Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Polvérel et la première abolition. Un noble Navarrais initié à Bordeaux (1ère partie)

28 Juillet 2020, 16:40pm

Publié par jdecauna

Scène des derniers temps de l'esclavage à Saint-Domingue avant la première abolition

Scène des derniers temps de l'esclavage à Saint-Domingue avant la première abolition

Polvérel, la Navarre et la franc-maçonnerie bordelaise.
Aux sources de la première abolition mondiale de l’esclavage

Le nom de Polvérel, absent de tous les dictionnaires et livres d’histoire français, reste indissolublement lié dans les annales de l'histoire d'Haïti à celui de Sonthonax lorsqu'on évoque la première abolition mondiale de l'esclavage colonial décrétée le 29 août 1793 au Cap-Français. Mais c'est toujours à son collègue que l'on attribue tout le mérite de cet acte historique dont il fut en réalité le promoteur et qu'il envisageait de mener à bien sous une forme qui aurait pu changer radicalement le cours de l'histoire.

Initié à Bordeaux en 1771 dans la loge maçonnique de L'Amitié, séante au quartier des Chartrons d’où venait son épouse, Julie Bousquet, fille d’un négociant bordelais épousée en 1766 à Margaux, le commissaire civil Etienne de Polvérel, envoyé en mission par le gouvernement girondin, met en place à partir de juin 1793 dans le Sud et l’Ouest de Saint-Domingue un plan d’émancipation progressive des esclaves avec accession à la propriété terrienne par distribution collective de terres injustement méconnu.  Il proclama le 26 août 1793, trois jours avant son collègue dans le Nord, l'affranchissement de tous les esclaves de l’Ouest et du Sud, après les militaires, « à la seule condition de s'engager à continuer de travailler à l'exploitation des habitations ». C’est bien lui, finalement, dont les thèmes et les termes de ses proclamations sont révélateurs, qui est la tête pensante de la seconde commission civile et doit être considéré comme l’initiateur de la première libération des esclaves. Et c’est à lui que devrait revenir le mérite de la mesure d’abolition unanimement attribuée à son collègue Léger-Félicité Sonthonax1.

Un noble navarrais initié à Bordeaux

Issu d’une souche corrézienne, devenu noble navarrais et franc-maçon, largement engagé dans les événements révolutionnaires, il illustre aujourd’hui parfaitement la manière dont la mémoire peut s’exercer de manière sélective à partir des événements historiques tout en représentant à sa manière un courant de pensée abolitionniste – qu’on qualifiera, faute de mieux, d’aristocratique – qui, bien avant la Révolution, des physiocrates au Roi et à certains de ses ministres, ne saurait se limiter à la seule Société des Amis des Noirs, d’apparition tardive en France.

De ses activités aux Etats de Navarre dont il était syndic depuis 1780 après avoir obtenu droit de cité à Bayonne dès 1769 comme avocat des mêmes Etats et avoir été admis dans la noblesse navarraise, on retient surtout qu’elles s’exercèrent dans la défense des droits ancestraux d’usage des biens fonciers communs contre les empiétements royaux ou féodaux. Dans ce pays essentiellement rural, de fort anciennes coutumes de possession et d’usage de la terre, qui avaient pu résister à l'influence française, existaient encore à la fin de l'Ancien Régime. Dans le pays de Basse-Navarre, considéré par ses habitants comme un franc-alleu d’origine, l'usage des terres vacantes en indivision par les communautés était réglementée par des fors (ou coutumes, en Espagne fueros) semblables à ceux que l’on trouvait dans les pays basques voisins comme la Soule, où ils avaient été mis par écrit depuis 15202. La question de la possession de la terre sous la garantie de l’état par l’intermédiaire d’un système de contribution volontaire, idée extrêmement neuve à l’époque, est donc depuis très longtemps, à partir du modèle navarrais, au centre de ses préoccupations.

Contrairement au droit français de la terre, dont le fondement résumé dans la maxime « nulle terre sans seigneur » implique que toute terre vacante doit être considérée comme appartenant au Roi, la Navarre toute entière est un franc-alleu d’origine, ce qui signifie en clair que toute terre vacante – les padouens – est à l’ensemble des Navarrais qui en sont en fait copropriétaires. Il n'est pas nécessaire de souligner l'intérêt que présenterait l'étude comparative systématique de ces « coutumes » ancestrales avec le système original que Polvérel tentera d'établir à Saint-Domingue, notamment par son Règlement sur les proportions du travail et de la récompense, sur le partage des produits de la culture entre les propriétaires et les cultivateurs du 7 février 17943 qui gagnerait, à coup sûr, à être confronté à son Mémoire sur le Franc-Alleu de Navarre de 17844. D’autant que le chapitre sur l’allodialité se double d’un autre chapitre important sur les libertés individuelles des Navarrais qui s’y attachent automatiquement, un « droit des gens » très démocratique et précurseur qui se traduit notamment par l’obligation pour le Roi de se présenter devant l’assemblée forale pour jurer « par préalable qu’il respecterait la conservation de leurs libertés, franchises, fors et privilèges », condition expresse qui avait été celle de l’élection de leur premier roi, Iñigo Arista. Ce qui, par parenthèse n’a jamais été fait et rend caduc de droit le rattachement imposé unilatéralement par la France révolutionnaire à la suite de la suppression du titre de Roi de France et de Navarre. Ajoutons à cela qu’on ne trouve pas trace, historiquement, dans le système politique navarrais de servitude ou d’esclavage.

A la lumière de ses Proclamations, Lois et Décisions5 on peut constater ce qui fit l’originalité, la qualité et la postérité du système de Polvérel inspiré par ces libertés navarraises et dans lequel on perçoit aisément à plusieurs reprises la marque maçonnique d’époque, bien qu’il ne faille pas négliger, de toute évidence, d’autres influences. Il convient aussi de se demander avant toutes choses le rôle qu’a pu jouer, dès avant la Révolution, dans l’élaboration de son projet abolitionniste un contexte général très favorable à l’émancipation des esclaves dans les milieux du pouvoir intéressés aux colonies, d’autant qu’ils se caractérisent par la présence de nombreux maçons.

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler a contrario qu’il fallut attendre cinq mois pour que la Convention se décide à ratifier enfin par le décret du 16 Pluviose an II (4 février 1794) la décision des commissaires concrétisée au Cap-Français le 29 août 1793 par Sonthonax, et patienter encore une cinquantaine d’années, après le malencontreux rétablissement de l’esclavage par le « Très Illustre Frère » Bonaparte en 1802, pour assister à l’abolition définitive de 1848, la seule à être habituellement valorisée par la mémoire officielle autour de la personnalité devenue emblématique (et quelque peu exclusive !) du T.I.F. Schoelcher.

Le système Polvérel, une autre voie pour l’abolition de l’esclavage

La commission civile, la seconde, composée, outre Polvérel, de Sonthonax et Ailhaud (disparu rapidement et remplacé par Delpech mort subitement aux Cayes le 27 Septembre 1793, deux jours avant l’abolition proclamée au Cap) quitta la France avant la déchéance du roi, munie quasiment les pleins pouvoirs, pour faire appliquer notamment la loi du 4 avril en faveur des hommes de couleur6, et appuyée par une force armée de 6 000 hommes. Elle débarqua au Cap le 18 septembre 1792 avec le nouveau gouverneur d'Esparbès et les généraux de Montesquiou-Fezensac, de Lassalle et d'Hisnidal, au moment où la colonie était dans la plus grande détresse politique, morale et matérielle après l'insurrection des esclaves du Nord qui durait depuis un an, les luttes intestines entre blancs, puis avec les mulâtres, plusieurs villes et plantations incendiées et une agitation générale des esprits doublée de rancœurs profondes.

Ayant dissous rapidement les assemblées coloniales uniquement composées de blancs pour leur substituer une commission mixte de douze membres, dont six de couleur, et de nouvelles municipalités, les commissaires, malgré leur proclamation initiale de maintien de l’esclavage, se heurtèrent à une vive réaction des colons qui se traduisit par le complot avorté du général d'Esparbès (rembarqué pour la France), la résistance armée de Borel à Port-au-Prince (réduite le 13 avril 1793), puis celle du nouveau gouverneur Galbaud qui réduisit Sonthonax à faire appel, sous promesse de liberté, aux bandes armées d'esclaves insurgés et se solda, après trois jours de combats acharnés au Cap (20-22 juin 1793), par le pillage et l'incendie de la ville et le départ de plus de 10 000 colons sur les débris de l'escadre. Devant les menaces d'invasion espagnole et anglaise, Sonthonax proclama la liberté générale le 29 août au Cap et Polvérel les 21 et 27 septembre dans l'Ouest et le Sud où il avait déjà pris des mesures dans ce sens dès le 27 août. La prise de Port-au-Prince par les Anglais le 1er juin 1794 sonna le glas des commissaires, repliés à Jacmel où une corvette les attendait porteuse du décret de leur mise en accusation. Un long procès les attendait à Paris, qui finit par tourner à leur avantage, mais Polvérel, miné par la maladie, décéda durant les débats le 18 germinal an III (7 avril 1795), laissant une succession insuffisante pour payer ses dettes, ce qui suffit à lever les accusations de concussion portées contre lui par ses ennemis.

Il s’agissait, pour les deux commissaires, d’instaurer la liberté générale dans le cadre du droit naturel républicain moderne. Mais à côté de l’argumentation révolutionnaire proprement politique des proclamations, qui sont toutes de la main de Polvérel – sauf bien entendu celle de Sonthonax au Cap –, on reconnaîtra sans peine, et sans avoir à se référer aux Anciens Devoirs ou aux Constitutions d’Anderson, dans leur fond, leur forme et le lexique et l'idéologie qui les sous-tend, d'importantes traces de son implication maçonnique, notamment en ce qui concerne les grands principes de l'égalité naturelle et de la vertu première du travail, maintes fois réaffirmés, son légalisme scrupuleux qui à diverses reprises l’oppose à Sonthonax, son attachement aux rituels, aux cérémonies, au serment civique, ou sa volonté de faire disparaître les signes symboliques de l'esclavage (les chaînes), ou même ses réactions aux revendications féminines qui peuvent nous surprendre aujourd’hui (les femmes n’auront qu’une demie part, art. XXVI ; deux tiers chez Sonthonax7), sans oublier, naturellement, la plus évidente peut-être qui est l'usage d'un vocabulaire spécifique marqué, entre autres, par des références ou appels répétés à « nos frères de France », « vos frères d'Afrique, de la Martinique, de la Guadeloupe... ».

Sa conception de l'émancipation – qui consistait essentiellement à accorder « graduellement la liberté à ceux qui auraient donné le plus de preuves de leur bonne conduite et de leur assiduité au travail, en leur donnant en même temps des terres en propriété », celles des « ennemis de la République » [qui] seraient « séquestrées et leurs revenus distribués aux bons et fidèles républicains qui [les] combattent et continueront de [les] combattre » – est clairement explicitée dans ses proclamations de juin à août 1793, et surtout celle du 27 août, antérieure de deux jours à celle de Sonthonax, qui libère les esclaves fidèles ou ralliés à la République en les rendant propriétaires de la terre :

Il va se faire dans les Antilles – annonce-t-il – une grande révolution en faveur de l'humanité, révolution telle que la paix ni la guerre ne sauraient en affecter le cours.

Depuis longtemps – ajoute-t-il – on calomnie la race africaine, on dit que sans l'esclavage on ne l'accoutumera jamais au travail. Puisse l'essai que je vais faire démentir ce préjugé non moins absurde que celui de l'aristocratie des couleurs. Puissent ceux des Africains qu'un heureux concours de circonstances me permet de déclarer dès à présent libres, citoyens et propriétaires, se montrer dignes de liberté, féconder la terre par leur travail, jouir de ses productions, vivre heureux, soumis aux lois et surtout, ne jamais oublier qu'ils doivent tous ces bienfaits à la République française.

