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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Vincent de Paul, les Barbaresques et l'esclavage oriental

23 Août 2021, 16:45pm

Publié par jdecauna

Vincent de Paul assistant Louis XIII sur son lit de mort.

Vincent de Paul assistant Louis XIII sur son lit de mort.

Jeune enfant captif des Barbaresques.

Jeune enfant captif des Barbaresques.

Saint Vincent de Paul, les Barbaresques et l’esclavage oriental

Une mise au point s’impose au moment où resurgit la thèse selon laquelle le grand saint local n’aurait jamais été esclave et où, parallèlement, tente de s’imposer l’idée que l’esclavage fut une pratique uniquement occidentale.

Mais avant toute chose, il est bon de rappeler que certains facteurs endogènes interdisent d’appliquer uniquement à la région aquitaine, en matière de libertés individuelles, un schéma d’interprétation qui lui est étranger (français). Il faut pour cela rappeler l’expansion vasconne médiévale qui est constitutive, avec la romanisation, de l’identité locale. Pour faire très court, si la romanisation s’accommodait des coutumes gréco-latines d’esclavage muées en servage plus tard au Moyen-Age dans les pays conquis, il n’en fut pas du tout de même pour les pays vascons où triomphèrent les libertés individuelles naturelles et collectives. Nous ne pouvons mieux faire que rappeler ici le résumé qu’en donne brièvement Maïté Laforcade dans une mise en perspective éclairante :

« Deux cents ans avant la Petition of Rights de 1648 et la loi anglaise de 1679, bien avant les déclarations française et américaine des Droits de l'homme, les Fors basques, particulièrement les Fors de Biscaye de 1452 et 1526, élaborés par les Juntas, soit le peuple lui-même, en dehors de toute orientation systématique, renferment des dispositions, issues d'usages ancestraux, garantissant les droits naturels de l'homme : la liberté et l'égalité [souligné par nous]. Généralement ignorés en dehors du Pays basque, ils méritent cependant une place, toute modeste qu'elle soit, dans la liste universelle des Droits de l'homme.

Les lois forales, datant du Moyen Age, répondent aux mêmes exigences humaines, aux mêmes inquiétudes que les déclarations des derniers siècles. De plus, elles proclament des libertés concrètes suivies d'effets, et non des libertés abstraites qui, en France, ont abouti à Robespierre et Napoléon... »1.

On ne peut mieux dire, en bref, que l’esclavage ou le servage n’existaient pas à l’orée de l’ère moderne dans les pays appelés aujourd’hui basques et qui correspondaient autrefois à la Navarre et à la Gascogne. Il y a là une exception notable car partout ailleurs dans le monde, l’esclavage est intemporel et ne connaît pas de frontières.

Pourtant, la plupart des histoires de l’esclavage traitent du sujet d’une manière très restrictive consistant à le limiter à la déportation des Africains par la traite pratiquée par les Européens en direction de l’espace américain entre le XVIe et le XIXe siècles. On évoque là seulement l’esclavage à l’occasion de la traite transatlantiques alors que cette dernière, comme les abolitions, n’est qu’une des composantes ou avatars du système par lequel elle justifie sa pratique. Il serait beaucoup plus juste de parler des esclavages de l’Antiquité à nos jours. Quelques spécialistes connaissent celui pratiqué par les Romains, parfois évoqué, beaucoup moins celui beaucoup plus étendu dans le temps qui sévissait déjà au Moyen-Age dès le Ve siècle et persiste souvent aujourd’hui, notamment dans l’espace arabo-musulman des traites orientales et à l’intérieur de l’espace africain des traites trans-sahéliennes ou internes.

On en trouve parfois des traces surprenantes en France. On peut voir ainsi sur les plaques du porche de l’église Saint-Nicolas de Capbreton qui font office de registre des sépulture des marins locaux péris en mer des inscriptions telles que celle-ci : « 1679, Étienne Batailler, 13 ans, esclave à Maroc », au total les noms de vingt-quatre Capbretonnais devenus captifs au XVIIe siècle, lors de leurs campagnes de pêche au large des côtes méditerranéennes de Barbarie, ou même parfois pris au large de leur port d’attache, non loin dans l’Atlantique, les pirates n’hésitant pas à franchir les colonnes d’Hercule pour remonter jusqu’au long des côtes landaises après celles du Portugal, de l’Espagne et du Pays Basque. 

