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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Grands hommes de couleur bordelais et aquitains oubliés (suite)

20 Septembre 2020, 17:27pm

Publié par jdecauna

Le serment des ancêtres

Le serment des ancêtres

Deux leaders charismatiques

Le colonel Hugues Montbrun

Le personnage connu sous cet unique nom dans l’histoire d’Haïti pour avoir été l’un des principaux chefs du parti des mulâtres dans leur lutte pour l’obtention de l’égalité avec les Blancs aux premiers temps de la Révolution de Saint-Domingue, est en réalité Hugues Brisset de Montbrun de Pomarède, dit Hugues Montbrun, brillant colonel mulâtre à Saint-Domingue où il était né sous l’Ancien Régime, puis commandant par intérim de la partie du Sud à l’époque de la Révolution, et enfin gouverneur du Château-Trompette et commandant d’armes de la ville de Bordeaux où il mourut, qualifié dans un document de 1818 de « Messire le chevalier Hugues de Montbrun de Pomarède, maréchal des camps et armées du Roi, chevalier des ordres royaux de Saint-Louis et de la Légion d’Honneur »1. Resté français après l’indépendance d’Haïti, il est connu des dictionnaires de ce pays comme général de brigade de Napoléon2. Mais son importance historique tient davantage à ses origines et au rôle qu'il joua dans la révolution de Saint-Domingue dans laquelle il fut l’un des premiers grands chefs mulâtres aux côtés de Pinchinat.

Né dans le sud de Saint-Domingue, à Aquin, le 12 juin 1756, de Vincent Brisset de Montbrun, colon apparemment blanc et noble, et de Marie-Thérèse Morino, sans doute une mulâtresse ou quarteronne mal connue, il parvient, à l'époque de la Révolution, grâce à sa grande fortune, aux charges de lieutenant des maréchaux de France à Libourne et commissaire du département pour la levée des volontaires, puis au grade de colonel du régiment de Sainte-Eulalie de Bordeaux, avant d’être élu le 27 septembre 1791 lieutenant-colonel (« commandant en chef », dit la légende de son portrait) du 5e bataillon des volontaires de la Garde nationale de la Gironde « destinés à la défense des frontières ». « Officier au Régiment d’Infanterie (ci-devant Champagne) » (toujours selon son portrait) au grade de capitaine, il devient le 11 juin 1792 aide-de-camp du général d'Esparbès de Lussan avec qui il passe à Saint-Domingue où il débarque le 18 septembre avec six mille hommes et les généraux Montesquiou-Fezensac, de Lasalle et d’Hinisdal, tous embarqués pour une mission de rétablissement de l'ordre dans son pays natal durant laquelle il va être amené à prendre de grandes responsabilités à la suite du complot de d’Esparbès et des colons blancs contre les commissaires civils Sonthonax et Polvérel. Rangé aux côtés de ces derniers, il s'impose rapidement comme l'un des principaux chefs des hommes de couleur sous le nom de « colonel Hugues Montbrun », est blessé d'un coup de feu le 14 janvier 1793, puis nommé provisoirement adjudant-général chef de bataillon à titre provisoire le 20 avril par les commissaires civils, et enfin adjudant général chef de brigade (toujours à titre provisoire) le 16 juin et enfin commandant en second de la partie de l'Ouest le 3 novembre en remplacement du Basque de Lassalle, renvoyé en France. Dans la nuit du 17 au 18 mars 1794, il prend la tête de la légion de l’Égalité, composée de mulâtres et de nègres selon les expressions d'époque, que vient de créer Sonthonax et s’attaque au 48e Régiment ci-devant Artois, commandé par Desfourneaux, auquel il inflige une retraite humiliante. Ce coup de main devait être suivi d’un massacre de Blancs qui n’eut lieu qu’en partie, ayant été dénoncé par son aide-de-camp, Benjamin Ogé, à sa mère Marie-Thérèse Leremboure, fille du premier maire de Port-au-Prince, le Basque Michel-Joseph Leremboure.

Lors de la prise de Port-au-Prince par les Anglais, il est blessé à la main d'un coup de feu le 1er juin 1794 au fort de Bizoton qu'il commandait et s’enfuit, manquant de peu d’être fait prisonnier. Comme il s’était fait beaucoup d’ennemis en raison de ses prises de positions pour le moins troubles généralement suivies d’actions violentes, autant parmi ses supérieurs que ses subalternes, il fut destitué, arrêté et renvoyé en France pour être jugé. Mis en arrestation pour trahison, dilapidation..., etc., puis jugé et acquitté à Nantes par le Conseil de guerre en 1794, il fut réformé avec le grade d'adjudant-général en 1798.