Alors on commencera à croire qu'aux Antilles, comme partout, la terre peut être cultivée par des mains libres. Alors les colons [...] donneront à l'envi des uns des autres la liberté à leurs ateliers [...] Il n'y aura plus que des frères, des républicains, ennemis de toute espèce de tyrannie, monarchique, nobiliaire et sacerdotale8.

Les propriétés vacantes, abandonnées par « la trahison et la lâcheté de leurs maîtres », celles « de la Cour d'Espagne, des monastères, du clergé, de la noblesse […] seront distribuées aux guerriers et aux cultivateurs ». Seront admis à ce partage – en sus des cultivateurs et soldats fidèles à la République « déclarés libres » et jouissant de « tous les droits de citoyens français » –, « tous les Africains insurgés, marrons ou indépendants réduits à une existence incertaine et pénible dans des montagnes escarpées et sur un sol ingrat » qui se rallieront et deviendront ainsi eux aussi « copropriétaires de ces habitations […], intéressés à en multiplier les produits ». Les différents articles de la proclamation précisent ces dispositions (« La totalité des habitations vacantes dans la province de l'Ouest appartiendra en commun à l'universalité des guerriers de la dite province et à l'universalité des cultivateurs des dites habitations ») et leurs modalités d'application, notamment l'établissement de listes des nouveaux libres, les règles de répartition des revenus et les bénéficiaires (avec un partage inégal 2/3, 1/3 en faveur des guerriers qui risquent leur vie pour protéger les cultivateurs), ordonnant même la traduction de la proclamation « en langue créole » avant son envoi aux autorités légales pour exécution afin qu’elle soit bien comprise. Si cela n’était pas vraiment nouveau, ce qui l’est davantage, c’est l’inclusion dans sa proclamation lors de la cérémonie de commémoration du premier anniversaire de la République le 21 septembre 1793 d’un paragraphe entier en créole, et dans son règlement du 28 février 1794, sa demande explicite qu’il soit lu et « même expliqué en langue créole [c’est nous qui soulignons] » sur les marchés.

On entrevoit déjà, là, le grand rêve polvérélien d'une copropriété de la terre entre ceux qui la possèdent et surtout ceux qui la travaillent, qui – tel qu'il se précise dans les proclamations ultérieures et notamment celle « relative à la liberté différée » – précède et annonce davantage les socialistes français dits « utopiques » de la fin du XIXe siècle que les kholkoses communistes. Et on comprend sa déception après le coup d'éclat prématuré de son collègue au Cap :

Je préparais la liberté de tous par un grand exemple [...] et en attendant la liberté universelle, qui dans mon plan était très prochaine, je m'occupais de la rédaction d'un règlement qui mettait presque au niveau des hommes libres la portion d'Africains qui restaient pour quelque temps encore soumis à des maîtres. Six mois de plus, et vous étiez tous libres et tous propriétaires. Des événements inattendus ont pressé la marche de mon collègue Sonthonax. Il a proclamé la liberté universelle dans le Nord ; et lui-même lorsqu'il l'a prononcée n'était pas libre. Il vous a donné la liberté sans propriété, ou plutôt avec un tiers de propriété sur des terres en friche, sans bâtiments, sans cases, sans moulins et sans aucun moyen de les remettre en valeur ; et moi, j’ai donné avec la liberté des terres en production, ou des moyens de régénérer promptement celles qui avaient été dévastées. Il n'a donné aucun droit de propriété à ceux de vos frères qui sont armés pour la défense de la colonie... Et moi, j'ai donné un droit de co-propriété à ceux qui combattaient pendant que vous cultiviez [...] En vous rendant libres, je voulais vous faire tous heureux… Réfléchissez, frères et amis, sur votre propre intérêt…9

On notera au passage, au plan des valeurs maçonniques, l’importance accordée au fait que Sonthonax lui-même n’ait pas été libre de sa décision. Ce n’est pas une simple figure de style. Il en est de même, à côté de l’intéressement des cultivateurs et des guerriers au travail commun, de l’attention portée au sort des propriétaires, y compris les anciens libres de couleur qui vivaient du travail de leurs esclaves domestiques, dans le souci très égalitariste mais aussi raisonnablement opérationnel de se donner les meilleures chances de succès dans l’œuvre progressiste en y associant tous les intéressés dans un travail réfléchi mené en commun. La contribution volontaire des propriétaires, dans un cadre institutionnel qui s’apparente à celui des futures communes, devait permettre de sauver leurs unités de production en remboursant leurs dettes et en finançant la guerre contre les brigands destructeurs à la solde de l’étranger avec un service obligatoire de gardes nationales de citoyens actifs10. Il s’agit tout simplement d’instaurer la liberté générale dans le cadre du droit naturel républicain moderne, y compris celui de résistance à l’oppression qu’il exprime clairement :

Africains, ce n’est pas nous […] qui vous donnons la liberté, c’est la Nature qui vous a fait libres […], et la Nature vous a encore donné le droit de résister à l’oppression, [… car] il est temps – prévient-il d’emblée – de vider la grande querelle entre les droits de l’homme et les oppresseurs de l’humanité.

1 Pour plus de détails, voir Jacques de Cauna, Haïti, l’éternelle Révolution, Port-au-Prince, Deschamps, 1997, p. 299-307 (rééd. Monein, Pyrémonde, 2009), L'Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Iles d'Amérique (17e-18e siècles), Biarritz, Ed. Atlantica, 1998, p. 328-331 et 405-422, « Polvérel et Sonthonax : deux voies pour l’abolition de l’esclavage », dans Marcel Dorigny, colloque Sonthonax 1994, Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer, n° 316, 1997, p. 47-53, article « Polvérel », dans le Dictionnaire Encyclopédique des Antilles, dir. Jack Corzani, Fort-de-France, Désormeaux, 1993, et « Polvérel ou la Révolution tranquille », dans La Révolution française et Haïti, colloque 1989, Port-au-Prince, Ed. Deschamps, 1995, tome II, p. 384-399.

2 Robert Elissondo, « La propriété des terres communes en Pays de Soule à la fin de l'Ancien-Régime », Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne. n° 144, 1988, p. 145-162.

3 AN, DXXV, Comité des colonies, 39, Registre d'ordres de Polvérel.

4 Mémoire à consulter et consultation sur le franc-aleu du Royaume de Navarre, Paris, Knapen & fils, 1784. Voir à ce sujet l’abbé P. Haristoy, curé d’Irissary, Recherches historiques sur le Pays Basque, tome I, Bayonne, Lasserre, 1883, et en particulier les chapitres I et IV de la première partie consacrée à la Navarre : « Conclusions de Polvérel sur l’histoire des Vasco-Cantabres » et « Allodialité de la Navarre ». Polvérel y prouve que les terres des Navarrais qui, historiquement, n’ont jamais été conquises, sont « libres d’origine, franches de toute dépendance et de servitude » comme le rappellent « le for général du pays » et « les ordonnances des rois d’Espagne » (p. 127-130).

5 Archives Nationales [désormais AN], D XXV, Comité des colonies, 39 à 44, Registres de proclamations, ordres et décisions des commissaires civils et leur correspondance classés méthodiquement et en partie reproduits dans la Revue d'Histoire des Colonies, n° 127-128, 1949, est la principales source avec Philippe Garran-Coulon, Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, fait au nom des Comités de Salut Public, de Législation et de Marine réunis, Imp. Nationale, Paris, Ans V-VII, 4 vol., t. III et IV principalement, qui donne des extraits et analyses des registres précités et résume également les Débats entre les accusateurs et les accusés dans l’affaire des colonies [transcrits par Marc Antoine Guillois], Paris, Imp. Nationale, an III, 9 tomes en 4 vol. in-8, source que nous n’avons pas utilisée car d’accès difficile par son énormité (plus de 3 200 pages).

6 AN, D XXV 4, Loi du 4 Avril 1792, et D XXV 40, proclamations de Polvérel et Sonthonax, du 21 juin 1793 au Cap, et de L.-F. Sonthonax, le 29 août 1793 au Cap.

7 « Vos femmes murmurent de l’inégalité du partage…, c’est contre vous, contre leurs hommes, qu’elles forment cette prétention exagérée. Elles veulent qu’on n’ait aucun égard à l’inégalité des forces que la nature a mise entre elles et les hommes, à leur infirmités habituelles ou périodiques, aux intervalles du repos que leurs grossesses, leurs couches et l’allaitement de leurs enfants les obligent de prendre ».

8 AN, D XXV 39, Proclamation portant sur le partage des revenus des habitations séquestrées par la République entre les guerriers et les cultivateurs, publiée par E. Polvérel le 27 août 1793 au Port-au-Prince.

9 AN, D XXV, 39, Proclamation relative à la liberté générale différée, du 4 Septembre 1793 à Port-au-Prince.

10 AN, D XXV 39, registre 396, Proclamation… publiée par E. Polvérel le 1er février 1793 aux Cayes, et Décision… prise par E. Polvérel le 26 déc. 1792 contre les milices des habitants des Cayes et de Torbeck.

Voir les commentaires

Rénover l'histoire ? Un extrait de ma communication de 1989 au Congrès mondial du Bicentenaire

13 Juillet 2020, 15:10pm

Publié par jdecauna

Rénover l'histoire ? Un extrait de ma communication de 1989 au Congrès mondial du Bicentenaire
Rénover l'histoire ? Un extrait de ma communication de 1989 au Congrès mondial du Bicentenaire
Face aux exigences pressantes actuelles de rénovation vers une "histoire radicale" posées par certains au motif qu'on n'y aurait jamais pensé avant, je retrouve le texte de ma communication de jeune historien colonial invité d'Haïti avec deux confrères du comité directeur de la Société Haïtienne d'Histoire au Congrès Mondial du Bicentenaire de la Révolution qui s'était tenu du 6 au 12 juillet 1989 à la Sorbonne. En voici un extrait du chapitre conclusif tel qu'il avait été présenté sous le titre "Pour de nouvelles voix d'étude" en séance de la Commission II, L’accueil hors de France, Session 16, Images exotiques : Orient, Antilles, Amérique latine et publié ensuite dans les actes. Présentation très résumée de la communication par le Président de séance anglophone : Traditionnal view in San-Domingo’s revolution leaning only on basic socio-economical analysis need to be renewed and completed by cultural and anthropological studies.

La question est simple : quoi de neuf sous la plume des militants de la décolonisation de l'histoire ? 

Pour de nouvelles voies d'étude

On voit à quel point les paradoxes de la révolution noire, la diversité des réactions des hommes de couleur et ce qu'on pourrait appeler – pour le moins – les ambiguïtés des luttes blanches peuvent rendre délicate toute tentative d'élucidation globale et définitive du phénomène révolutionnaire à Saint-Domingue. Dans le cadre limité d'une telle communication, nous nous garderons bien de trancher sur les points les plus controversés. Plutôt qu’une quelconque solution réductrice inspirée par tel ou tel présupposé idéologique ou méthodologique, il semble plus utile d'essayer d'ouvrir quelques nouvelles voies de recherche, quelques nouveaux champs d'études, de présenter rapidement quelques nouveaux outils ou méthodes qui pourraient permettre d'avancer vers une perception plus fine d'une révolution coloniale qui a encore beaucoup à nous apprendre pour peu qu'on ne persiste pas à en limiter la portée ou, mieux, à l'occulter systématiquement.