Pour ce qui concerne notre région, il convient, pour s’en tenir à l’essentiel, de rappeler d’abord le souvenir laissé par la traite exercée par les Barbaresques qui atteint son pic au XVIIe siècle et dont l’une de victimes les plus célèbres, avec Cervantès, fut le grand saint gascon canonisé en 1737, le Landais Vincent de Paul (1580-1660), pris tout jeune en 1605 par les pirates en longeant la côte méditerranéenne dans un déplacement maritime de cabotage entre Marseille et Narbonne pour être conduit captif en Barbarie (chez le Grand Turc, comme on disait alors), en l’occurrence à Tunis, pendant deux années, vendu à plusieurs maîtres comme esclave, condition qu’il partageait alors avec près de quarante mille chrétiens détenus entre cette ville et celle d’Alger2.

C’est une lettre à son parrain, M. de Comet, qui nous donne la relation résumée de ces deux années d’une aventure qui le conduit finalement au service d’un médecin spagyrique qui l’occupe à ses travaux alchimiques, ancêtres de la pharmacologie, puis auprès d’un renégat niçois mariés à deux femmes, l’une grecque, l’autre turque, laquelle il finit par convaincre et convertir et qui aménera son époux à faire de même pour finir par s’enfuir avec lui sur un petit esquif qui les conduit à Aygues-Mortes au moment où M. de Bèvres était envoyé par le roi en mission de rachat des captifs chrétiens.

Cet épisode de la vie de Monsieur Vincent nous est donc connu par une lettre du 24 juin 1607 qu’il avait adressée au frère de son protecteur M. de Comet et qui fut retrouvée par hasard en 1658, cinquante ans après avoir été écrite, par un « gentilhomme d’Acqs, neveu de M. de Saint-Martin, chanoine », c’est-à-dire le fils, prénommé César-Ajax, de Louis de Saint-Martin, seigneur d’Agès, Rostaing, Pendanx et Talamon, avocat et premier conseiller doyen de la cour présidiale de Dax, marié avec Catherine de Comet, fille de Bernard et Marte Dayrose. Cette première lettre, qui relatait la capture par les pirates, avait été suivie d’une autre du 28 février 1608, adressée au chanoine, décrivant dans le détail ses ventes successives à quatre maîtres et les détails de sa vie d’esclave.

Vincent de Paul réclama avec insistance cinquante-deux ans plus tard, le 18 mars 1860, la première de ces lettres au chanoine, et ensuite à plusieurs reprises :

« Je vous conjure, par toutes les grâces qu’il a plu à Dieu de vous faire, de me faire celle de m’envoyer cette misérable lettre qui fait mention de la Turquie ; je parle de celle que M. d’Agès a trouvée parmi les papiers de M. son père. Je vous prie derechef, par les entrailles de Jésus-Christ Notre-Seigneur, de me faire au plus tôt la grâce que je vous demande ».

On a beaucoup glosé sur cette attitude, prêtant les intentions les plus diverses à Monsieur Vincent. Il apparaît surtout qu’ayant entrepris deux ans plus tôt une campagne de sensibilisation à la cause des captifs chrétiens esclaves des Barbaresques, il était peu approprié de livrer au public les détails d’une mésaventure dont il s’était plutôt bien accommodé et tiré à peu de frais. On retiendra toutefois la description qu’il y fait des premiers moments de la captivité, après un combat naval meurtrier où il fut lui même blessé :

« … étant arrivés, ils nous exposèrent en vente, avec un procès-verbal de notre capture, qu'ils disaient avoir faite dans un navire espagnol, parce que, sans ce mensonge, nous aurions été délivrés par le consul que le Roi tient en ce lieu-là, pour rendre libre le commerce aux Français… Les marchands nous vinrent visiter, tout de même que l'on fait à l'achat d'un cheval ou d'un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche pour voir nos dents, palpant nos côtes, sondant nos plaies, et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis lever des fardeaux, et puis lutter, pour voir la force d'un chacun, et mille autres sortes de brutalités ».