L’épopée napoléonienne va lui fournir une seconde chance tardive. Rappelé et promu général de brigade le 13 mai 1800, il siège au conseil d'administration de l'hôpital de La Rochelle, avant d'être nommé le 13 octobre commandant d'armes de la ville de Bordeaux et gouverneur du Château-Trompette, symbole honni de l'autorité royale française dont les canons étaient tournés vers la ville rebelle depuis la conquête sur les Anglais, poste qu'il occupe jusqu'à sa suppression le 23 septembre 1804, puis, après différentes péripéties dont une admission à la retraite en février 1806, à nouveau comme « commandant provisoire à Bordeaux » du 19 avril 1808 au 15 septembre 1810, date à laquelle il reçoit l’ordre de cesser ses fonctions mais continue à les exercer en touchant un traitement de non activité avant de se résigner à les cesser enfin, à nouveau sur ordre, le 27 septembre, ce qui en fait le dernier gouverneur de ce château avant sa démolition et lui vaut de devenir membre de la Légion d’Honneur et chevalier de l’Empire par lettres patentes du 19 septembre .

Admis définitivement à la retraite en 1814 au grade de maréchal de camp, il devient finalement en 1818, sous la Restauration, chevalier de Saint-Louis. Contrairement à ce que dit A. Thiers dans son Histoire du Consulat et de l'Empire, ce n’est pas lui, mais son homonyme, le général d’Empire Louis-Pierre Montbrun, qui fut tué en septembre 1812 à la bataille de la Moskowa3, puisque Hugues Montbrun est pensionné définitivement en 1827 avant de mourir le 5 juin 1831 à 75 ans à Castres-Gironde (aujourd’hui Castres-Beautiran) où l'on peut voir sa pierre tombale restée près de l'église après déplacement du cimetière, sur laquelle on peut lire :

Ici repose Hus[Hugues] Monbrun, Ofer [Officier] Supérieur, Chver [Chevalier] [de l'Ordre] de St [Saint]-Louis et de la Légion d'H [Honneur], décédé le 5 juin 1831, âgé de 76 ans – Bon époux, bon père, ami de l’humanité, passionné pour l'agriculture qu'il améliora dans cette commune. Pleuré de sa famille, regretté de ses amis.

Sa seconde épouse fit rectifier le nom et l’âge portés sur son acte de décès conservé dans les archives municipales qui avait été fait au simple nom d’« Hugues Montbrun, âgé de 82 ans ». Il était propriétaire, outre le château de Haut-Pomarède à Castres qui lui venait de sa première épouse, du domaine d'Issan à Cantenac et Margaux en Médoc.

Le président Pétion

Anne-Alexandre Sabès, dit Pétion, héros de la guerre d'Indépendance, est connu en Haïti comme l’un des quatre « pères de la patrie » au titre de premier président et fondateur de la République, après avoir joué les premiers rôles dans la guerre d’Indépendance4.

Né à Port-au-Prince le 2 avril 1770 d'un colon blanc bordelais originaire de la paroisse de Sainte-Croix, André-Pascal Sabès, et de sa « ménagère », la mulâtresse nommée Ursule « à Sabès », il était quarteron, et son grand ennemi, le roi noir du Nord, Henry Christophe, ne manquait pas de le traiter avec mépris dans ses proclamations de « fils de Français ». Comme tout affranchi, il n'avait pas le droit de porter le nom de son père et la tradition dit qu'une voisine provençale lui donna le surnom de pitchoun, déformé plus tard en Pétion, peu après que sa nourrice noire l'eut sauvé à sa naissance du tremblement de terre qui détruisit la ville le 3 juin 1770 et ne laissa qu'un amas de décombres, faisant une centaine de victimes. Il faut réfuter la version répandue en Haïti selon laquelle il aurait adopté le pseudonyme de Pétion, en hommage à Pétion de Villeneuve, qui fut membre de la Convention et de la Société des Amis des Noirs. « Alexandre Pétion, rapporte Edgar La Selve, était alors à la mamelle. Sa mère, troublée par la frayeur, par le tumulte, par les cris, l'avait abandonné dans sa chambre, endormi dans son berceau. La malheureuse ne peut que balbutier le nom de cet enfant, elle invoque du secours ; mais la terreur et le danger glacent tous les courages ; personne ne bouge. Enfin la nourrice se précipite, au risque de sa vie, dans la maison chancelante et rapporte le petit Sansandre sain et sauf »5.