C'est d'abord à une nouvelle quête documentaire que l'on doit s'attacher. Ceci eut paraître paradoxal quand on connaît l'importance quantitative des sources manuscrites ou imprimées qui attendent encore d'être exploitées, notamment dans les archives publiques françaises1. Mais comment, par exemple, apprécier à leur juste valeur le rôle et les intentions de Toussaint Louverture alors que moins du quart peut-être de sa correspondance a été publié jusqu’ici ?

On connaît le premier obstacle à cette exploitation systématique – notamment pour les chercheurs haïtiens – qui est la dispersion de ces sources en France, aux Etats-Unis, en Angleterre , dans la Caraïbe, ou ailleurs, mais il n'est pas difficile non plus de constater l'apport indéniable de ceux, trop rares, qui ont pu y avoir accès, tel Jean Fouchard pour ne citer que 1ui2. De même, sous l' impulsion de Gabriel Debien, s'est ouvert un champ d'une exceptionnelle richesse et encore trop peu exploité, par l'exhumation de quelques-uns des innombrables « papiers de familles » qui dorment dans les archives privées.

On touche là, au plus près, une histoire apparemment plus modeste mais souvent plus proche du réel que la « grande » histoire à caractère officiel.Son apport dans le domaine de l'histoire des mentalités en particulier n'est plus à démontrer, non plus que pour l'histoire sérielle et la quantification (notamment en ce qui concerne la question capitale du rapport numérique créoles-bossales loin d'être élucidée).

Mieux encore et même si cela ne suffit pas à constituer une méthodologie, l'historien, aujourd'hui, sait, en partie grâce à l'apport et au développement des sciences annexes, qu'il peut avec profit s'écarter des sentiers battus, des règles conventionnelles. L'anthropologie notamment lui a appris à se libérer d'un « faux sentiment de familiarité avec le passé », selon l'expression de Robert Darnton3. Elle lui a montré que c'est au contraire en s'acharnant sur ce qui paraissait au premier abord le plus a-normal, le plus hermétique, que l'on pouvait parfois réussir à démêler un écheveau de significations qui restait étranger.

Dans le cas de la révolution de Saint-Domingue, par exemple, il conviendrait de s'intéresser davantage à ce qu'on pourrait appeler les écarts, d’abord ceux avec la révolution française, puis celle des autres îles4, mais aussi ceux qui se manifestent à l'intérieur de la marche générale, du système apparemment cohérent et couramment admis : écart de près de six mois entre l'émancipation des esclaves décrétée par Sonthonax sur le terrain et celle votée par la Convention ; écart de neuf mois entre cette proclamation de la liberté générale et le ralliement de Toussaint à la République ; persistance de l'attachement de chefs d'insurgés comme Jean Kina ou Jean-François aux royautés esclavagistes anglaise et espagnoles ; ralliements et défections successifs apparemment erratiques des troupes coloniales, y compris les principaux chefs, futurs héros de l’Indépendance : Dessalines, Christophe, Pétion, Capois..., lors de l'expédition Leclerc ; isolement et élimination systématique (y compris après 1804) de certains chefs marrons « indépendants » : Sans-Souci, Petit Noël Prieur, Lamour Dérance (allié d'ailleurs aux mulâtres dans la guerre du Sud), Goman etc... ; rappel des colons blancs (même émigrés) par le pouvoir noir de Toussaint ; répression du vaudou par Dessalines ; exécution de Moïse par Toussaint ; instauration de l'Empire moins de neuf mois après l'Indépendance ; scission Nord-Sud en deux régimes, l'un monarchique, l'autre républicain, etc... Pour les personnages, après les « grands hommes », les marginaux, plus nombreux qu'on veut bien l’admettre dans la perspective traditionnelle et confortable d'une histoire unanime, doivent tout particulièrement fixer l'attention. A titre d'exemples : Lapointe, homme de couleur royaliste et esclavagiste, passé aux Anglais puis espion de Bonaparte5 ; les républicains polonais de la Légion d'Italie, passés en masse du côté des insurgés lors de l’Expédition Leclerc et dont les descendants existent encore6 ; le colon « blanc français », Nicolas Pierre Mallet, dit Mallet bon blanc, libérateur d'esclaves, officier de l’armée indigène et signataire de l'acte d' indépendance7 ; les Garnot, Labarthe Sainte-Foix, Duclos-Ménil, ce dernier surtout, « mésallié », dont on vient de retrouver quelques papiers de failles, tous dénoncés par Carteau comme chefs de bandes noires8... et combien d'autres dont l’histoire a parfois oublié jusqu'au nom mais dont l'aventure personnelle peut éclairer des aspects nouveaux, enrichissants, décapants peut-être par leur écart même avec la norme, de la révolution de Saint-Domingue.

On sait aussi qu'une révolution ne relève pas de la génération spontanée mais ne peut se produire notamment sans un profond état de crise de l' idéologie dominante. Sur ce point, et en sus des problèmes sociaux et économiques qui font habituellement la base de l'analyse des contradictions de la société coloniale blanche de Saint-Domingue, il est un champ encore peu exploité : celui du discours. Les sources documentaires sont là, aisément accessibles: récits d'époque, écrits de propagande, discours officiels, proclamations (notamment celles de Sonthonax et Polvérel pour la liberté générale), pamphlets, mémoires, correspondances diverses… Cette abondante littérature ne peut manquer de révéler, de trahir, pour peu qu’on la soumettre à une herméneutique attentive en utilisant au besoin les ressources nouvelles de la linguistique, le reflet inconscient de l'image que tel ou tel groupe se fait de lui-même et des autres à un certain moment de la durée. Une analyse sémantique isolés peut souvent être révélatrice à cet égard. C'est ainsi que le Concordat de Damiens entre Blancs et Hommes de couleur (23 octobre 1791) présente pour principale caractéristique l’omission complète des termes « esclaves » ou « nègres ». Quant au discours d’union prononcé par le maire Leremboure pour la circonstance9, une première et rapide analyse fait apparaître des catégories et fréquences d’emploi extrêmement signifiantes : termes à connotations morales ou sentimentales (y compris la satisfaction), comme « franchise », « loyauté », « cœur », jurer », « serment », « sacré » (44 occurrences) ; préoccupations relatives à « l’ordre » et à la « paix », « sûreté », « repos », « tranquillité », « bien public »…, auxquelles on peut ajouter les notions de « protection », de « défense » contre les « ennemis », les « perturbateurs », les « troubles »… (27) ; vocabulaire de « l’union » : « frères », « amis », « réconciliation », « ensemble », « commun », « tous »… (23) ; lexique du social, y compris « public » qui revient trois fois, « classes », « citoyens »… (15) ; projections sur « l’avenir », la « durée »… (6) ; rappels du « passé » (4).

Sous l’enveloppe lyrique de circonstances et l’indispensable référence à l’union, transparaissent ainsi les préoccupations essentielles, plus défensives qu’égalitaires, bien que le véritable danger, les esclaves, ne soit, encore une fois, pas désignés nommément. Le concordat ne durera pas un mois après sa signature. On ne refait pas le monde avec des bons sentiments et les conclusions s'imposent d'elles-mêmes.

L'analyse comparative d'écrits fortement personnalisés émanant de représentants des différents groupes sociaux dominants, peut-être, dans la même optique, encore plus éclairante. Là, les fréquences, variantes, similitudes d'emploi, les réseaux analogiques, les couples d’opposition, les omissions même, autant que les sur-représentations pourront prendre une valeur significative fondamentale. C'est ainsi qu'en soumettant à ce type d'analyse, sur le seul plan lexical, un groupe d'écrits contemporains peu connus émanant d'archives familiales10, on a pu apprécier à quel point le vocabulaire employé, à l'intérieur de quelques champs lexicaux bien définis, par un petit blanc patriote, un gérant d'habitation, un propriétaire libre de couleur, un grand colon et un négociant, éclairait, au-delà de l’émotion, de la conviction ou de l'emphase, à la fois des idéologies et des attitudes mentales sous-jacentes, qui expliquent bien des réactions. Très rapidement et sans trop entrer dans le détail d’une recherche à approfondir, on constate d'abord des écarts sensibles dans la manière d’appréhender et de définir la situation (d'« événements fâcheux » à « catastrophe »), d’exprimer les plaintes ou les vœux de circonstance (du couple « malheur » – « paix » à celui d’« oppression » – « dignité »), de désigner et qualifier les victimes et les responsables (des « citoyens patriotes » aux »« honnêtes gens », et des « ennemis du bien public » aux « enragés », en passant par la « contre-révolution » ou les « robinocrates » entre autres), de se référer ou non aux institutions anciennes ou nouvelles (« l'esclavage », les « paroisses », les « assemblées », la « constitution », la « nation », le « Roi », « l'Etre Suprême »...), d'user ou non du nouveau vocabulaire révolutionnaire (« cocarde », « civique », « scrutin », « Egalité »...).

Puis apparaissent les lignes de force mentales de chaque discours : volonté de minimiser pour rassurer chez le gérant, ardeur belliqueuse prolixe du petit-blanc, jeu subtil du passage de l’ancienne soumission à la nouvelle citoyenneté chez l' homme de couleur, inflation de la plainte chez le négociant… Enfin se dégage une opposition assez nette entre deux blocs : ceux qui espèrent, petits-blancs, hommes de couleur) et ceux qui craignent (gérant, colon, négociant), et plus particulièrement l'isolement belliqueux du petit-blanc dont le parti sera rapidement terrassé par l'union sacrée des possédants, mais aussi son racisme latent face à la concurrence des libres de couleur et, en contraste, la modération des éléments supérieurs de la hiérarchie sociale, soucieux avant tout de la préservation de l'ordre.

Mais on sait aussi aujourd'hui que le document historique n'est plus seulement écrit. Un vaste champ reste à explorer, principalement en Haïti, sur le « terrain », par la collecte systématique des traditions orales, des vestiges de toutes sortes, aussi bien archéologiques que toponymiques, folkloriques, religieux, linguistiques, spirituels, mentaux… Comment ne pas s'interroger, par exemple, sur la persistance dans l'usage populaire haïtien de termes comme « citoyen » ou « frère » relégués ailleurs dans des emplois spécialisés plus limités ?

C'est bien sûr essentiellement vers une histoire des mentalités qu'orienterait la recherche dans ces nouveaux champs, permettant ainsi de dépasser les dei ex machina, pour ne pas dire les démons de la vieille histoire : recours inconditionnel à la Providence, aux grands hommes, aux concepts idéologiques ou positivistes d'une autre époque, à un rationalisme pseudo-scientifique à fondement économico-social, marxiste ou non, dont les limites sautent aux yeux dans le cas haïtien lorsqu'il s'agit d'opérer la jonction entre le collectif, le temps long et le quotidien, le structurel et le conjoncturel, le marginal et le général11.

Les travaux récents dans ce domaine d'historiens comme Lucien Febvre, Gerges Duby, Robert Mandrou, Jacques Le Goff, Philippe Ariès, Michel Vovelle, Emmanuel Le Roy Ladurie, entre autres, en France, ou d'un Robert Darnton aux Etats-Unis, montrent qu’une importante voie nouvelle, s'ouvre, entre l'anthropologie et l’histoire. Quelques phénomènes généraux étudiés par ces auteurs dans un autre cadre que celui de Saint-Domingue, peuvent aussi aider à stimuler la réflexion sur le cas haïtien. G. Duby note par exemple dans les sociétés à forte assise agraire, la « crainte des nouveautés », la « peur du futur », la « résistance au changement », la « tendance au conservatisme », qui favorisent la persistance des idéologies dominantes12. Dans une optique fort proche, J. Le Goff remarque « l'importance des décalages, produits du retard des esprits à s'adapter au changement »13, et R. Darnton constate que « les attitudes changent souvent pendant les périodes de stabilité relatives et restent relativement stables pendant des périodes de crise »14. Le cheminement qui a mené à ces conclusions et qui serait trop long à développer ici, ne peut laisser indifférent lorsqu’on tente de comprendre les paradoxes de la révolution dominguoise évoqués pour les esclaves.

