 21 nous renvoie en fin de chapitre à la page 309 (mauvaise pratique anglo-saxonne, à notre sens, la note immédiate de bas de page étant plus rapidement explicite) à la note « Arch. Munic. de Blaye, paroisse Saint-Sauveur, via N. Le Touze ». Faudrait-il comprendre que l’auteur ne s’est pas déplacé à la Mairie de Blaye ou en dépôt d’archives publiques pour voir l’acte et aurait reçu l’information (de seconde main donc) d’une tierce personne, généalogiste amateur ou autre, de ses amis ?

On aura compris que le seul objectif de cette mise en exergue d’un fait non prouvé était, en créant une innocente et pitoyable victime, de culpabiliser les Bordelais à travers l’exemple d’un des leurs aïeux vivant deux siècles plus tôt. Emporté par la fougue imaginative mauvaise conseillère du militant anti-esclavagiste dont il voudrait donner l’image pour être dans l’air du temps, l’auteur n’hésite pas une seconde à ployer à sa guise la moindre bribe d’information apparente dans le sens que lui inspire ce qu’il veut démontrer en inventant tout bonnement le contenu d’un acte qu’il n’a même pas cherché à voir. Mieux, il s’identifie lui-même à l’intéressante « victime » en inventant l’emploi du « je » dans l’inscription pour forcer la dose. C’est, bien entendu, une méthode tout à fait anti-scientifique, inacceptable en histoire. Plus qu’une simple erreur de débutant, on est là face à de l’élucubration sans fondement ni contrôle, qui, en s’appuyant sur un montage intentionnellement falsifié, aboutit à un mensonge délibéré suffisant à lui seul pour discréditer l’auteur et son ouvrage, qui n’en est pas avare par ailleurs.

C’est bien dommage, car une autre approche eût peut-être permis de se poser d’autres questions, dont la première doit être la raison de la venue (nous employons sciemment ce terme neutre, même si certains ont cru pouvoir parler en une autre occasion de « déportation ») en France de ce très jeune garçon – trop jeune pour en faire un domestique, comme on en voit couramment sur les registres accompagnant leur maître en France « pour le servir ». Son nom de Claude François, un double prénom en fait, pratique courante, ne pourrait-il pas être un indice à considérer (autre que le caractère attractif d’un rappel de chanteur célèbre) ? François est le prénom lignager d’au moins deux générations de Pescay à la suite du premier cadet porteur de ce prénom. Peut-on exclure a priori – faute de connaître la destinée à Blaye de ce jeune garçon et ce qui s’est passé auparavant dans l’île – qu’il puisse être le fils illégitime du colon Pescay et de sa ménagère dominguoise (à l'image du cas bien connu de Fleuriau)1 avant qu’il ne rentre en France pour se marier à l’âge de 27 ans ? N’aurait-il pas pu alors le racheter au maître qui l’avait frappé de sa marque JBD, car voilà ce que porte exactement comme inscription sur sa poitrine le jeune garçon ? Et sur ce dernier point, nous ne sommes plus dans le domaine de l’hypothèse puisque c’est exactement cette marque JBD qui est rapportée dans l’acte que l’auteur de Bordeaux port négrier n’a jamais vu, faute de vérification à la source. En voici la transcription exacte, autant que le mauvais état du document le permette :

« [en Marge] Bapt[ême] Claude François nègre »

« L’an mil sept cent quarante et le vingt septième mars je soussigné ay baptisé sous la permission obtenue de monseigneur l’archevêque un nègre agé d’environ dix à onze ans marqué sur la poitrine JBD appartenant à François Pescay bourgeois On lui a donné les noms de Claude François ; parrain Sr Claude Billaud employé au bureau des fermes ; marraine Françoise Breaud… [mère de François Pescay, le reste, deux lignes, taché, illisible] Signé G Carrion la Cambre, C Macri, Jean Larquey, D… Pescay, Constant ».