Son père, imbu du préjugé de couleur en vigueur à l'époque, négligea totalement son éducation si bien qu'à quinze ans il ne savait à peine lire et écrire. Il apprit néanmoins le métier d'orfèvre, puis s'engagea à dix-huit ans dans les chasseurs libres de la milice de l'Ouest où le trouvèrent les événements de 1790. On dit qu’il fit à cette époque de vains efforts pour sauver le colonel Mauduit-Duplessis des mains des pompons rouges ou indépendants, qui l'assassinèrent lâchement.

Ayant participé aux réunions des affranchis de l'Ouest, il se signala parmi les confédérés au premier combat, à Pernier, en août 1791, et en décembre à Bizoton en qualité de capitaine d'artillerie. A l'arrivée des commissaires civils qui firent appliquer le décret du 4 avril 1791 en faveur des affranchis, il entra dans la Légion de l'Egalité formée et commandée par Montbrun et se distingua lors de l'attaque de Léogane en 1794 par les Anglais, ce qui lui valut une promotion au rang de chef de bataillon d'artillerie, puis d'adjudant-général après le siège de Port-au-Prince en 1797 et sa prise du camp de La Coupe le 15 février 1798 qui entraîna l’évacuation anglaise. Partisan de Rigaud dans la guerre du Sud contre Toussaint, il battit Dessalines au Grand-Goâve et résista avec honneur lors du siège mémorable de Jacmel en 1800 mais dut s'enfuir en août en France après la défaite finale des Mulâtres pour échapper aux massacres. Il n’arriva à Paris que le 20 janvier 1801, après être passé par Curaçao et la Guadeloupe et avoir subi une captivité de deux mois sur les pontons de Portsmouth, pris par les Anglais à l'entrée de la Manche. Revenu en 1802 au grade d’adjudant commandant dans l'Etat-Major de l'expédition Leclerc dirigée par Bonaparte contre Toussaint, il causa de grands dommages aux insurgés par ses qualités d'artilleur, mais, chargé de pacifier les hauteurs des Verrettes et de l'Archaïe et de soumettre les bandes de marrons de Jasmin, Sans Souci, Petit-Noël et Macaya après la reddition de Toussaint en mai 1802, il finit par donner le signal de la révolte en octobre à l’annonce du rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe et ouvrit les hostilités de la guerre d’Indépendance en prenant le poste français du Haut-du-Cap où il sauva du massacre quatorze canonniers, bientôt rejoint par les généraux Geffrard, Clervaux, Christophe et Dessalines qui le nomma général dans l’armée indigène. Sa tête mise à prix par Rochambeau, il battit le général Kerverseau au Mirebalais (mai 1803) et entra le 16 octobre 1803 à Port-au-Prince après un siège où il brilla par ses qualités de canonnier. Nommé après l'indépendance, par décret impérial, commandant en chef de l'Ouest, mais averti plus tard par Christophe des préventions de Dessalines contre lui, il participa avec les généraux du Sud à la conspiration qui aboutit à l'assassinat, le 17 octobre 1806 de l'empereur Jacques 1er.

Il manœuvra ensuite, avec l'aide du Sénat et en promulguant une constitution républicaine le 27 décembre, pour écarter le successeur désigné, le général noir Christophe, qui ne put entrer à Port-au-Prince avec ses troupes malgré une victoire à Sibert le 1er janvier 1807, bataille au cours de laquelle Pétion échappa de peu à la mort, sauvé par son fidèle aide-de-camp, Coutilien Coutart, et qui inaugura une scission en deux états qui allaient durer treize ans avec le royaume d'Henry 1er (Christophe) au Nord et la République dont Pétion fut élu président le 9 mars 1807, et à ce titre Grand Protecteur de l'Ordre maçonnique haïtien, réélu en 1811 après dissolution du Sénat et porté à la présidence à vie en 1816 après avoir déjoué plusieurs conspirations et été contraint, pour éviter une nouvelle guerre civile, d’abandonner la partie du Sud à Rigaud qui s’y était proclamé président en 1810. Pétion récupéra peu après sa mort l’éphémère Etat du Sud et son successeur, le général Jean-Pierre Boyer, réunifia tout le pays en 1820 à la mort de Christophe, annexa la partie espagnole de l'Est en 1822 et obtint en 1825 contre une lourde indemnité la reconnaissance officielle de la France que Pétion avait préparée.

