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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Polvérel et la première abolition. L'avenir d'un système (2e partie)

3 Août 2020, 14:05pm

Publié par jdecauna

L'abolition : le commissaire civil et les nouveaux libres (estampe) et proclamation de Polvérel et Sonthonax en créole
L'abolition : le commissaire civil et les nouveaux libres (estampe) et proclamation de Polvérel et Sonthonax en créole

L'abolition : le commissaire civil et les nouveaux libres (estampe) et proclamation de Polvérel et Sonthonax en créole

De l'impressionnant appareil législatif de 240 articles que Polvérel développa pour atteindre son objectif, nous nous contenterons de résumer quelques unes des dispositions les plus novatrices : affirmation aux côtés de la liberté d'une égalité absolue sans restrictions aucunes ; intéressement par attribution du tiers du revenu (après déduction des frais de faisance-valoir et de la contribution à la république) à la communauté des cultivateurs ; élection par eux des conseils d'administration dans lesquels le gérant (élu, comme tous les cadres) et le propriétaire n'auront qu'une seule voix s'ils sont du même avis ; engagement des cultivateurs pour un an avec possibilité de résiliation ; mesures de protection sociale pour les vieillards, infirmes, etc. ; création d’un état-civil des « nouveaux libres » ; diffusion des lumières apportées par l’éducation avec l’établissement d'instituteurs en nombre suffisant dans chaque section rurale ; choix du rythme de travail avec la possibilité de retrancher un jour supplémentaire de travail par semaine (avec réduction concomitante au cinquième de la part des cultivateurs) ; institution légale de trois classes de cultivateurs (portionnaires, à gages à l'année, salariés à la journée) ; interdiction des châtiments corporels…

Conclusion : la question agraire haïtienne, caporalisme versus marronnage

Tout montre que c’est donc bien Polvérel qui doit être considéré comme le principal organisateur de la première abolition mondiale de l'esclavage colonial, promulguée près de six mois avant le décret d'entérinement de la Convention, par une sorte de « coup » politique de son collègue Sonthonax qui, en proclamant unilatéralement la liberté générale au Cap le 29 août 1793, sous la pression des esclaves insurgés, le priva, ainsi que toute la colonie, des fruits d'un long et patient travail d'élaboration et de mise en place progressive d'un système d'affranchissement dont l'originalité, inspirée par ses antécédents navarrais et maçonniques, consistait à associer la liberté des nouveaux cultivateurs à la propriété communautaire des terres.

« Que de luttes inutiles, que de reculs, que de piétinements eût évité au pays une adoption de la proclamation de Polvérel ! ». Comment ne pas souscrire à cette opinion de l'historien haïtien Gérard Laurent qui ajoute que « la formule adoptée par Sonthonax ne pouvait que réserver au pays des remous à travers le système inopérant du fermage, pépinière des généraux-fermiers »1 ? L’application du système de Polvérel, dit encore du « cultivateur-portionnaire » (c'est-à-dire dans lequel les cultivateurs copropriétaires recevaient une fraction du revenu de l'habitation), se fit surtout dans le Sud avec les généraux républicains Beauvais à Jacmel et Rigaud aux Cayes, et prouva sa vitalité économique, mais avec des amendements visant à réprimer sévèrement le « vagabondage » qui créaient finalement une sorte de « servage de la glèbe » selon l’expression employée par Garran-Coulon2.

Dans le Nord Sonthonax, après avoir rappelé notamment aux anciens esclaves que « les négriers et les anthropophages n’étaient plus » et qu’ils ne devaient jamais oublier de qui ils tenaient « les armes qui leur avait conquis la liberté », réduisit au quart la part des cultivateurs, alors que Polvérel avait préconisé le tiers, et renforça encore la surveillance des ateliers par l’armée pour lutter contre le « vagabondage »3. A ce sujet, Polvérel dira au contraire très justement : « S’il y a eu du vagabondage…, de la mollesse dans le travail…, c’est qu’ils ont voulu tâter pour ainsi dire leur liberté, s’assurer que ce n’était pas un rêve, et qu’ils étaient vraiment les maîtres de ne pas travailler et d’aller et venir où ils voudraient »4. Ce qui se traduit aujourd’hui en Haïti par la formule « sé pwomené mwen pwomené » en réponse à la question « sa nap fè là ? » [« Mais qu’est-ce que tu fais là ? – Je me promène… »]. 

Les nouveaux « citoyens français » déclarés libres restaient en effet « cependant assujettis à un régime » qui n’était pas sans rappeler par endroits le Code Noir, dont Sonthonax dit explicitement que les « dispositions […] deviennent provisoirement [souligné par nous !] abrogées » (art. XXXVII), avec l’obligation de rester « attachés aux habitations de leurs anciens maîtres [et] tenus d’y rester [pour y être] employés à cultiver la terre » (art. IX) sur la base d’un système d’engagement annuel (art. XI) et sous le commandement de conducteurs choisis par le maître (art. XXX), avec notamment l’obligation (régressive) de nourrir leurs parents « vieillards » ou « infirmes » (art. XXII).