En effet, l'homme ne vit pas que de pain et l'intervention des phénomènes mentaux est aussi déterminante que celle des phénomènes économiques, sociaux ou démographiques. Dans le cas des esclaves, pour lesquels on a déjà du mal à cerner ces derniers, on ne pourra vraiment comprendre leur attitude face à la Révolution qu'en s'interrogeant sur les premiers : quelle image les esclaves se faisaient-ils de leur condition ? Quel (s) système(s) de valeurs originaux quels modèles peut-être, régissaient leur comportement ? Quelle image le bossale gardait-il de l’Afrique ? Quels étaient le poids et les limites de l'acculturation créole ? Ceux de l’influence du vaudou et du marronnage? Comment ces systèmes de valeurs, images, représentations, mythes, croyances... ont-ils pu influer sur leur perception de la Révolution ? Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre, faute de documents écrits de la main des intéressés, mais qui offrent un vaste champ. de recherches et de réflexions dans lequel l’anthropologie, ou plus simplement la recherche « de terrain » peut et doit – surtout en Haïti – venir utilement en aide à l 'histoire en apportant des sources documentaires autres que l’écrit.

1 Voir à ce sujet : Jacques de Cauna, « Les sources de l 'histoire de la révolution de Saint-Domingue », Revue de la Société haïtienne d'histoire, n° 160, Sept. 1988.

2 Pour une vue plus complète des travaux actuels sur la période en Haïti, voir Jacques de Cauna : « Bibliographie historique haïtienne, 1980-1986 (période coloniale et révolutionnaire », dans Revue française d'Histoire d'Outre-Mer, n° 276, 1987.

3 Robert Darnton, Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l'ancienne France, Paris Robert Laffont, Paris, 1984.

4 Voir Lucien Abenon, Jacques de Cauna, Liliane Chauleau, Antilles 1789, la Révolution aux Caraïbes, Paris, Nathan, 1989.

5 Colonel Malenfant, Des colonies, et particulièrement de celle de Saint-Domingue. Mémoire historique et politique, Paris, Audibert, Cabinet de lecture, août 1814, p. 27-31.

6 Laurore Saint Juste et Frère Ernest Clérismé: La présence polonaise en Haïti, Port-au-Prince 1983.

7 Edmond Mangonès, « Le colon Mallet, officier de l'armée révolutionnaire, signataire de l'acte d'Indépendance », dans Revue de la Société Haitienne d'Histoire, n° 30, juillet 1938, p. 19-45.

8 Jean-Félix Carteau, Soirées Bermudiennes, ou Entretiens sur les évènemens qui ont opéré la ruine de la partie française de l’Isle Saint-Domingue…, Bordeaux, Pellier-Lawalle, an X (1802), p. 77, 82, 187; William Hodges et Marie-Josée Chanard : Le Revers de la médaille, Limbé (Haïti), 1986.

9 Archives Jean Fouchard.

10 Archives famille Henry, correspondance A. Simon publiée dans Revue de la Société Haïtienne d'Histoire, n° 161, déc. 1988, par Jacques de Cauna: « La révolution de Saint – Domingue vue par un patriote » ; Archives famille Feuriau, correspondance du gérant Arnaudeau, publiée par Jacques de Cauna dans Au Temps des Isles à Sucre, Paris, Karthala, 1987 ; Id., « Correspondance Pierre-Paul Fleuriau-Mandron » ; « Journal inédit tenu par le colon Gamot », publié par Placide David dans Le Document, n° 3, Port-au-Prince, 1940 ; Archives Départementales des Landes, 1 J 585, fonds du notaire Dusire, publié par Jacques de Cauna, « La révolution à Port-au-Prince. Relation inédite du négociant Lajard » dans Revue de la Société Haïtienne d'Histoire, n° 152-153, Sept. 1986.

11 Voir à ce sujet : Jacques Le Goff, « Les mentalités. Une histoire ambiguë », dans Jacques Le Goff et Pierre Nora, dir., Faire de l’Histoire, III, Nouveaux objets, Gallimard, Paris, 1986.

12 Georges Duby, « Histoire sociale et idéologies et sociétés », dans Jacques Le Goff et Pierre Nora, dir., Faire de l’Histoire, III, Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1974.

13 Jacques Le Goff, op. cit., p. 113.

14 Robert Darnton, Le grand massacre des chats, op. cit.

Voir les commentaires

Bordeaux, ville raciste ? Une dérive vers l'histoire radicale

27 Juin 2020, 15:48pm

Publié par jdecauna

Georges de Sonneville, Sur le quai des Chartrons

Georges de Sonneville, Sur le quai des Chartrons

Bordeaux, ville raciste ? Une dérive vers l’histoire radicale

Le rapport de la ville de Bordeaux, et plus largement de l'Aquitaine, à la question globale de l'esclavage, de la traite des Noirs et de leurs abolitions n'est pas anodin. Il est au contraire hautement exemplaire et chargé de significations beaucoup plus larges que ne le voudraient certains ou que ne le pensent la plupart des premiers concernés, les Bordelais eux-mêmes et les habitants de la zone d’influence et d’attraction économique d’un port qui fut au XVIIIe siècle le premier port français et de très loin le premier port colonial dont 95 % de l’activité s’effectuait « en droiture », c’est-à-dire directement avec les îles, sans passer par le circuit triangulaire de la traite négrière1. C'est sans doute pour cela que Bordeaux s'est trouvé placé en première ligne à diverses époques et est encore l’objet aujourd’hui d’un intérêt relativement récent (depuis une douzaine d’années) lié à un néo-militantisme centré sur la « question noire » en France qui confond régulièrement par ignorance, dans ses manifestations publiques, histoire et mémoire, établissement des faits et revendications partisanes, généralités idéologiques et particularités concrètes.

Il convient avant tout de recadrer les faits. Tout d’abord, personne n’a jamais songé à nier que Bordeaux ait été dans les temps modernes et contemporains, après une période médiévale marquée par le marché captif britannique et les ports du Nord de l’Europe, un grand port colonial ayant pour horizons privilégiés successivement les Antilles puis l’Afrique, mais aussi l’émigration lointaine vers les Amériques. C’est cette orientation première vers des pays à population noire et de couleur qui lui vaut cet intérêt militant dont l’objectif avoué ou non est d’aboutir à la conclusion que toute la ville et son hinterland, ainsi que leurs habitants, Bordelais et Aquitains (on ne risquera pas le néologisme « Néo-Aquitains » forgé sur la nouvelle région administrative décrétée ex cathedra par Paris) doivent à ces deux destinations, antillaise et africaine, leur richesse. Ce qui mériterait tout de même d’être scientifiquement prouvé, objectif apparemment insurmontable et vers lequel aucune étude exhaustive ne s’est jusqu’ici risquée. De là à imaginer l’existence d’un complot visant à éluder la responsabilité du public cible local vis-à-vis de pays colonisés et par conséquent pillés et appauvris définitivement, le pas est vite franchi et l’explication de tels faits condamnables vite trouvée : le moteur ne peut en être que le racisme dans sa variante coloniale.

Sans revenir plus qu’il n’en vaut la peine sur les multiples avatars de ce dernier point, qui fait de manière récurrente, à intervalles commémoratifs réguliers, la pâture du monde médiatico-politique, on se contentera de relever dans un ouvrage au tire racoleur, l’un des premiers du genre à aboutir à la conclusion que « Bordeaux a eu sa part de responsabilité » dans l’infâme trafic et dont le dernier mot est significativement « racisme », des affirmations et généralisations globalement accusatrices aussi hâtives qu’agressives du type : à Bordeaux, « on n’a pas jugé intéressant d’étudier la traite [ce qui déjà est faux] ou on a voulu l’occulter » par « l’amnésie » de toute une ville, « la rétention des documents privés qui participe parfois d’une conspiration du silence », « d’anachroniques et pudiques provincialismes [...] pour les descendants de ces trafiquants de chair humaine », « une hérédité parfois difficile à accepter [...] pour toute une population [qui] en a tiré profit ». Et pour finir une interpellation comminatoire : « Il n’est plus temps de le taire ! », dont on peut toujours se demander à quels coupables à désigner à la vindicte publique elle s’adresse2.

Il paraît évident qu’une telle démarche, qui piétine allègrement la nécessaire distanciation historique – même si elle pense se couvrir, de temps à autre, par la reconnaissance d’évidentes vérités plus favorables à la ville énoncées par les prédécesseurs du grand inquisiteur – ne peut aboutir en termes scientifiques à un apport constructif. A contrario, un minimum d’empathie avec le sujet et une recherche aux motivations plus sereines eussent sans doute permis d’œuvrer de manière positive en évitant, par la prise de connaissance des réalités locales, des raccourcis hasardeux ou des mises en cause malencontreuses destinées à alimenter le couple manichéen culpabilisation- victimisation aux dépens de l’équilibre cher à Montesquieu.

Par bonheur, pour conserver une image plus nuancée face à de tels excès, de nombreux travaux antérieurs de penseurs ou historiens bordelais sur l’esclavage viennent apporter au fil des siècles, dans une longue continuité de pensée, le nécessaire démenti qui fera l’objet de notre attention. Plus que cela, une approche volontairement compréhensive et ouverte, alliée à la connaissance du « terrain » d’étude et de ses acteurs, permettra de mettre en lumière les filiations intellectuelles, voire spirituelles, qui, de Montaigne aux Girondins ont permis à la ville-port et à sa région d’influence, plus que d’autres, de jouer un rôle positif primordial dans la mise en cause et l’abolition finale d’un système d’exploitation de l’homme par l’homme inacceptable. Cette liberté générale des Noirs, il revient à la France l’honneur d’avoir été la première au monde à la mettre en œuvre concrètement dans sa colonie de Saint-Domingue par la déclaration du commissaire civil Léger-Félicité Sonthonax du 29 août 1793 au Cap-Français, faisant suite aux premières mesures décrétées deux jours plus tôt par son collègue Etienne de Polvérel, syndic des Etats de Navarre, aux Cayes3.

Des facteurs endogènes et exogènes spécifiques seront à prendre en compte pour parvenir à une juste appréciation, au premier rang desquels on devra placer la relation privilégiée entretenue avec « les Îles », un important apport en retour de populations antillaises « de toutes les couleurs » amenant une certaine « créolisation », sans oublier un rapport historique à la France marqué par la résistance de libertés locales constitutives qui vont des fors (libertés constitutionnelles) de Navarre et d’une indépendance aquitaine longtemps préservée (jusqu’en 1453) à une spécificité « fédéraliste » (anti-jacobine) révolutionnaire, en passant par le fait gascon cher au roi Henri de Navarre et aux mousquetaires, les rébellions, les frondes…, bref, la conscience profondément ancrée d’une irréductible particularité qui fait que l’on peut regretter que l’histoire de cette entité régionale constitutive n’ait pas été et ne soit toujours pas enseignée comme elle aurait dû et devrait l’être en soi, mais plutôt comme on voudrait qu’elle soit, c’est-à-dire en termes unificateurs français d’assimilation, vecteur d’acculturation réductrice, selon la logique jacobine du modèle importé et imposé d’une « république française une et indivisible ».