Rien de différent dans tout cela de ce que subissaient les Noirs de la traite transatlantique dans les mêmes circonstances, alors que l’on sait par d’autres observations que le traitement physique et moral réservé aux « Infidèles » par les despotes islamistes était beaucoup plus dur, et surtout cruel, leur vie n’ayant aucune valeur par le simple fait que tuer un chien d’infidèle, incroyant ou mal croyant, ne constituait pas un crime au nom de la seule loi existante, la charia religieuse. La plupart étaient utilisés dans des sortes de bagnes en travaux forcés physiquement très éprouvants dans d’épouvantables conditions matérielles et sanitaires aggravées par les épidémies de maladies tropicales. Sans entrer dans les détails encore plus odieux des déplacements à grande mortalité en caravanes à travers d’interminables déserts par ceux que l’on déportait vers les régions orientales et de la pratique généralisée de la castration des jeunes enfants pour en faire des eunuques esclaves des femmes – elles-mêmes esclaves – dans les harems. On conçoit que la formulation euphémique des « brutalités » subies dans la lettre de Monsieur Vincent ait pu lui paraître susceptible d’affaiblir son propos, tout comme les relations intellectuellement privilégiés qu’il entretint avec son maître alchimiste, au moment où il mettait en œuvre sa campagne pour la rédemption (le terme est significatif) des captifs.

Il faut souligner en effet qu’après avoir la société des Dames de la Charité pour le service des pauvres, puis s’être fait nommer aumônier des galères du roi pour y assister les forçats, avant de se consacrer au sort tragique des milliers d’enfants abandonnés, Vincent, après une longue rencontre avec Saint François de Sales, évêque de Genève, et avec l’appui de Louis XIII, créée en mai 1627 la fondation des Prêtres de la Mission, plus tard connus comme Lazaristes, dont le nom indique bien la vocation de soutien spirituel qu’il veut apporter aux captifs du Maghreb en même temps qu’une amélioration de leurs conditions de vie, voire le rachat par rançon, par l’envoi sur place de prêtres négociateurs "pour consoler et instruire les pauvres chrétiens captifs"... En butte à l’hostilité des émirs, constatant le peu d’efficacité de la diplomatie, et ne recueillant qu’un faible assentiment royal sous forme de 9 à 10 000 Livres, pour son Oeuvre des Esclaves, malgré le soutien actif de quelques Grands, comme Madame la duchesse d’Aiguillon qui offre en 1643 une maison pour la Mission à Marseille et achète le consulat d’Alger puis celui de Tunis pour les lui offrir, il s’oriente en 1658 vers la manière forte qui consiste à financer la mise sur pied d’une puissante flotte à déployer contre les pirates méditerranéens, à l’image de celles des Génois, Vénitiens et Maltais, mais il meurt en 1660 juste avant d’avoir pu assister à l’envoi par Louis XIV de quinze navires devant les ports barbaresques, action qui débouche sur la signature en 1666 d’un traité de paix avec le dey d’Alger assurant la sécurité de la navigation en Méditerranée.

Sans entrer dans le détail des opérations d’intimidation ou de répression du même type (bombardements suivis de traités aussitôt rompus) qui suivirent avec peu de succès, on conclura sur ce point en constatant paradoxalement qu’il faudra attendre le débarquement du corps expéditionnaire français envoyé par le roi ultra-conservateur Charles X – signataire, rappelons-le, en 1825 de l’ordonnance consacrant la reconnaissance de l’indépendance de facto d’Haïti – et la prise d’Alger en 1830 pour voir réalisé le vœu de Saint Vincent de Paul de mettre un terme définitif à l’arrivée de dix mille chrétiens chaque année dans les bagnes maghrébins et d’obtenir la libération des esclaves qui y étaient retenus et avaient été jusqu’au nombre de 50 000 dans les premières décennies du VIIIe siècle. Cette abolition par la manière forte fut unanimement saluée comme un acte de haute police contre le plus puissant état africain asile de la piraterie, partie de l’immense empire ottoman, destinée à apporter la sécurité maritime dans cette partie du globe. Ces esclaves blancs des Turcs furent alors remplacés le plus souvent par des Noirs.