On notera au passage que ce « nègre », comme le qualifie le curé, a bénéficié d’une autorisation spéciale qu’il a fallu demander à l’archevêque, que son maître lui a donné pour parrain un honorable employé de l’administration locale, et pour marraine sa propre mère, et que l’abondance de signataires en fin d’acte témoigne bien d’une vraie cérémonie et non d’une régularisation à la sauvette.

Mais soit, oublions un instant cette collection d’erreurs, lacunes, oublis, interprétations abusives… Une question de fond se pose. Que faut-il penser en réalité de ce François Pescay – et de sa famille – sur lequel l’auteur ne s’apesantit guère puisqu’il ne l’évoque plus nulle par ailleurs après être entré longuement dans la minutieuse description imaginaire de l’inscription ? Outre les documents d’archives, un minimum de recherches bibliographiques aurait permis à l’auteur de retrouver François Pescay, et son fils du même prénom, en position un peu plus avantageuse à Saint-Domingue que celle qu’il lui a conférée d’office à Blaye, Vénérable à vie de la loge La Vérité du Cap, auteur d’une importante polémique soulevée par une « mésalliance » familiale, c’est-à-dire un mariage avec une femme de couleur, et même, en poussant un peu plus loin, grand-père du premier médecin de couleur de renommée mondiale de l’histoire, décédé à Pau après avoir consacré par idéalisme une partie de sa vie aux premières années de l’indépendance de la jeune République d’Haïti, lui-même fils d’un colon anti-esclavagiste.

Etait-il bien nécessaire, pour finir de « jeter aux chiens » aussi légèrement le nom d’une famille éminemment respectable ?

Pour plus d’informations sur le père, le fils et le petit-fils, on pourra en retrouver l’évocation par l’auteur de ces lignes dans L’Eldorado des Aquitains et dans la notice qui est consacrée au nom de Pescay dans le dictionnaire prosopographique Le monde maçonnique des Lumières.

1 Eric Saugera, Bordeaux port négrier, XVIIe -XIXe siècles, Biarritz, Ed. J&D & Paris, Ed. Karthala.

2 Jacques de Cauna, Fleuriau, La Rochelle et l’esclavage. Trente-cinq ans de mémoire et d’histoire, Les Indes Savantes, 2017.

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José Delisle, châtelain de Caumale, et l'Ordre des Chevaliers Coëns Elus de l'Univers

8 Mai 2020, 17:22pm

Publié par jdecauna

Tableau de la RL La Réunion Désirée, extrait

Tableau de la RL La Réunion Désirée, extrait

Pour mieux saisir l'importance des hauts grades dans la maçonnerie dominguoise, il est n’est pas sans intérêt de revenir sur un tableau de loge postérieur à la Révolution mais antérieur à l’indépendance qui a été exhumé récemment par la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie, héritière spirituelle du Cercle des Philadelphes du Cap, et qui par sa composition à l’époque de Toussaint Louverture ouvre des horizons nouveaux1.

Cette loge post-révolutionnaire (1800), régulièrement constituée auprès du G.˙. O.˙. de France sous le vocable expressif de La Réunion Désirée, a toutes les apparences en réalité d'une loge écossaise (de Rite Ecossais) comprenant un très grand nombre de dignitaires importants des hauts grades. Notamment, première surprise en termes maçonniques, plus d’une quinzaine, parmi lesquels le Vénérable Collignon, de Souverains Princes Rose-Croix, du 18e degré et dernier grade des Chapitres, que rien ne permet de différencier, dans leur signature de R.˙.+.˙., des Réau-Croix, de la Classe secrète – suprême – des membres des tribunaux souverains juges de l’Ordre des Chevaliers Elus Coëns de Martinès de Pasqually. On trouve aussi trois Princes de Jérusalem (P.˙. d.˙. J.˙., 16e degré du rite dit de Perfection d'Etienne Morin et, plus tard, en 1801, du REAA), et quatre Maîtres Ecossais (M.˙. E.˙., premier grade des loges de St-André du RER, Rite Ecossais Rectifié, de Jean-Baptiste Willermoz, qu’on ne peut suivre sans connaître l’enseignement de Pasqually), dont un M.˙. E.˙. T.˙. G.˙., « Maître Ecossais de Tous les Grades », le fameux Huet de La Chelle.