Ces premiers facteurs à prendre en compte, de nature endogène, sautent aux yeux. Deux facteurs exogènes, l’un global, l’autre particulier, mais tous deux de nature proche par leur origine, doivent aussi être pris en considération. Ils relèvent en effet de ce qu’on pourrait qualifier au départ de « bons sentiments », d’un certain désir de « bien faire », d’une volonté apparemment humaniste de progrès. Le premier, d’actualité, est la mise en œuvre d’une conception, d’une théorisation, de l’histoire présentée comme nouvelle, mais en réalité à la remorque des innovations américaines (états-uniennes), d’origine anglaise d’ailleurs (Birmingham, 1964), popularisées par le courant de recherche conceptuel qu’on a appelé les cultural studies (ou sciences de la culture), notamment en matière de genre (women studies, études « féministes »), et race (black studies, African American studies, études sur le fait noir, principalement aux Etats-Unis), et autres post-colonial studies..., et autres champs minoritaires ou contestataires associant à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie culturelle, de l’ethnologie et de l’histoire, une transdisciplinarité ouverte à la biologie, la philosophie, la politologie, la psychologie, la littérature, les arts, la communication…, et plus généralement dans l’approche, à la pluridisciplinarité la plus large, qui se voudrait celle d’une anti-discipline universitaire critique et transgressive adaptée aux besoins de la cause et censée ouvrir aux réalités du monde actuel et au marché du travail dans des métiers traitant des questions de discrimination et de diversité culturelle, d’égalité hommes/femmes, de l’action sociale, de la gestion de projet innovants et surtout de l’information et de la communication...

C’est ainsi que la Sorbonne Nouvelle, qui se veut « université des cultures », vient d’ouvrir un « Master 2 MGCS, Médias, Genre et Cultural Studies » qui, je cite, « à l’heure des mouvements anti-harcèlement et des luttes antidiscriminatoires […] n’oublie pas d’inclure une analyse réflexive des politiques féministes et d’affirmation de la diversité, dont les effets sur les conflits dans la sphère publique sont désormais débattus ». On se propose donc « dans une approche qui n’exclut pas les productions numériques, les réseaux sociaux et les jeux videos… », entre autres, « d’initier les étudiants aux études connexes » sur des problématiques portant sur des domaines aussi « prioritaires » que « dévalorisés » que les « gender et queer studies, media studies, subculture et fan studies, post-colonial studies, subaltern studies, black and ethnic studies, etc » [en « français » novlangue dans le texte], relevant nécessairement tous plus ou moins au départ d’une approche historique, prioritairement en histoire contemporaine mais sans exclure l’histoire moderne, notamment pour les sociétés à esclaves.

Le second facteur exogène, dans son application particulière à la thématique générale de l’esclavage, repose sur le même ressort de la volonté d’innovation bien-pensante d’actualité. C’est sur ces mêmes bases que l’université canadienne bilingue (mais surtout anglophone) d’Ottawa, qui avait lancé dès 1980 (on mesure le hiatus temporel des « innovations » françaises à la remorque du monde anglophone) une revue savante bilingue Histoire sociale / Social history, nous livre dans son dernier et tout récent Numéro spécial : Esclavage, mémoire et pouvoir : La France et ses anciennes colonies, vol. 53, n° 107, mai 2020, sous la plume de ses directrices éditoriales, un avant-propos représentatif de la nouvelle manière qui devrait être de rigueur pour d’aborder ces questions, sous le titre révélateur « L’histoire sociale comme histoire radicale ». Le postulat de base étant que :

" ...leurs voix [celle des esclaves] sont devenues inaudibles, imperceptibles par  les historiens. Pendant longtemps, jusqu’à très récemment, même, ceux-ci ne s’intéressaient principalement qu’à l’analyse des systèmes ; ils ne lisaient pas les archives produites par les colonisateurs et les esclavagistes avec le souci de traquer l’expérience de la relation esclavagiste par les esclaves".

Au-delà d’une forme de malhonnêteté intellectuelle, très courante ces derniers temps, qui consiste à assigner à leurs prédécesseurs en histoire une vision étroite, confinée dans son intérêt au mépris de l’humain en raison d’anciens préjugés, on voit qu’il s’agit là de se présenter comme les « ré-inventeurs de la roue », pour employer une image triviale. On va ainsi redécouvrir, dans un autre article, que certains des « gens de couleur » (l'auteur prévient qu'elle confond à l'américaine sous ce terme mulâtres, libres, noirs, esclaves…) victimisés à loisir peuvent connaître de belles réussites dans la ville de Bordeaux et même y former une « communauté » à l'anglo-saxonne (alors là, vraiment, on innove dans l’erreur !). Comme si les historiens d’autrefois et leurs tenants d’aujourd’hui (ne devrait-on pas les appeler « résistants »?) ne s’étaient jamais préoccupés que de la transmission d’une histoire officielle sur commande sans jamais chercher à travailler sur les marges, les paradoxes, les contradictions, les révoltes, les victimes, la vision des vaincus… Et qu’il aurait fallu ainsi attendre les nouveaux-venus pour développer des avancées significatives dans la connaissance, manière très simple dans son manichéisme de valoriser sa propre initiative. On redécouvre ainsi à grand fracas la  « micro-histoire » (sans pour autant connaître les monographies d'habitations, les biographies de noirs et hommes de couleur, les prosopographies… antérieures), les « archives judiciaires » (sans avoir égard aux « papiers de familles » par exemple), « la sphère artistique (mais alors pourquoi pas la généalogie ?)...

Ces supposées réorientations relèvent d’une grave méconnaissance de l’historiographie du sujet qui se traduit généralement dans une bibliographie appauvrie par l’absence d’auteurs confirmés et d’ouvrages de référence (notamment de langue française) qui se double souvent pour finir d’une méconnaissance concrète (matérielle) du sujet que révèlent des assertions aussi inquiétantes que celle qui suit : « Les recensements des plantations ne sont que des listes sèches des prénoms et âges des esclaves, destinées à déterminer l’assiette de l’impôt dû à la Couronne par les colons européens », phrase singulièrement révélatrice d’une pratique très limitée des papiers de plantations lorsqu’on sait ce que ces listes nous apprennent sur la composition des ateliers par les proportions de créoles et de bossales, sur les origines africaines de ces derniers, sur les emplois, la démographie (mortalités et naissances, enfants…), l’état sanitaire (maladies courantes, accidents, suicides...), les forces de travail (rendement, surmenage...), la qualité de vie (maltraitance, malnutrition...), les résistances (mention des marrons)…, et même assez souvent sur certains aspects psychologiques...

Au contrainte de ces observations « de terrain » fournies par les gérants, il est de bon ton de montrer que l’on élève le niveau de réflexion vers la recherche d'une conceptualisation à tout prix à la remorque des Etatsuniens et que l’on sait utiliser pour cela le dernier jargon associé en anglais dans le texte ou en néologisme anglicisant : l'agency des esclaves, pardon, des esclavisés... (mais comment dire, par exemple, que Toussaint Louverture a été « esclavisé » alors qu'il est en sa qualité de créole né esclave avant d’être affranchi ?). Parallèlement, on oublie et on ne veut pas connaître, au nom du recentrage du regard sur les victimes, la longue litanie de noms des abolitionnistes et amis des noirs de Bordeaux et d’Aquitaine, du colon Mallet Bon-Blanc, seul Blanc signataire de l’acte d’indépendance d’Haïti à Alexandre Pétion, premier président de la première république noire du monde, en passant par le précurseur André-Daniel Laffon de Ladebat et Etienne de Polvérel, premier libérateur mondial des Noirs en 17934.

Sur tout cela règne la plus grande confusion intellectuelle et le mépris de la discipline historique, science humaine et sociale qui peut s’appuyer sur des sciences auxiliaires mais n’en est nullement le produit : « l’histoire doit être envisagée comme science sociale, conjuguant l’anthropologie, la sociologie, la philosophie et, peut-être, la psychologie ». Mais alors, pourquoi pas la géographie, la littérature, la généalogie à laquelle Georges Duby a redonné récemment sa juste place après des décennies de mépris affiché ? On prône savamment une « épistémologie de l’histoire radicale...  qui change de ce fait les perceptions des problèmes contemporains tels que le racisme, le trafic des êtres humains, et le capitalisme »... Et l’on doit pour cela – nous dit-on – « réfléchir aux types de contributions et d’engagements – réels et potentiels – des historiens spécialisés dans l’histoire de l’esclavage ». Pour finir, « les historiens ont l’obligation de chercher et d’utiliser les « contrearchives » ainsi que de « recadrer » les archives existantes ». On passe là, en voulant politiser la relation du passé, dans le déni des règles fondamentales de la pratique historique que sont la distanciation de l’auteur et la pluralité de perspectives dans l’analyse critique des sources, leur interprétation respectueuse d’une volonté d’objectivité et l’écriture du récit qui en résulte. On ne peut alors que se souvenir d’avoir déjà donné dans des dérives politisées de ce genre avec le matérialisme dialectique issu du militantisme stalinien de l’école jacobino-marxiste qui pèse encore lourdement dans son analyse manichéenne en termes de lutte des classes sur l’historiographie française après l’avoir confisquée, en Sorbonne notamment, de la fin du 19e siècle au début des années soixante… C’est pourquoi, l’on n’hésitera pas à voir dans ce dernier sursaut désespéré de l’histoire radicale la manifestation d’un état d’esprit propre à des temps révolus, plus révisionniste que progressiste. Aujourd’hui, c’est une sorte de chronocentrisme mémoricide qui prend le relais au gré de l’actualité la plus éphémère et s’érige en juge du passé au nom d’une omniprésente bien-pensance « républicaine » complaisamment relayée par les médias. Dans un tel contexte, il faut à toute victime un coupable. La ville des libertés devient celle du crime raciste.

   

1Voir Jacques de Cauna, L’Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique, XVIIe-XVIIIe s.), Biarritz, Ed. Atlantica, 1998.

2 Eric Saugéra, Bordeaux port négrier, XVIIe-XVIIIe siècles, Biarritz, J& D Editions, Paris, Karthala, 1995, p. 20-26.

3 Voir Jacques de Cauna, Polvérel et Sonthonax, deux voies pour l’abolition de l’esclavage, RFHOM, t. 84 (1997°, n° 316, p. 47 à 53, en ligne sur Persée. Et Jacques de Cauna, Haïti, l’éternelle Révolution, Ed. Deschamps, Port-au-Prince (Haïti), 1997, réédit. 2009, Moneine, PRNG.

4 Jacques de Cauna, « Rapport au Comité de réflexion sur la traite des Noirs à Bordeaux », 10 mai 2006, publié dans Fleuriau, La Rochelle et l’esclavage. Trente-cinq ans de mémoire et d’histoire, Les Indes Savantes, 2015, p. 225-240.

Voir les commentaires

Où allons-nous ? L’ochlocratie, dernier avatar de la démocratie

24 Mai 2020, 15:43pm

Publié par jdecauna

Lou Nouste Henric / Henri IV Ecole française début 17e s. Musée du château de Pau

Lou Nouste Henric / Henri IV Ecole française début 17e s. Musée du château de Pau

L’ochlocratie, dernier avatar de la démocratie

En cette période éminemment liberticide, il est devenu temps, dirait-on, de s’interroger sur la réalité profonde du système politique dans lequel nous évoluons et sur son avenir. L’histoire ancienne de la philosophie politique nous y invite et peut nous y aider, sans avoir à aller jusqu’aux « modernes » Hobbes, Montesquieu ou Tocqueville, ni a fortiori jusqu’aux contemporains Arendt et Foucault.

Platon, le premier (428-348 av. J.-C.), au Livre VIII de La République, exposa la théorie cyclique de la succession des régimes politiques, ou anacyclose, développée à sa suite par l'historien grec Polybe de Mégalopolis (208-126 av. J.-C.) dans le Livre VI des Histoires, admise plus tard par le Romain Cicéron (106-43 av. J.-C.) dans le De Republica et reprise enfin par Nicolas Machiavel (1469-1527) dans les Discours au deuxième chapitre du premier livre1.

Machiavel envisageait trois types de gouvernements : monarchique, aristocratique, populaire, assortis de leurs dérives respectives : tyrannique, oligarchique, démocratique.