C’est ce système, amendé et dénaturé, vidé de sa substance originelle, dans lequel il n’était plus question d’attacher le cultivateur à la terre par l’intérêt, la propriété et la contribution volontaire mais par la contrainte, qui finit par prédominer avec la troisième commission civile et dans les dernières années de la colonie, et finalement dans toute l'île avec Toussaint-Louverture, hostile à la petite propriété, qui lui conféra, sous la houlette militaire, sa forme la plus achevée, celle du « caporalisme agraire », qui fut tout de contrainte pour le cultivateur à tel point que Leclerc en personne jugea ce système « très bon », allant plus loin que ce qu'il n'aurait osé lui-même proposer, et qu'il n'était donc pas utile d'y changer quoi que ce soit5. Malgré les velléités de distributions de terres (aux militaires au départ), timidement amorcées par Dessalines et poursuivies par Christophe et, surtout, avec davantage de conviction par Pétion dès 1804, le cultivateur haïtien, privé d’accès à la propriété, se heurtera quotidiennement à un régime de police rurale de plus en plus sévère.

Nombre des dispositions préconisées et appliquées par Polvérel étaient, finalement, très en avance, non seulement sur l'époque mais aussi sur le Code Rural de Boyer qui en 1826 interdit les associations de cultivateurs gérant eux-mêmes les habitations, réduit leur part des revenus au quart et leur temps de déjeuner à une demi-heure, les oblige à avoir un permis pour quitter l'habitation, à être « soumis et respectueux » envers les propriétaires, fermiers et gérants, fait réprimer par la police rurale le « vagabondage » et l'oisiveté, et, surtout, précise que les enfants de cultivateurs « suivront la condition » de leurs parents, disposition qui subsiste encore en pratique aujourd'hui dans l'invraisemblable ségrégation sociale et juridique qui persiste anachroniquement entre deux types de citoyens du même pays aux états-civils différents : les paysans et les citadins6.

Il n'est pas étonnant que, parallèlement, le paysan haïtien, aidé par la faiblesse de l'état, ait développé, au fil des années, une offensive généralisée de la petite exploitation familiale qui se traduit essentiellement par un morcellement toujours plus grand des terres et l'effondrement de l'économie de marché au profit d'une économie de subsistance de plus en plus précaire. Dans ce conflit souvent sanglant entre le « gros habitant » et le « petit exploitant indépendant », la victoire à l'usure du dernier n'est-elle pas en réalité une victoire à la Pyrrhus ? Séquelle d'un problème colonial mal résolu, aggravé par l'inertie intéressée de l'oligarchie dirigeante haïtienne, le drame rural que vit Haïti dès 1804 est déjà en fait tout entier au départ dans le conflit qui oppose en 1793 les deux commissaires de la Révolution française à Saint-Domingue et dont Polvérel sort vaincu.

Avait-il une conscience prémonitoire des malheurs à venir du pays lorsqu’il prévenait ainsi en anticipant sur la suite des événements, si on ne l’écoutait pas ? :

Vous aurez le dessus, je le crois, car vous êtes les plus forts : vous pillerez, vous égorgerez vos anciens maîtres ; et quand il ne restera ni blanc ni mulâtre à piller et à égorger, vous finirez par vous disputer la pâture entre vous ; et quand vous serez bien désunis, bien affaiblis par vos divisions intestines, la mer vomira de nouveaux brigands qui viendront s’emparer de la terre et vous replonger dans un esclavage plus dur que celui auquel nous vous avions arrachés ».

 

1 Gérard Laurent, Quand les chaînes volent en éclat, Port-au-Prince, Ed. Deschamps, 1980, 190-191.

2 Voir notamment AN, D XXV, 16, Registres…, et AD, Archives imprimées, VII 17, et 30 à 32, Textes administratifs, Marine et colonies.

3 AN, D XXV 13 et copie dans D XXV 40, Proclamation relative à l’émancipation générale dans la province du Nord, articles XXXIII à XXXVI.

4 Règlement sur les proportions du travail et de la récompense, sur le partage des produits de la culture entre les propriétaires et les cultivateurs, du 7 février 1794, donné « sur la petite habitation O’Shiell du Fond de l’Île à Vache ». Cette habitation de Torbeck appartenait à la famille O’Shiell, d’origine irlandaise avec une branche à Nantes, venue dans l’île au milieu du XVIIIe s. et alliée aux Coustard. Antoine O’Shiell, créole des Cayes, Garde du corps du Roi, passa à Saint-Domingue au début de la Révolution, puis servit dans les troupes d’occupation britanniques jusqu’à sa mort au Port-au-Prince en 1797. Ses deux frères, anciens officiers aux régiments de Dillon et de Walsh, émigrèrent également.

5 Révérend Père Adolphe Cabon, Histoire d'Haïti, Port-au-Prince, Ed. de la Petite Revue, sd [1930-1938], 4 vol., IV, 80-99

6 Un décret du 16 mai 1995 interdit formellement d'inscrire en tête des actes de naissance de citoyens et de citoyennes vivant en milieu rural la mention « paysan », mais son application se heurte à de nombreux problèmes.

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