L'administration de Pétion fut marquée par des mesures de distributions de terres aux anciens soldats et aux paysans, de soutien au commerce d'exportation et à l'instruction publique, ainsi que par l’instauration du bicamérisme, la fixation des armes et du drapeau national et les premières négociations pour la reconnaissance par la France, et, surtout, son aide généreuse au libertador Bolivar qu'il reçut et approvisionna deux fois. Mais il ne put jamais résoudre la gabegie et le pillage des deniers publics, ni la rébellion du noir marron Goman dans la Grande-Anse. D'un caractère doux, souple et débonnaire, il ne fut pas exempt de faiblesse et de laxisme, laissant Rigaud créer une nouvelle scission à son retour et résistant mal aux multiples conspirations de ses généraux. Il réussit toutefois à contenir le plus grand danger, celui que constituait son grand rival, le général Christophe devenu le roi « noir » du Nord sous le nom d’Henry Ier. Mais accablé par le désordre du pays et les chagrins personnels, miné par la maladie, il tomba en langueur et expira à Port-au-Prince, le 29 mars 1818, officiellement d'une fièvre putride et maligne, pleuré de tous.

Ses restes furent inhumés aux environs de Port-au-Prince, dans les hauteurs de Fermathe, sous le fort Alexandre, aujourd’hui en ruines, dont il avait ordonné la construction en 1804. Aucun signe particulier n’en marque l’emplacement.

1 Archives privées, Contrat de mariage du 15 avril 1818 entre Mr Pierre de Lavergne Delage et Delle Angélique-Radegonde de Montbrun, par devant Me Faugère, notaire à Bordeaux.

2 Notamment Georges Six, Dictionnaire biographiques des généraux et amiraux français de la Révolution et de l'Empire (1792-1814), Saffroy, Paris, 1934.

3 A. Thiers, dans son Histoire du Consulat et de l'Empire, Livre IV, p. 435.

4 Jacques de Cauna, article Pétion, dans Corzani, Jack, Dictionnaire encyclopédique des Antilles et de la Guyane, Fort-de-France, Ed. Désormeaux, 1993, VI, 1880-1881, Haïti, l'éternelle Révolution, Port-au-Prince, Deschamps, 1997, L'Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d'Amérique (17- 18 s.), Biarritz, Atlantica, 1998.

5 Edgar La Selve, « La République d'Haïti, ancienne partie française de Saint-Domingue », dans Le Tour du Monde, Paris, Hachette, 1879, vol. XXXVIII, 2e semestre, p. 194-196.

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Grands hommes de couleur bordelais et aquitains oubliés

8 Septembre 2020, 15:01pm

Publié par jdecauna

Le président Pétion et le colonel Montbrun

Le président Pétion et le colonel Montbrun

Deux grands Bordelais de couleur oubliés : Montbrun et Pétion (fin 18e-début 19e s.)

par Jacques de Cauna, extrait des actes du 134e congrès annuel du CTHS Célèbres et Obscurs, Bordeaux, 16-25 avril 2009 publiés dans Figures d’Aquitaine, de la célébrité à l’oubli (dir. François Bart et Bernard Gallinato-Contino) CTHS, P.U. Bordeaux, 2014, p. 39-64.

L’oubli qui a longtemps régné, notamment en matière d’histoire des familles, sur l’importance des relations entre Bordeaux et l’ancienne colonie de Saint-Domingue a entraîné celui de nombreuses figures de premier plan d’une histoire transatlantique commune de près de trois siècles, des premiers aventuriers aux derniers colons. Ce défaut de mémoire est encore plus sensible pour ce qui est des hommes de couleur, pris dans un entre-deux identitaire peu propice aux reconnaissances formelles et à l’institutionnalisation mémorielle. Plusieurs ont pourtant connu des parcours de réussite tout à fait remarquables, que ce soit à Saint-Domingue, ou après l’indépendance en France ou en Haïti, selon leurs choix identitaires. Deux d’entre eux, particulièrement reconnus et distingués en leur temps, méritent – à des degrés différents mais similaires, par l’importance de leur action, leurs destinées diamétralement opposées et les positions de pouvoir de premier plan auxquelles ils parvinrent chacun, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique – d’être tirés de l’abolitio nominis dans lequel ils restent tenus dans leur ville d’origine. Ils ont connus dans l’histoire d’Haïti sous les noms de « colonel Montbrun » et de « président Pétion ».