Pour Cicéron dans De Republica, la monarchie menace d’évoluer en tyrannie, l’aristocratie en luttes de factions et la démocratie en démagogie en l’absence de toutes règles.

Polybe enfin dévoile un système descendant dans lequel l’Etat passe par trois régimes politiques voués à se succéder après avoir chacun mué en un avatar dégradé : la monarchie, système équilibré par des corps intermédiaires tempérant le pouvoir d’un seul homme, se dégrade en tyrannie, ou despotisme, lorsque le monarque se met à décider seul ; son rejet amène au pouvoir une aristocratie représentative, un gouvernement des meilleurs, ou des plus méritants qui, lui-même, se pervertit lorsque un petit groupe prétend s’en dégager arbitrairement pour former une timarchie dominée par les plus ambitieux avides de pouvoir et d’honneurs, ou mieux, une oligarchie, classe restreinte et privilégiée, généralement assise sur la puissance financière ; laquelle est renversée à son tour par le peuple qui établit une démocratie formée de ses représentants, qui finit par aboutir, à force d’égalité et de démagogie, à une ochlocratie dans laquelle une foule manipulée s’épuise en factions qui luttent pour le pouvoir et la satisfaction des désirs les plus primaires de tout un chacun. On recherche alors l’homme providentiel appelé à remettre de l’ordre et on retourne à la monarchie…, etc. et donc et à l’anacyclose initiale.

On reconnaît au passage dans tous ces systèmes ceux qui régissent encore aujourd’hui le monde occidental, et plus particulièrement pour l’Europe la monarchie constitutionnelle, le totalitarisme étatique ou personnel rebaptisé populisme et la république démocratique, plus ou moins présidentielle ou fédéraliste dans ses nuances, présentée in fine comme « le moins mauvais des systèmes ».

Quoi qu’il en soit, dans aucun de ces systèmes qui évoluent tous de manière négative, n’est évoquée comme fondement politique la liberté que constituerait l’absence totale de commandement, autrement dit l’anarchie, non dans sa conception populaire dégradée de désordre, mais dans celle prônée entre autres par Proudhon en 1840 comme pratique anti-autoritaire, et plus récemment précisée ainsi par Jacques Ellul : « plus le pouvoir de l'État et de la bureaucratie augmente, plus l'affirmation de l'anarchie est nécessaire, seule et dernière défense de l'individu, c'est-à-dire de l'homme ».

Il faudrait alors comprendre ce système sous la forme positive d’une conception politique qui tendrait à supprimer l'État, à éliminer de la société tout pouvoir disposant d'un droit de contrainte contre l’indépendance de l’individu. Et, en contrepartie, imaginer que l’ordre relèverait uniquement et non seulement de la capacité de chaque individu à distinguer ce qui est bon pour lui et pour la société, mais aussi de sa volonté à faire le bien et, par conséquent, de la qualité de son éducation. Ce qui ne pourrait se concevoir que par un long apprentissage passant paradoxalement par l’exercice d’un pouvoir d’incitation généré, au pire, par un despotisme éclairé ou, au mieux, par un gouvernement des meilleurs, ou des plus méritants, qui nous ramènerait vers une aristocratie de la sagesse et de la connaissance.

On en paraît bien loin… et nulle lumière semblable à celle du bon roi gascon Lou nouste Henric ne pointe à cet horizon de ténèbres !

​​​​​​​

1 Fadi El Hage, Le sabordage de la noblesse. Mythe et réalité d’une décadence, Paris, Passés Composés / Humensis, 2019, p. 16-20.

 

Voir les commentaires

10 Mai, Journée de la Mémoire de l'esclavage : Pescay, un nom à réhabiliter

10 Mai 2020, 15:30pm

Publié par jdecauna

François-Xavier Fournier de Pescay
François-Xavier Fournier de Pescay

François-Xavier Fournier de Pescay

Dans un ouvrage au titre racoleur, Bordeaux port négrier, on lit textuellement en exergue d’un chapitre intitulé « Les Noirs en Guyenne » (p. 287) : « J’appartiens à François Pescaÿ, bourgeois. Sur le torse de Claude François, esclave à Blaye, 1741 »1. Information sensationnaliste qui accroche immédiatement l’œil du lecteur, lequel ne peut a priori que s’insurger devant l’odieuse manifestation de cette toute-puissance impudique du maître bourgeois dans sa revendication de propriété sur un homme, au point d’avoir pris la peine de lui infliger cette longue inscription au fer brûlant sur la peau de la poitrine, qui fait que la victime elle-même se déclare propriété d’un autre homme.

Sans compter qu’on ne peut accepter ainsi la présence d’esclaves (le mot est là, en toutes lettres sous la plume de l’auteur) en Guyenne, « qualité » qui serait le lot commun de tous ces Noirs dont il va être question dans ce chapitre XI. Quelle horreur, quelle cruauté, insupportables ! En tirant sur la corde sensible, vieille ficelle théâtrale, l’auteur répond déjà pour nous à la question qui va faire l’objet d’un sous-chapitre suivant : « Quels maîtres pour quels esclaves ? », réponse explicitée tout de même pour les mal-comprenants une page et demie plus loin dans le titre du sous-chapitre suivant : « Une couleur au service d’une autre ». Et pour ceux qui conserveraient encore quelques illusions vient trois pages plus loin (p. 299) sous le titre « Les Noirs parmi les Blancs. Une cohabitation sans conséquence » (comprendre sans espoir d’intégration), la reprise détaillée et explicitée de l’information initiale :

« Le 27 mars 1750 [fausse date], paroisse Saint-Sauveur de Blaye, François Pescaÿ [orthographe fantaisiste avec ce tréma] et son épouse Marie-Thérèse Viaud [nom faux], firent baptiser Claude François, un jeune nègre de dix ou onze ans, sur la poitrine duquel était marqué : J’appartiens à François Pescaÿ, bgs [invention pure et simple] ».

L’horreur redouble : c’est à un enfant, un tout jeune enfant même sans aucun doute (mais quel âge pouvait-il bien avoir lorsqu’on l’a ainsi cruellement estampé avant ses dix ans, s’inquiète le bénévolent lecteur ?) que l’on a fait subir ce cruel et douloureux outrage. Mais vouloir le baptiser, n’était-ce pas au départ un geste bienfaisant une marque d’attention bienveillante, d’attachement affectif ? Non, pas du tout, nous répond-on, car il faut bien comprendre, comme cela est bien dit « que les maîtres pouvaient être les propres parrains et marraines de leurs esclaves [ce qui s’avèrera faux, cet enfant aura de vrais parrain et marraine] sans que cela améliorât le statut de ces derniers [affirmation gratuite non étayée par la suite]. Le certificat de baptême n’était pas un passeport pour la liberté ».

On se demande tout de même, à la réflexion, comment une inscription d’une telle longueur aurait pu tenir sur la poitrine d’un tout jeune enfant, voire combien de fers il aurait fallu utiliser pour l’estampage, et à combien de reprises, pour parvenir à ce si complet et remarquable résultat… Et l’on commence en toute logique à se poser quelques questions : mais comment se fait-il que le mot « bourgeois » de la première version soit devenu dans la seconde « bgs », qui s’apparente davantage à une note prise à la volée ? Et que la date, qui était 1741 dans la première citation soit devenue 1750 dans la seconde [vérification faite, aucune de ces deux dates n’est la bonne, 1740] ?

Mais au fait, ne pourrait-on avoir la référence archivistique précise de cette exceptionnelle découverte, comme il est d’usage dans les travaux d’histoire ? La note infra-paginale 21 nous renvoie en fin de chapitre à la page 309 (mauvaise pratique anglo-saxonne, à notre sens, la note immédiate de bas de page étant plus rapidement explicite) à la note « Arch. Munic. de Blaye, paroisse Saint-Sauveur, via N. Le Touze ». Faudrait-il comprendre que l’auteur ne s’est pas déplacé à la Mairie de Blaye ou en dépôt d’archives publiques pour voir l’acte et aurait reçu l’information (de seconde main donc) d’une tierce personne, généalogiste amateur ou autre, de ses amis ?

On aura compris que le seul objectif de cette mise en exergue d’un fait non prouvé était, en créant une innocente et pitoyable victime, de culpabiliser les Bordelais à travers l’exemple d’un des leurs aïeux vivant deux siècles plus tôt. Emporté par la fougue imaginative mauvaise conseillère du militant anti-esclavagiste dont il voudrait donner l’image pour être dans l’air du temps, l’auteur n’hésite pas une seconde à ployer à sa guise la moindre bribe d’information apparente dans le sens que lui inspire ce qu’il veut démontrer en inventant tout bonnement le contenu d’un acte qu’il n’a même pas cherché à voir. Mieux, il s’identifie lui-même à l’intéressante « victime » en inventant l’emploi du « je » dans l’inscription pour forcer la dose. C’est, bien entendu, une méthode tout à fait anti-scientifique, inacceptable en histoire. Plus qu’une simple erreur de débutant, on est là face à de l’élucubration sans fondement ni contrôle, qui, en s’appuyant sur un montage intentionnellement falsifié, aboutit à un mensonge délibéré suffisant à lui seul pour discréditer l’auteur et son ouvrage, qui n’en est pas avare par ailleurs.

C’est bien dommage, car une autre approche eût peut-être permis de se poser d’autres questions, dont la première doit être la raison de la venue (nous employons sciemment ce terme neutre, même si certains ont cru pouvoir parler en une autre occasion de « déportation ») en France de ce très jeune garçon – trop jeune pour en faire un domestique, comme on en voit couramment sur les registres accompagnant leur maître en France « pour le servir ». Son nom de Claude François, un double prénom en fait, pratique courante, ne pourrait-il pas être un indice à considérer (autre que le caractère attractif d’un rappel de chanteur célèbre) ? François est le prénom lignager d’au moins deux générations de Pescay à la suite du premier cadet porteur de ce prénom. Peut-on exclure a priori – faute de connaître la destinée à Blaye de ce jeune garçon et ce qui s’est passé auparavant dans l’île – qu’il puisse être le fils illégitime du colon Pescay et de sa ménagère dominguoise (à l'image du cas bien connu de Fleuriau)1 avant qu’il ne rentre en France pour se marier à l’âge de 27 ans ? N’aurait-il pas pu alors le racheter au maître qui l’avait frappé de sa marque JBD, car voilà ce que porte exactement comme inscription sur sa poitrine le jeune garçon ? Et sur ce dernier point, nous ne sommes plus dans le domaine de l’hypothèse puisque c’est exactement cette marque JBD qui est rapportée dans l’acte que l’auteur de Bordeaux port négrier n’a jamais vu, faute de vérification à la source. En voici la transcription exacte, autant que le mauvais état du document le permette :

« [en Marge] Bapt[ême] Claude François nègre »

« L’an mil sept cent quarante et le vingt septième mars je soussigné ay baptisé sous la permission obtenue de monseigneur l’archevêque un nègre agé d’environ dix à onze ans marqué sur la poitrine JBD appartenant à François Pescay bourgeois On lui a donné les noms de Claude François ; parrain Sr Claude Billaud employé au bureau des fermes ; marraine Françoise Breaud… [mère de François Pescay, le reste, deux lignes, taché, illisible] Signé G Carrion la Cambre, C Macri, Jean Larquey, D… Pescay, Constant ».

On notera au passage que ce « nègre », comme le qualifie le curé, a bénéficié d’une autorisation spéciale qu’il a fallu demander à l’archevêque, que son maître lui a donné pour parrain un honorable employé de l’administration locale, et pour marraine sa propre mère, et que l’abondance de signataires en fin d’acte témoigne bien d’une vraie cérémonie et non d’une régularisation à la sauvette.