Autre point d’importance, profane cette fois : parmi les officiers honoraires et affiliés libres, dont la plupart ont signé au bas du tableau, figurent les noms de bon nombre de futurs cadres de l’état haïtien à venir qui sont des mulâtres. Ils représentent plus de la moitié des membres et sont pour la plupart inscrits dans la première colonne, celle des principaux dignitaires. Des noms connus apparaissent, parmi lesquels plusieurs aquitains : maîtres maçons Louis-Joseph Ferrand (chef d'escadron, 2nd Maître des cérémonies), Pierre Lanusse (entrepreneur de bâtiments, Adjoint à l'architecte), et les confrères simples membres, Jean-Pierre Cazeaux (juge de paix), Jean-Baptiste Lesca (négociant), Joseph Delisle (habitant), dont certains, tels Joseph-Balthazar Inginac (négociant, homme de couleur) ou André-Dominique Sabourin (habitant blanc créole de l'Arcahaye, qui s'était fait passer pour mulâtre selon un rapport d'espion qui l'accuse d'avoir fait « beaucoup de mal » aux blancs, et qui deviendra le grand juge de la république d'Haïti, second personnage de l'Etat) fourniront les premiers cadres du futur état haïtien, et sans oublier, naturellement, Jean-Baptiste Charlestéguy, « négociant », « Maître maçon » et « Garde du temple » à l'époque, et plus tard, après l’indépendance, refondateur de la maçonnerie haïtienne de hauts grades au Rite Ecossais Ancien et Accepté.

Parmi les Apprentis (quatre seulement), figure de manière surprenante, en toute fin de liste – juste avant un homme de couleur ou noir libre, Cupidon, « marchand », qui est Frère Servant – le fameux Joseph Cerneau, qualifié d'orfèvre, qui fonda plus tard en exil aux Etats-Unis son propre rite de hauts-grades et, surtout, le premier chapitre de hauts grades cubains à La Havane, le Temple des Vertus Théologales, ancêtre de toute la maçonnerie cubaine au R.E.A.A.

Le plus surprenant – et édifiant pour l’histoire de l’indépendance haïtienne – est sans nul doute la présence de deux militaires noirs de très hauts grades très proches du Gouverneur Général de la colonie, le Grand Précurseur Toussaint Louverture qui avait atteint à l’époque l’apogée de sa puissance : son neveu et héritier présomptif Charles Bélair, général de brigade « commandant à l'Arcahaye », et son propre frère, le général Paul Louverture, « commandant de l'arrondissement », qui figure deux rangs plus haut, avant-dernier des Maîtres. Il est clair que ces deux personnages n’auraient jamais pu se trouver sur ce tableau sans l’approbation de Toussaint dont plusieurs indices par ailleurs nous ont ont amené à déduire qu’il avait été lui-même initié, et sans aucun doute dans ces hauts grades2.

Le titre distinctif de la loge se justifie par la présence d’hommes de couleur, ou réputés tels, qui ont des grades importants et joueront les premiers rôles dans la future république, Inginac et Sabourin notamment (lequel était en réalité un blanc). Sans oublier le négociant basque Jean-Baptiste Charlesteguy qui, revenu en Haïti après l’indépendance, sera le refondateur avec le comte de Grase-Tilly du Rite Haïtien indépendant encore en usage aujourd’hui (composé de Rite d’York et REAA). Il figure sur le tableau dans les fonctions de Garde du Temple comme simple Maître alors que son adjoint, le négociant gascon Dupouy jeune est Prince de Jérusalem. Dans cette période de prolifération des rites et obédiences, il n'est pas impossible que ces disparités parfois surprenantes dans les grades soient liées à des arrivées récentes dans la loge de membres qui sont d'abord reçus au-dessous de leur grade d'origine ailleurs.