On voit bien que la limite de l’action abolitionniste menée par Vincent de Paul, à l’image de ces ordres de miséricorde, est évidemment religieuse puisqu’elle ne porte que sur la libération des chrétiens et n’éteint pas l’esclavage en Afrique et au Moyen-Orient.

Elle s’inscrit en fait dans le cadre très ancien des Ordres missionnaires de miséricorde, militaires à l’origine, qui étaient apparus dès le Moyen-Age dans le sillage des croisades : l’Ordre de la Très Saint Trinité, pour la Rédemption des Captifs, fondé en 1194 par le Provençal Jean de Matha, dont les prêtres missionnaires qui portaient le blason d’Aragon sur leur robe blanche, faisaient vœu de s’offrir eux-mêmes en otages pour prendre la place des captifs, et l’Ordre de Notre-Dame de la Merci pour la rédemption des captifs, fondé en 1218 par Pierre de Nolasque, dont les marguilliers, recrutés dans les meilleures familles qui se transmettaient cet honneur par voie héréditaire, avaient à cœur de quêter à chaque messe des dimanches et jours fériés en présentant aux fidèles le « plat des captifs » afin de recueillir les oboles destinées au rachat des esclaves chrétiens. La concurrence entre les deux Ordres amena en 1818 à un accord entre Trinitaires et Mercédaires qui laissa en partage à ces derniers le sud et l’ouest de la France, soit, outre la Bretagne, le Languedoc, le comté de Foix et la Provence, la province qui nous intéresse plus particulièrement, la Guyenne.

C’est pour cela que l’on trouve encore à Bordeaux aujourd’hui une rue de la Merci dont le nom rappelle leur couvent qui occupait l’îlot du côté pair de la rue. Deux travées voûtées d’ogives de la chapelle en subsistent au n° 27 de la rue Arnaud-Miqueu pendant que le magnifique mausolée de leur bienfaiteur, le maréchal d’Ornano est conservé au Musée d’Aquitaine. Les historiens chalossais René Cuzacq et Charles de Chauton, originaire de Tartas, ont rappelé l’activité de leurs marguilliers d’après les archives locales, à travers la figure du baron de Cauna pour le premier3, et la famille tarusate de Gensoulx (ou de Gensous) pour le second, famille de procureurs en la cour sénéchale, d’avocats en parlement et de notaires royaux, alliée aux familles nobles de Marsan de Cauna et Ducamp et aux grandes maisons bourgeoises de la ville, les de Bédora, de Larreyre, de Larrieu et de Rieutort. En contrepartie de leur service qui couvrait en sus des églises Saint-Martin et Saint-Jacques de Tartas, celles des paroisses environnantes de l’ancienne vicomté, Audon, Carcarès, Gouts, Ponson… ainsi que toutes sortes de quêtes e ville et en campagne au temps des moissons, ils étaient exemptés par arrêts du Conseil du Roi et lettres patentes, des charges et devoirs de jurat, de consul, de collecteur des tailles et des séquestres des biens saisis, guet et garde des portes de la ville et autres corvées locales, ainsi que du logement des gens de guerre.

On estime qu’en six siècles les deux Ordres confondus avaient racheté dans les Etats barbaresques principalement aux XVIe et XVIIe siècles 1 200 000 esclaves chrétiens !4 On remarquera que la motivation religieuse qui anime les uns et les autres en cette période ne disparaîtra jamais complètement du tableau de l’abolition de l’esclavage dans les temps modernes qui vont s’ouvrir. Du christianisme global se détachera avec la Réforme et surtout plus tard une forte implication protestante teintée d’anglophilie et de non-conformisme (on pense aux Quakers et Méthodistes et en France en 1821 à la Société de la Morale Chrétienne, du duc de La Rochefoudauld-Liancourt, puis en 1834 à la Société française pour l’abolition de l’esclavage) que l’on pourra considérer comme une sorte de retour aux sources de la pensée religieuse chrétienne sur la question. C’est-à-dire au principal fondement religieux de la civilisation occidentale si l’on veut bien se souvenir, après un XXe siècle sombrant progressivement dans le nihilisme athée, du célèbre mot prémonitoire d’André Malraux : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », repris plus précisément encore par Michel Onfray sous la forme : « Le christianisme n’est pas fini. Il fonde encore notre pensée ».