Une élite aquitaine de couleur : deux mulâtres dominguois parmi tant d’autres 

Nous ne reviendrons pas sur l’origine, le statut et les principales caractéristiques bien connues de ce que l’on appelait la « classe intermédiaire » des « Libres de couleur », mais seulement sur quelques aspects utiles à notre présente étude. Rappelons simplement que les Libres de couleur sont pour les deux tiers des mulâtres et pour un tiers des noirs.

Contrairement aux plus anciennes colonies comme la Martinique, où ils sont deux fois moins que les Blancs, la Guadeloupe (quatre fois moins), et la Guyane (460 seulement en 1789)1, ils sont très nombreux à Saint-Domingue où ils rivalisent en nombre et peut-être même dépassent de cinquante pour cent les Blancs (56 666 pour 46 000 Blancs et 709 642 esclaves, selon Madiou2), surtout dans le Sud où l’on estime les unions mixtes à plus de 20% des mariages officiels3, M. de La Rochalard notant, par exemple, à l’inspection de la milice de Jacmel en 1731, que « presque tous les habitants sont mulâtres ou en descendent »4. La dynamique naturelle liée à la plus grande liberté de mœurs et au manque de femme blanche joue en leur faveur. On voit même des gentilshommes, au nombre d’environ 300 selon Hilliard d'Auberteuil, épouser des mulâtresses5.

Globalement, au-delà des cas individuels, ils sont aussi économiquement très puissants dans la Grande Île où leur situation matérielle, fréquemment assurée par leurs pères blancs, est assez souvent bien établie. Une partie d'entre eux forme une véritable aristocratie parfois très riche de petits ou moyens propriétaires d'habitations, qui se vante en 1790 selon son représentant Julien Raimond d’être propriétaire du tiers des terres et du quart des esclaves. Ils sont surtout présents sur les terres neuves du front pionnier caféier dans les mornes où leurs alliances avec les Petits-Blancs mésalliés créent l'embryon d'une nouvelle société a-raciale qui leur permet de « faire oublier le vice de leur naissance » selon un administrateur qui se plaint en 1755 que

cette espèce d'homme commence à remplir la colonie... l'emportant souvent sur les Blancs par l'opulence et la richesse6.

La plupart des autres forment une classe moyenne d'artisans, ouvriers, pêcheurs, chasseurs, marchands ou domestiques qui, tous, vivent à peu de choses près comme des Blancs, à fortune égale, et restent très proches de leurs origines régionales françaises. On voit encore ainsi par exemple en 1841 à Jérémie, la « ville des poètes » haïtienne,

une belle population de couleur d’origine basque en grande partie [qui] s’y adonnait au commerce et en tirait de gros bénéfices lesquels étaient employés à donner de l’éducation aux enfants et se bâtir des demeures propres et confortables7.

Ils constituent, en fait, l'un des éléments les plus dynamiques et les mieux adaptés de la population dominguoise, « ce qu'il y a de meilleur dans la colonie », se laisse même aller à dire un gouverneur dans un moment de sincérité ou de découragement8.

Au moment des troubles ils auront déjà leurs héros et leur grands leurs grands chefs militaires, les Rigaud, Bauvais, Villate, Pinchinat…, formés très jeunes pour la plupart à l’école de la milice ou de la maréchaussée, et surtout, de la guerre d’Indépendance américaine dans la Légion des Chasseurs Volontaires de Saint-Domingue levée par l’amiral d’Estaing qui s’illustra notamment à Savannah, et très vite, dès février 1791, leurs martyrs, Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavannes, roués vifs sur la place du Cap le 25 février 1792 après leur rébellion armée contre les Blancs pour les droits civiques, mais aussi leur porte-parole, Julien Raimond, et en France le soutien actif de puissants personnages tels Charles de Rohan-Chabot, comte de Jarnac, ou l’avocat Dejoly, Brissot, et même le gouverneur Bellecombe ou le maréchal duc de Castries, leur ministre.