Mais soit, oublions un instant cette collection d’erreurs, lacunes, oublis, interprétations abusives… Une question de fond se pose. Que faut-il penser en réalité de ce François Pescay – et de sa famille – sur lequel l’auteur ne s’apesantit guère puisqu’il ne l’évoque plus nulle par ailleurs après être entré longuement dans la minutieuse description imaginaire de l’inscription ? Outre les documents d’archives, un minimum de recherches bibliographiques aurait permis à l’auteur de retrouver François Pescay, et son fils du même prénom, en position un peu plus avantageuse à Saint-Domingue que celle qu’il lui a conférée d’office à Blaye, Vénérable à vie de la loge La Vérité du Cap, auteur d’une importante polémique soulevée par une « mésalliance » familiale, c’est-à-dire un mariage avec une femme de couleur, et même, en poussant un peu plus loin, grand-père du premier médecin de couleur de renommée mondiale de l’histoire, décédé à Pau après avoir consacré par idéalisme une partie de sa vie aux premières années de l’indépendance de la jeune République d’Haïti, lui-même fils d’un colon anti-esclavagiste.

Etait-il bien nécessaire, pour finir de « jeter aux chiens » aussi légèrement le nom d’une famille éminemment respectable ?

Pour plus d’informations sur le père, le fils et le petit-fils, on pourra en retrouver l’évocation par l’auteur de ces lignes dans L’Eldorado des Aquitains et dans la notice qui est consacrée au nom de Pescay dans le dictionnaire prosopographique Le monde maçonnique des Lumières.

1 Eric Saugera, Bordeaux port négrier, XVIIe -XIXe siècles, Biarritz, Ed. J&D & Paris, Ed. Karthala.

2 Jacques de Cauna, Fleuriau, La Rochelle et l’esclavage. Trente-cinq ans de mémoire et d’histoire, Les Indes Savantes, 2017.

Voir les commentaires

José Delisle, châtelain de Caumale, et l'Ordre des Chevaliers Coëns Elus de l'Univers

8 Mai 2020, 17:22pm

Publié par jdecauna

Tableau de la RL La Réunion Désirée, extrait

Tableau de la RL La Réunion Désirée, extrait

Pour mieux saisir l'importance des hauts grades dans la maçonnerie dominguoise, il est n’est pas sans intérêt de revenir sur un tableau de loge postérieur à la Révolution mais antérieur à l’indépendance qui a été exhumé récemment par la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie, héritière spirituelle du Cercle des Philadelphes du Cap, et qui par sa composition à l’époque de Toussaint Louverture ouvre des horizons nouveaux1.

Cette loge post-révolutionnaire (1800), régulièrement constituée auprès du G.˙. O.˙. de France sous le vocable expressif de La Réunion Désirée, a toutes les apparences en réalité d'une loge écossaise (de Rite Ecossais) comprenant un très grand nombre de dignitaires importants des hauts grades. Notamment, première surprise en termes maçonniques, plus d’une quinzaine, parmi lesquels le Vénérable Collignon, de Souverains Princes Rose-Croix, du 18e degré et dernier grade des Chapitres, que rien ne permet de différencier, dans leur signature de R.˙.+.˙., des Réau-Croix, de la Classe secrète – suprême – des membres des tribunaux souverains juges de l’Ordre des Chevaliers Elus Coëns de Martinès de Pasqually. On trouve aussi trois Princes de Jérusalem (P.˙. d.˙. J.˙., 16e degré du rite dit de Perfection d'Etienne Morin et, plus tard, en 1801, du REAA), et quatre Maîtres Ecossais (M.˙. E.˙., premier grade des loges de St-André du RER, Rite Ecossais Rectifié, de Jean-Baptiste Willermoz, qu’on ne peut suivre sans connaître l’enseignement de Pasqually), dont un M.˙. E.˙. T.˙. G.˙., « Maître Ecossais de Tous les Grades », le fameux Huet de La Chelle.

Autre point d’importance, profane cette fois : parmi les officiers honoraires et affiliés libres, dont la plupart ont signé au bas du tableau, figurent les noms de bon nombre de futurs cadres de l’état haïtien à venir qui sont des mulâtres. Ils représentent plus de la moitié des membres et sont pour la plupart inscrits dans la première colonne, celle des principaux dignitaires. Des noms connus apparaissent, parmi lesquels plusieurs aquitains : maîtres maçons Louis-Joseph Ferrand (chef d'escadron, 2nd Maître des cérémonies), Pierre Lanusse (entrepreneur de bâtiments, Adjoint à l'architecte), et les confrères simples membres, Jean-Pierre Cazeaux (juge de paix), Jean-Baptiste Lesca (négociant), Joseph Delisle (habitant), dont certains, tels Joseph-Balthazar Inginac (négociant, homme de couleur) ou André-Dominique Sabourin (habitant blanc créole de l'Arcahaye, qui s'était fait passer pour mulâtre selon un rapport d'espion qui l'accuse d'avoir fait « beaucoup de mal » aux blancs, et qui deviendra le grand juge de la république d'Haïti, second personnage de l'Etat) fourniront les premiers cadres du futur état haïtien, et sans oublier, naturellement, Jean-Baptiste Charlestéguy, « négociant », « Maître maçon » et « Garde du temple » à l'époque, et plus tard, après l’indépendance, refondateur de la maçonnerie haïtienne de hauts grades au Rite Ecossais Ancien et Accepté.

Parmi les Apprentis (quatre seulement), figure de manière surprenante, en toute fin de liste – juste avant un homme de couleur ou noir libre, Cupidon, « marchand », qui est Frère Servant – le fameux Joseph Cerneau, qualifié d'orfèvre, qui fonda plus tard en exil aux Etats-Unis son propre rite de hauts-grades et, surtout, le premier chapitre de hauts grades cubains à La Havane, le Temple des Vertus Théologales, ancêtre de toute la maçonnerie cubaine au R.E.A.A.

Le plus surprenant – et édifiant pour l’histoire de l’indépendance haïtienne – est sans nul doute la présence de deux militaires noirs de très hauts grades très proches du Gouverneur Général de la colonie, le Grand Précurseur Toussaint Louverture qui avait atteint à l’époque l’apogée de sa puissance : son neveu et héritier présomptif Charles Bélair, général de brigade « commandant à l'Arcahaye », et son propre frère, le général Paul Louverture, « commandant de l'arrondissement », qui figure deux rangs plus haut, avant-dernier des Maîtres. Il est clair que ces deux personnages n’auraient jamais pu se trouver sur ce tableau sans l’approbation de Toussaint dont plusieurs indices par ailleurs nous ont ont amené à déduire qu’il avait été lui-même initié, et sans aucun doute dans ces hauts grades2.

Le titre distinctif de la loge se justifie par la présence d’hommes de couleur, ou réputés tels, qui ont des grades importants et joueront les premiers rôles dans la future république, Inginac et Sabourin notamment (lequel était en réalité un blanc). Sans oublier le négociant basque Jean-Baptiste Charlesteguy qui, revenu en Haïti après l’indépendance, sera le refondateur avec le comte de Grase-Tilly du Rite Haïtien indépendant encore en usage aujourd’hui (composé de Rite d’York et REAA). Il figure sur le tableau dans les fonctions de Garde du Temple comme simple Maître alors que son adjoint, le négociant gascon Dupouy jeune est Prince de Jérusalem. Dans cette période de prolifération des rites et obédiences, il n'est pas impossible que ces disparités parfois surprenantes dans les grades soient liées à des arrivées récentes dans la loge de membres qui sont d'abord reçus au-dessous de leur grade d'origine ailleurs.

Ce doit être le cas d’un autre Aquitain devenu comme beaucoup caféier dans son exil de Saint-Domigue à Cuba avec une étonnante réussite, Joseph Delisle, qualifié d’« habitant » (propriétaire d’une habitation, plantation), qui achètera plus tard à son retour en Armagnac le beau château gascon de Caumale à Escalans (Landes). Il est le second des six Compagnons de la liste, juste après le premier, et il n'est pas sans intérêt de préciser les liens que l'on peut tisser entre lui et quelques Elus Coëns majeurs très proches de Martinès de Pasqually, et le Maître lui-même, ne serait-ce que pour mieux comprendre la remarquable particularité de cette Loge dans sa composition telle que nous venons de la souligner. Au point que l'on pourrait se demander si elle n'est pas tout simplement, vingt-six ans après le décès du Maître à Port-au-Prince, l'héritière de l'un de ses derniers temples fondés dans l'île. Même s’il existe encore aujourd'hui dans la capitale haïtienne une Loge Martinès de Pasqually de la Rose-Croix contemporaine (AMORC).

Il s'agit bien de Joseph-Bernard Delisle, alors âgé de 33 ans, le futur planteur de café cubain, alias Don José Delisle, propriétaire par achat du château de Caumale, à Escalans près de Gabarret dans les Landes, et non de son père, porteur du même prénom, décédé à soixante ans en août 1796 au Mirebalais, qui avait été d'abord habitant de Saint-Marc avant de s'installer comme négociant au Mirebalais où il avait épousé le 20 avril 1766 Catherine-Françoise Bernière, une compatriote gasconne, fille de Victor Bernière et de Louise de Gas. Joseph de Lisle père, alias de Lisle, né à Labastide d'Armagnac (plutôt qu'à Mont-de-Marsan comme dit dans son acte de décès), avait été auparavant lui aussi franc-maçon, membre très assidu de La Parfaite Union de Port-au-Prince, sans doute souche de La Réunion Désirée, dont le Vénérable était à l'époque l'abbé Sextius-Alexandre Fournier de Collas de Pradines, curé du Port-au-Prince. C’est aussi au Mirebalais que vit le Frère Elu Coën Pierre Gimbal, natif de la paroisse Saint-Michel à Bordeaux, autre membre de La Parfaite Union, à qui Martinès de Pasqually confie son courrier au moment où il apprend qu'il part pour Bordeaux.

Et chose remarquable entre toutes, c’est chez Joseph Delisle, à ses bons soins, au Mirebalais, quartier rural montagneux proche de Port-au-Prince, que Lacaze de Sarta, autre éminent Elu Coën, faisait envoyer son courrier à son arrivée à Saint-Domingue en 17723, ce qui nous laisse à penser qu’il y était hébergé, chez un homme de confiance qui ne pouvait être lui aussi qu’un disciple de Martinès de Pasqually. Il faut enfin se souvenir que le Maître avait déploré dans un courrier l’état dans lequel il trouvait les loges (c’est-à-dire des temples de son Ordre) en arrivant Saint-Domingue : « la plupart des loges sont tombées », disait-il, et dans celles de Port-au-Prince notamment, il ne reste plus que « quelques sujets que les statuts généraux et secrets excluent à perpétuité de la Chose, étant surtout marqués de la lettre B de naissance, entre autres, les bâtards et les sang-mêlés »4. Ce qui tendrait à prouver que, malgré le préjugé auquel il paraît ici adhérer en partie, des Libres de couleur avaient pu être admis dans les temples de L’ordre des Chevalier Elus Coëns de l’Univers, même si ce n'est qu'à des grades qui n’atteignaient pas le sommet.

 

1 Jacques de Cauna, L’Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique, 17e-18e s., Biarritz, Atlantica, 1998.

2 Jacques de Cauna, Toussaint Louverture. Le Grand Précurseur, Bordeaux, Ed. Sud-Ouest, 2012.

3 André Kervella, Las Casas, La Caze : troubles d’identité, Bulletin de la Société Martinès de Pasqually, n° 21, 2011, p. 10-30, p. 22.