Ce doit être le cas d’un autre Aquitain devenu comme beaucoup caféier dans son exil de Saint-Domigue à Cuba avec une étonnante réussite, Joseph Delisle, qualifié d’« habitant » (propriétaire d’une habitation, plantation), qui achètera plus tard à son retour en Armagnac le beau château gascon de Caumale à Escalans (Landes). Il est le second des six Compagnons de la liste, juste après le premier, et il n'est pas sans intérêt de préciser les liens que l'on peut tisser entre lui et quelques Elus Coëns majeurs très proches de Martinès de Pasqually, et le Maître lui-même, ne serait-ce que pour mieux comprendre la remarquable particularité de cette Loge dans sa composition telle que nous venons de la souligner. Au point que l'on pourrait se demander si elle n'est pas tout simplement, vingt-six ans après le décès du Maître à Port-au-Prince, l'héritière de l'un de ses derniers temples fondés dans l'île. Même s’il existe encore aujourd'hui dans la capitale haïtienne une Loge Martinès de Pasqually de la Rose-Croix contemporaine (AMORC).

Il s'agit bien de Joseph-Bernard Delisle, alors âgé de 33 ans, le futur planteur de café cubain, alias Don José Delisle, propriétaire par achat du château de Caumale, à Escalans près de Gabarret dans les Landes, et non de son père, porteur du même prénom, décédé à soixante ans en août 1796 au Mirebalais, qui avait été d'abord habitant de Saint-Marc avant de s'installer comme négociant au Mirebalais où il avait épousé le 20 avril 1766 Catherine-Françoise Bernière, une compatriote gasconne, fille de Victor Bernière et de Louise de Gas. Joseph de Lisle père, alias de Lisle, né à Labastide d'Armagnac (plutôt qu'à Mont-de-Marsan comme dit dans son acte de décès), avait été auparavant lui aussi franc-maçon, membre très assidu de La Parfaite Union de Port-au-Prince, sans doute souche de La Réunion Désirée, dont le Vénérable était à l'époque l'abbé Sextius-Alexandre Fournier de Collas de Pradines, curé du Port-au-Prince. C’est aussi au Mirebalais que vit le Frère Elu Coën Pierre Gimbal, natif de la paroisse Saint-Michel à Bordeaux, autre membre de La Parfaite Union, à qui Martinès de Pasqually confie son courrier au moment où il apprend qu'il part pour Bordeaux.

Et chose remarquable entre toutes, c’est chez Joseph Delisle, à ses bons soins, au Mirebalais, quartier rural montagneux proche de Port-au-Prince, que Lacaze de Sarta, autre éminent Elu Coën, faisait envoyer son courrier à son arrivée à Saint-Domingue en 17723, ce qui nous laisse à penser qu’il y était hébergé, chez un homme de confiance qui ne pouvait être lui aussi qu’un disciple de Martinès de Pasqually. Il faut enfin se souvenir que le Maître avait déploré dans un courrier l’état dans lequel il trouvait les loges (c’est-à-dire des temples de son Ordre) en arrivant Saint-Domingue : « la plupart des loges sont tombées », disait-il, et dans celles de Port-au-Prince notamment, il ne reste plus que « quelques sujets que les statuts généraux et secrets excluent à perpétuité de la Chose, étant surtout marqués de la lettre B de naissance, entre autres, les bâtards et les sang-mêlés »4. Ce qui tendrait à prouver que, malgré le préjugé auquel il paraît ici adhérer en partie, des Libres de couleur avaient pu être admis dans les temples de L’ordre des Chevalier Elus Coëns de l’Univers, même si ce n'est qu'à des grades qui n’atteignaient pas le sommet.

 

1 Jacques de Cauna, L’Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique, 17e-18e s., Biarritz, Atlantica, 1998.

2 Jacques de Cauna, Toussaint Louverture. Le Grand Précurseur, Bordeaux, Ed. Sud-Ouest, 2012.

3 André Kervella, Las Casas, La Caze : troubles d’identité, Bulletin de la Société Martinès de Pasqually, n° 21, 2011, p. 10-30, p. 22.

4 Lettre à Willermoz du 24 avril 1774.

 

 

 

 

 

 

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