1 Maïté Lafourcade, « Les fors basques et les droits de l'homme », Lapurdum, 8 | 2003, 329-348.  

2 Guy Turbet-Delof, « Saint Vincent de Paul a-t-il été esclave à Tunis ? », Revue d'histoire de l'Église de France, tome 58, n°161, 1972. pp. 331-340. Et Roger Jalinoux, J. Guichard, « Saint Vincent de Paul esclave à Tunis. Étude historique et critique », Revue d'histoire de l'Église de France, tome 26, n°110, 1940. pp. 113-117.  

3 René Cuzacq, Bulletin de la Société de Borda, n° 292, 1958.

4 Charles de Chauton, La vie religieuse à Tartas (de 1286 à 1856), extrait du Bulletin de la Société de Borda, 1968.

 

 

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Un moteur identitaire local en péril. Grandeur et décadence du rugby.

4 Août 2021, 18:02pm

Publié par jdecauna

La Pédale Stade Tarusate en 1920. Septième à gauche debout, le deuxième ligne Henri-Georges de Cauna

La Pédale Stade Tarusate en 1920. Septième à gauche debout, le deuxième ligne Henri-Georges de Cauna

Un moteur identitaire local en péril. Grandeur et décadence du rugby.
Un moteur identitaire local en péril. Grandeur et décadence du rugby.

Un moteur identitaire local en péril

Est-il besoin de justifier la présence du rugby dans ce blog d’historien de l’Aquitaine et de ses expansions culturelles, notamment transatlantiques, du marché captif britannique du port bordelais aux aventures antillaises, américaines et africaines ? Qui oserait imaginer le Sud-Ouest sans rugby ? Et le rugby sans Anglais ? Ce n’est pas de folklore qu’il s’agit ici mais bien, au-delà des rituels, des troisièmes mi-temps et de leurs agapes festives, d’un élément majeur inscrit dans la profondeur historique du patrimoine identitaire aquitain, et plus particulièrement en Gascogne et Béarn.

C’est de là que nous vient aussi l’auteur de cet Essai sur le rugby (en coin – précise-t-il, les plus beaux !), notre ami d’adolescence paloise Pierre Rivera, dont personne ne songerait sérieusement à contester la capacité à traiter le sujet, tant son passé de joueur de haut niveau que de dirigeant de la mythique Section Paloise justifient son intervention. Il fut tout de même, rappelons-le, sa proverbiale modestie – ou prudence béarnaise ? – dût-elle en souffrir, ce trois quart-centre junior qui qui fut surclassé en équipe première à la grande époque en 1966, deux ans seulement après le titre de champion de France d’une Section Paloise à son apogée sous la conduite de Moncla. Avant de devenir l’un de ses dirigeants, trésorier tout désigné par sa qualité professionnelle d’expert-comptable successeur de son père au grand cabinet familial de la place Gramont.

Il lui revenait au premier chef d’exprimer clairement sinon définitivement les questions que nous sommes nombreux aujourd’hui à nous poser, tant ceux qui, sans être devenus de grands spécialistes, ont eu la chance de partager quelque passes vrillées, plaquages ou raffuts avec lui, que ceux qui forment ce qu’il est convenu d’appeler le grand public. Une nécessité vitale, sinon un devoir de mémoire, voire une catharsis qu’il définit lui-même très pertinemment :

« J’assume mon besoin de discuter sans disputer et voulais surtout dire commet le rugby, né d’un jeu éducatif élitiste, est devenu un sport professionnel et médiatique à l’image de notre société néo-libérale d’aujourd’hui, et comment on peut légitimement s’interroger sur le délitement de ses valeurs et sur l’éthique de son devenir ».

Cela passe ainsi d’abord par un indispensable rappel historique qui part du paradoxe apparent de l’importation originelle des territoires britanniques vers le lointain Sud profond de la France, avec son accent, son sens de la formule et son exubérance, pour s’ouvrir aux extensions actuelles prometteuses vers ces nouveaux produits que sont le rugby à sept et le rugby féminin sans oublier le rappel de ces variantes ancestrales des belliqueuses joutes villageoises de la soule ou, moins connues mais plus policées, de la barrette aquitaine « à toucher », ni la première et ancienne professionnalisation du jeu à 13.

