L’affaire de L’Astran : au-delà du canular charentais
Une journée bien chargée hier, lundi 7 juin, alors que je travaillais d’arrache-pied pour l’Icom sur la liste rouge d’urgence des objets culturels haïtiens en péril à la suite de nos trois jours de concertation éditoriale à l’Unesco : interviewes téléphoniques de l’AFP, Europe 1, RTL, France Bleue, articles dans Sud-Ouest, Le Monde, Le Figaro, Libération, Yahoo Actualités...
Qu’est-ce qui a bien pu provoquer ce soudain regain d'intérêt pour l’histoire ?
Tout simplement, l’apparition sur le blog d’une personnalité politique bien en vue (en l’occurrence, Ségolène Royal) d’un personnage censé représenter l’humanisme anti-esclavagiste du 18e siècle à La Rochelle. Personnage qui, en réalité, n’a jamais existé, le prétendu Léon-Robert de L’Astran – absent de tous les documents d’archives mais bien présent sur le site du Rotary local, relayé par d’autres, et honoré d’une notice sur wikipédia – n’étant en fin de compte que le produit de l’imagination (sans doute inspirée d’exemples locaux réels) d’un notable local en mal de notoriété historique, comme le révèle rapidement une simple lecture attentive.
Au-delà de ce qui me paraît être plus qu’un simple canular, j’en tire les conclusions suivantes :
La question de l’esclavage et de la traite est bien aujourd’hui « dans l’air du temps » après les longues années d’occultation institutionnelle et académique qui ont pesé lourdement (professionnellement et humainement) sur les rares historiens qui s’en préoccupaient.
Une notice sans référence à des sources précises, parue sur un site de notables locaux, a plus de chances d’être lue par nos faiseurs d'opinion qu’un livre d’histoire reconnu sur une famille d’amateurs et planteurs rochelais comme les Fleuriau dans laquelle on trouve exactement le même cas de figure du père négrier anobli et du fils botaniste et philanthrope (Au Temps des Isles à Sucre, prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer 1982).
Nous vivons dans une société où trente années et plus de travail historique scientifique reconnu internationalement ne valent pas quelques lignes sur un blog politique en matière d’intérêt porté par les médias à des questions graves.
Il est inquiétant que les puissants du jour qui nous gouvernent, ou aspirent à le faire, puissent être victimes si facilement de telles manipulations.
Il est encore plus inquiétant que des excuses pour un tel faux-pas soient présentées par une inconnue qui se révèle soudain être la rédactrice du blog d’une personnalité en vue.
Nous avions déjà osé quelques questions sur le désormais célèbre « devoir de mémoire » dans son rapport à l’histoire. Les historiens devront-il maintenant être mis en demeure de s’intéresser au rapport entre connaissance et communication pour « rester dans le coup » ?
Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, qu'il n'en est rêvé dans votre philosophie (Shakespeare, Hamlet).
Sic transit gloria mundi
lien vers l'interview d'Europe 1 Journal du 8 juin 2010 7h45
lien vers Le Figaro article du mardi 8 juin 2010
lien vers Le Monde article du 7 juin 2010