Dans une société où la règle est que « l’enfant suit le ventre », le rejet de la mère noire ou de couleur s’accompagne pour eux de l’appropriation de valeurs régionales traditionnelles qu’ils partagent avec leurs pères blancs, transportées au delà des mers, qui durent être à la base de l'ascension de plus d'une famille de couleur d’origine paternelle aquitaine.

L'évolution, à la seconde génération, de la famille « de couleur », « mulâtre », ou « de sang-mêlé », comme on disait alors, constituée dans le sud de Saint-Domingue par le « Petit-Blanc » landais Pierre Raimond est tout à fait représentative. Deux des filles, éduquées en France se marient dans la noblesse et la bourgeoisie toulousaine et aquitaine et les fils se partagent les nombreuses plantations de l’héritage familial accrues des acquêts par mariages et remariages avec de proches cousines de couleur, parfois même possessionnées en seigneuries en France comme c’est le cas pour Julien dont la seconde épouse, Françoise Dasmart-Challe lui apporte la seigneurie de La Poussarderie en Charente.

Il n'est pas fortuit qu'outre Raimond, plusieurs autres grands leaders historiques des hommes de couleur aient eu un fort lien avec la métropole bordelaise et sa région9 : Vincent Ogé, premier martyr de leur cause (ainsi que ses sœurs Angélique et Françoise), et le général André Rigaud, l'adversaire acharné du pouvoir noir de Toussaint et futur président de l'Etat du Sud sécessionniste, y avaient été élevés. Tous deux avaient étés envoyés à Bordeaux très jeunes, à peine âgés d'une dizaine d'années, pour y apprendre le métier d'orfèvre-joaillier, fort prisé des gens de couleur du meilleur monde, et lorsque Ogé rentrera clandestinement à Saint-Domingue pour y lancer la révolte des hommes de couleur, il le fera sous le nom de Poissac emprunté à un conseiller du Parlement de Bordeaux, le Périgourdin Jaucen de Poissac, propriétaire de l'hôtel du même nom (aujourd'hui Rectorat), cours d'Albret. Il faudrait y ajouter, outre Montbrun et Pétion, le successeur de ce dernier, le général-président Jean-Pierre Boyer, négociateur de l'indépendance avec Charles V, dont la mère, Marie-Françoise ira mourir à Pau ; ou encore Pierre Pinchinat, élevé à Toulouse qui deviendra député au Cinq-Cents et mourra de misère à Paris ; Martial Besse, né d'un père Périgourdin, enrôlé dans le Royal-Auvergne, nommé général de brigade par le peuple de Paris à la prise de la Bastille, défenseur de la Convention sous les ordres de Bonaparte aux journées de Vendémiaire, plus tard relégué au Fort de Joux avec Toussaint et Rigaud et finalement comte et maréchal du Royaume de Christophe dans le Nord d'Haïti ; ou encore le général Villatte, qui avait de la famille à Bordeaux (secourue jusqu'à la fin du XIXe siècle), renvoyé par Toussaint en juillet 1796 après sa tentative de coup d'état au Cap et détenu à Bayonne avant de mourir à Saint-Domingue en 1802 ; ou encore Jérôme-Maximilien Borgella, fils du planteur bigourdan, quarteron qui succéda à Rigaud à la tête de l'Etat du Sud et reçut Bolivar en 1815 dans son palais de l'habitation Custine en plaine de Cavaillon ; ou bien Jean-Pierre Dartiguenave, dit Batichon, général de brigade assassiné par ordre de Christophe en 1807..., et beaucoup d'autres encore, plus anonymes, qui se signalèrent dans la guerre d'Indépendance ou aux côtés de Toussaint où ils étaient très nombreux, tels Blanc Casenave, premier lieutenant de Toussaint mort, dit-on étouffé de colère sans sa prison, Cazes, Baradat, Pescay, Gayot, Pesquidoux, commandant d'Ennery, l'ultime refuge de Toussaint, Gabart dit « le Vaillant », héros de la bataille de Vertières, le brillant officier de cavalerie Morisset d'origine charentaise, les Rochelais Fleuriau-Mandron et Sabourin (en réalité blanc créole), Benjamin Ogé, aide-de-camp de Montbrun, fils de Marie-Thérèse Leremboure..., sans oublier l'étonnant Charles-Guillaume Castaing, à l'origine d'une famille anoblie sous l'Empire (fils de Guillaume, petit-blanc établi dans la paroisse Sainte-Rose de la Grande-Rivière de Léogane et de l'esclave noire Catherine Champi) qui, après s'être battu aux côtés de Sonthonax contre les Anglais, épouse à Paris en secondes noces en 1797 – après un premier mariage avec une demoiselle Laporte, créole – Marie-Françoise de Beauharnais, belle-soeur de Joséphine, divorcée du marquis François VIII, union qui lui attira cette réaction de Bonaparte : « Evitez tout éclat. Gardez le silence. Il eût mieux valu sans doute ne point l'épouser ; mais puisque c'est fait, gardez-le ! »10