Au-delà des tentatives de compréhension, à ne pas négliger, de l’impact culturel, voire génique (ah, nos ancêtres anglaises inconnues…!), sur les mentalités, us et coutumes locales, des trois siècles de l’Aquitaine Plantagenêt qui ne fut pas une occupation mais une fusion, aussi bien que de celui des rigueurs ascétiques du protestantisme béarnais, ou de l’éclat du brillant et aristocratique XIXe siècle anglais de Pau, on apprécie particulièrement le cadrage sur l’essence, l’âme de ce sport, les véritables piliers « fondamentaux » orchestrés autour de l’éducation aux valeurs collectives de dévouement, de résistance, d’engagement, de sacrifice et surtout de respect (des décisions arbitrales pour commencer). Tout est dit et bien dit !... avec un seul petit regret toutefois (en coin, pour respecter l’humour à l’anglaise cher à l’auteur) : comment ces Coquelicots du Lycée Louis-Barthou ont-ils pu avoir accès, eux, à la grâce d’une citation au détriment des vaillantes Eglantines du Lycée Saint-Cricq de nos jeunes années, finalistes gagnantes interscolaire sur la pelouse mythique de la Croix-du-Prince au début des années 60 avec réception inoubliable à la suite par tous les grands noms de l’époque au siège de la Section, Café Champagne, Place Royale ? Souvenirs... souvenirs...

C’est dans un second temps, moins chargé de références de terrain et forcément plus théorique dans ses tenants et aboutissants, l’observation d’une évolution qui nous interpelle tous et que résume le sous-titre Une trahison programmée ? dont la formulation apparemment impitoyable s’avère à l’analyse fortement justifiée par le basculement vers la professionnalisation à la suite de la renonciation en 1995 de l’International Rugby Board, sous la présidence du français Lapasset et la pression des fédérations de l’hémisphère Sud, à l’obligation initiale d’amateurisme. Tout change alors très vite : la prééminence du physique, la plus immédiatement visible dans les gabarits des actuels pratiquants, impose rapidement ses pré-requis poste par poste, la force et la vitesse se substituent à l’improvisation, à l’intuition. Le principe de la percussion prend le dessus sur celui de l’évitement, du contre-pied. L’hyper-spécialisation, confortée par le développement programmé de la technique individuelle assistée par les excès de l’analyse statistique des besoins physiques matériels du rendement collectif conduisent tout naturellement à la promotion non plus de « joueurs » mais de producteurs robotisés de gains immédiats que le média télévisé, surtout, s’empresse de promouvoir et noter sur ses propres critères avec cette invention récurrente de la désignation de « l’homme du match » qui est un comble si l’on se réfère à l’esprit initial du jeu.

Comment s’étonner encore aujourd’hui des difficultés ou de la disparition progressive du Top 14 d’équipes locales ayant eu leur heure de gloire comme Lourdes, Dax, Agen, Mont-de-Marsan, Pau, Bayonne, Biarritz…, adeptes reconnues du beau jeu, remplacées par une majorité d’équipes de grandes villes de plus de 300 000 habitants (deux clubs pour la capitale, le CA Béglais fondu dans l’Union Bordeaux-Bègles, l’irruption du nouveau Lyon…), ou à forts budgets souvent élargis aux régions et à grand renfort de recrutements étrangers. Violence, vulgarité, voyeurisme marquent trop souvent ce basculement des « fondamentaux » en accord avec le monde néo-libéral du tout économique qui nous régit aujourd’hui. Comment dans un tel contexte pour finir – question qu’il faut bien poser pour l’avenir, sans tomber dans l’uchronie nostalgique, précise l’auteur – préserver l’habitus cher à notre Bourdieu contre l’hubris du développement à tout prix, les valeurs de droiture, de dépassement, de solidarité, en un mot la noblesse du rugby que nous aimons face à la manipulation et médiocrisation de l’instant ?

Pour rester dans la touche humoristique de l’auteur, ne nous étendons pas davantage sur le sujet, même s’il est beau et que nous nous y trouvons bien… Lisez plutôt si vous voulez savoir !

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