Comment s'étonner dans ces conditions que Bordeaux ait proposé à la Constituante d'envoyer dans la colonie une partie de sa Garde Nationale pour y faire respecter le décret du 15 mai 1791 en faveur des hommes de couleur, ce qui faillit provoquer le massacre par la populace blanche des villes de tous les Bordelais du Cap et de Port-au-Prince ? Julien Raimond saura s'en souvenir lorsqu'il citera Bordeaux en exemple à ses frères de Saint-Domingue :

Voyez avec quelle ardeur patriotique les Bordelais abjurant les anciens préjugés, ont secondé la révolution qui s'est faite dans les idées ; avec quel zèle ils cherchent à maintenir vos droits. Que leur sainte humanité couvre d'un voile ceux de leurs Frères qui voulaient nous condamner à l'ignominie ! 11.

La voix du coeur rejoignait ici celle de la raison. Elle ne fut malheureusement pas écoutée. Deux personnages majeurs nous serviront ici de fil conducteur à travers leurs destinées très différentes : les quarterons Hugues Montbrun, héros de la lutte pour les droits civiques, né à Aquin mais élevé à Bordeaux, et Alexandre Pétion, héros de la guerre d'Indépendance et premier président de la République d'Haïti, fils d’un colon bordelais du Port-au-Prince.

1 Pierre Pluchon, Histoire des Antilles et de la Guyane, Toulouse, Privat, p. 174.

2 Thomas Madiou fils, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, J. Courtois, 1847-1848, 3 vol., Ed. Deshamps, 1989, 7 vol., I, 41. Ces chiffres qui peuvent paraître élevés, prennent en compte les fraudes à la capitation et non-déclarations d’enfants et vieillards.

3 Jacques Houdaille, Trois paroisses de Saint-Domingue au XVIIIe siècle, Population, n°1, 1963, p. 93-110.

4 Pierre de Vaissière, Saint-Domingue. La société et la vie créole sous l’Ancien Régime (1629-1789), Paris, Perrin, 1909, p. 75 et 216 sq.

5 M.H.D. [Hilliard d'Auberteuil], Considérations sur l’état présent de la colonie française de Saint-Domingue. Ouvrage politique et législatif présenté au Ministre de la Marine, Paris, Grangé, 1776, II, 79.

6 Archives Nationales, Colonies [A.N. Col.], F3 144.

7 Dr Catts Pressoir, Le protestantisme haïtien, Port-au-Prince, Société biblique et des livres religieux d’Haïti, 1945, vol. I, p. 189. Le Dr Pressoir évoque notamment la famille de l’ancien corsaire bayonnais Sansaricq, à l’origine de nombreuses familles jérémiennes de ce nom (dont celle du célèbre opposant à Duvalier) et d’autres par le mariage de sa fille Clorinde Sansaricq et d’Alain Clérié d’où provinrent trois fils et treize filles (p. 190).

8 Réflexion du gouverneur de Fayet rapportée par G. Debien dans son Essai sur le Club Massiac.

9 Jacques de Cauna, L'Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d'Amérique (17e-18e s.), Biarritz, Atlantica, 1998.

10 Eric Noël, Le sang noir des Castaing ou l'insolite ascension d'une famille (milieu XVIIIe-fin XIXe siècles), Pessac, Bulletin du Centre d’Histoire des Espaces Atlantiques [BCHEA], 7, 1995, p.171-182.

11 « Lettres des Commissaires des Citoyens de couleur en France à leurs frères et commettants dans les isles françaises, signées Raimond l'aîné, Fleury, Honoré Saint-Albert, Dusoulchay, de Saint-Réal », La Révolution française et l'abolition de l'esclavage, t. XI, Paris, 1968.

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