4 Lettre à Willermoz du 24 avril 1774.

 

 

 

 

 

 

Voir les commentaires

Madame de Duras et Ourika (1823), au-delà de l'abolitionnisme

24 Avril 2020, 14:33pm

Publié par jdecauna

Madame de Duras et Ourika (1823), au-delà de l'abolitionnismeMadame de Duras et Ourika (1823), au-delà de l'abolitionnisme

Claire Louise Bonne de Coëtnempren de Kersaint, demoiselle d’ancienne noblesse bretonne née à Brest en 1777, connut à la Révolution l’exil à la Martinique où sa mère, créole née d’Alesso d’Eragny, avait de grands biens, c’est-à-dire des habitations, plantations à esclaves dont la plus célèbre est encore aujourd’hui la sucrerie La Frégate qui a laissé son nom à un quartier et un îlet sur la côte est de l’île, au François. Son père, le capitaine de vaisseau comte de Kersaint, prénommé Armand Guy Simon et qui portait d’argent à trois tours crénelées de gueules, appartenait à cette vieille noblesse éclairée qui au début avait soutenu la révolution, ce qui l’avait entraîné vers le groupe girondin auquel il s’était agrégé, finissant comme eux par être guillotiné le 4 décembre 1793 après avoir refusé de voter la mort du Roi. Ce père brillant qu’elle admirait avait publié, à la fin de l’année 1791 après l’insurrection des ateliers du nord de Saint-Domingue, une brochure intitulée Suite des moyens proposés à l’Assemblée nationale pour rétablir la paix et l’ordre dans les colonies qui comportait aussi des notes de Julien Raimond et présentait un projet original très détaillé d’affranchissement des esclaves, le seul à distinguer, avec des modalités différentes d’exécution et selon leurs qualités de créoles ou bossales, l’âge et les situations de familles, les esclaves travaillant dans les plantations des esclaves artisans ou domestiques. Pour ces derniers, la libération immédiate s’impose, mais ils paieront ensuite par le produit de leur travail une commission d’indemnisation. Pour les autres, il distingue les esclaves créoles, nés dans la colonie qui seront affranchis à condition de continuer à travailler selon leur âge, dix, quinze ou vingt ans dans la plantation du maître, c’est-à-dire qu’ils assureront leur rachat. Quant à ceux qui viennent d’arriver aux îles, les nègres « de Guinée », ils seront des « enfants mineurs de la patrie » qu’un tribunal spécial pourra affranchir après un examen de liberté à l’issue d’un certain temps de travail. Les enfants seront libres après 25 ans et les couples après vingt ans de mariage et 4 enfants vivants.

Après avoir rétabli la situation matérielle des biens créoles, Claire de Kersaint émigra en Angleterre où elle devint duchesse de Duras par son mariage d’amour à 20 ans à Londres en 1797 avec un émigré, comme elle, qui, curieusement pour un gascon, portait deux prénoms bretons : Amédée Malo Bretagne de Durfort de Duras. Il était issu de cette très ancienne maison de Guyenne alliée entre autres aux Noailles (sa mère), Laporte Mazarin, Lévis-Ventadour, La Tour d’Auvergne, Bourbon-Montpensier… mais aussi, ce qui explique ses deux prénoms inattendus, aux nobles bretons de Coëtquen de Combourg par sa grand-mère dont une partie de la dot, le comté de Combourg, son château et ses terres, venue ainsi en apanage aux Duras, avait été vendue par son époux en 1761 au père de Chateaubriand. On sait la grande fortune littéraire que connut ce nom de Combourg sous la plume de Chateaubriand, dont on ne sera pas surpris qu’il devint le grand ami de la duchesse qu’il appelait « ma sœur », faute sans doute de lui porter la même passion qu’à Madame de Récamier.

Mais c’est dans le vieux château de famille de Duras, aux confins de l’actuel département du Lot-et-Garonne et de ceux de la Dordogne et de la Gironde, que l’on peut voir en bonne place le portrait le plus connu de la duchesse, une gravure de Mademoiselle Jaser qui la représente coiffée « à la turque » d’une sorte de turban censé sans doute rappeler le madras cher à ces dames créoles dans l’esprit de l’auteure de la gravure qui lui a de surcroît attribué un teint assombri pour faire bonne mesure. La créolité maternelle, un père Girondin, une éducation de grande aristocrate éclairée, autant de bonnes raisons pour la duchesse, qui deviendra la grande amie de l’abolitionniste Germaine de Staël, la fille du ministre Necker, de se sentir proche des lumières aquitaines sur le sujet de l’esclavage…

Rentrée en France en 1808 après les années difficiles qui avait suivi la mort du père et l’émigration forcée, elle revint sous la Restauration à Paris où elle tenait salon dans l’appartement des Tuileries que la charge de premier gentilhomme de la chambre du roi Louis XVIII avait apporté à son époux. On y côtoyait l’élite de la société littéraire, artistique et scientifique de l’époque, le philologue Humboldt, frère de l’explorateur, le physicien Arago, le zoologiste Cuvier, l’historien Barante, Pozzo di Borgo, passé du service des Corses au service du tsar, Talleyrand, Marmont et autres ducs ou maréchaux, Charles de Rémusat, auteur de L’habitation de Port-au-Prince ou l’insurrection (1824), des femmes de lettres comme la comtesse de Boigne et la marquise de La Tour du Pin, mémorialistes, et surtout Madame de Staël, auteure de Delphine (1802), et bien sûr Chateaubriand.

C’est là qu’elle présenta (sans doute) à ce public de choix et publia en 1823 sous la couverture de l’anonymat, le roman qu’elle avait imaginé à partir d’une anecdote bien réelle. Le chevalier de Boufflers, nommé gouverneur au Sénégal, s’étant ému du sort des malheureux captifs destinés à la traite, avait libéré trois d’entre eux, enfants orphelins pour les sauver en les envoyant à ses amies et parentes en France, toutes de familles propriétaires de grandes biens à Saint-Domingue : une petite fille, « jolie, non pas comme le jour, mais comme la nuit » à Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon, duchesse d’Orléans, mère du futur roi Louis-Philippe (sucrerie de Chartres au Cul-de-Sac) ; un petit Vendredi, « noir comme l’ébène », à Delphine de Sabran, mère du marquis de Custine (sucrerie Custine à la plaine des Cayes), et une autre petite fille de trois ans, prénommée Ourika, à la princesse de Beauvau, née Rohan-Chabot, épouse du maréchal de Beauvau-Craon (sucrerie Beauvau-Craon au Trou), frère de la marquise de Boufflers.

C’est la vie de cette jeune esclave, revue par l’imagination de la duchesse de Duras, qui fait l’objet de la fiction romanesque dont le prénom d’Ourika est le titre. Elevée comme une princesse, la jeune fille découvre soudain son identité réelle lorsqu’elle tombe amoureuse du petit-fils de sa bienfaitrice que sa couleur lui interdit à jamais de se marier dans la société où elle a grandi. « Qui voudra jamais épouser une négresse ? »  entend-elle par hasard derrière un paravent…, comment pourrait-elle trouver « quelqu’un qui consente à avoir des enfants nègres… ». Elle découvre dès lors progressivement et prend de plus en plus en horreur sa qualité de « négresse », terme dont chaque répétition scande la découverte irrémédiable de l’ampleur de sa marginalisation, et, désespérée, ayant pris son corps en horreur, se retire dans un couvent pour y mourir de langueur.

Parallèlement à l’interrogation identitaire envahissante, les dernières illusions tombent une à une : l’espoir de « trouver sa place » dans « ce grand désordre » de la Révolution, « tous les rangs confondus, tous les préjugés évanouis » cède la place au « ridicule », aux « petitesses », à « la fausse philanthropie... lorsque la Révolution cessa d’être une belle théorie et qu’elle toucha aux intérêts intimes de chacun », pour finir par les « prétentions », les « affectations », les « peurs » et « la violence ». « On commençait à parler de la liberté des nègres... », mais, pour Ourika, à la possibilité entrevue d’une assimilation à ses « semblables » qu’elle présume « bons » vient se substituer l’horreur des massacres de Saint-Domingue… l’affliction et la honte d’appartenir à une race proscrite… une race de barbares et d’assassins ». Après le « grand crime » de la confiscation des biens des émigrés et ceux de la Terreur, il faut tenter de se retrouver dans « les débris de la société de Mme de B. » et de survivre à l’arrivée des nouveaux-venus dans le cercle familial, à leur surprise teinte de dédain : « J’aurais voulu être transportée dans ma patrie barbare, au milieu des sauvages qui l’habitent, moins à craindre pour moi que cette société cruelle qui me rendait responsable du mal qu’elle seule avait fait ».

Le coup de grâce est porté par le mariage de Charles avec une jeune aristocrate, de même haut rang, Anaïs de Thémines, consacré par la naissance d’un bel enfant. Ourika en vient pour finir à regretter de n’avoir pas été « la négresse esclave de quelque riche colon » qui « dans son humble cabane » le soir avec le « compagnon de sa vie » recevrait l’affection des « enfants de sa couleur » qui l’appelleraient « mère » et « s’endormiraient dans ses bras ». D’autant que sa protectrice lui révèle brutalement que « si elle n’était pas folle d’amour pour Charles, elle prendrait fort bien son parti d’être une négresse », réduisant ainsi à « une passion malheureuse, une passion insensée » un profond mal-être que l’on n’hésiterait pas à qualifier aujourd’hui de désespoir existentiel.

Au-delà du romantisme d’actualité de l’intrigue amoureuse et des méandres lamartiniens d’un ouvrage dont on sent bien tout ce qu’il doit beaucoup à Chateaubriand qui en aurait été l’inspirateur, au-delà même de l’engagement frontal sur la question de l’esclavage et des colonies qui agite le monde intellectuel de l’époque, la France en particulier avec l’indépendance de Saint-Domingue, c’est en effet une question intemporelle que pose Ourika, celle de l’altérité, du droit à la différence, avec ses conséquences psychologiques et sociales de dévalorisation personnelle, de négation sociale et de marginalisation qui relèvent de l’éternelle confrontation humaine des êtres.

Ourika n’est certes pas la première ni la plus connue des dénonciations littéraires du racisme. On peut penser à Montesquieu, Voltaire, Diderot… et aux nombreuses variantes plus ou moins exotiques des amours impossibles, du More de Venise de Shakespeare au Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre dans le cadre créole de l’Île Bourbon, ou mieux, à Olympe de Gouges qui avait déjà porté à la scène une idylle entre deux Noirs. Etant entendu que ces deux dernières œuvres ne touchent pas la question de la relation amoureuse interraciale qui fait le fond d’Ourika.

Cette courte nouvelle d’une remarquable concision, se présentant comme une confession à la première personne en forme de thérapie à son médecin, surprend par la modernité du sujet et de la manière dont il est abordé. Au moment où se négocie l’indépendance de Saint-Domingue, c’est à la fois la colonisation avec son corollaire fondateur du racisme, autant que l’illusion de l’assimilation, qui sont dénoncés par la duchesse de Duras, sans oublier l’impasse psychologique destructrice créée par une situation inacceptable dans la négation de l’être qu’elle représente. Comme le dit très bien Léon-François Hoffmann, c’est la première fois dans la littérature française que « le préjugé de couleur est exposé dans toute son absurdité ». La nouveauté est aussi dans la forme. Madame de Duras n’adopte pas le ton vengeur des écrivains engagés dans une lutte idéologique. Pour avoir été composé sur le mode mineur, son roman n’en a été que plus percutant »1.

 

1 Léon-François Hoffmann, Le Nègre romantique, Payot, 1973.

 

Voir les commentaires

Don Cristóbal Arnaldo de Isasi, le Basque rebelle de la Jamaïque

19 Avril 2020, 15:55pm

Publié par jdecauna

Blason et Palacio de Isasi à EibarBlason et Palacio de Isasi à Eibar

Blason et Palacio de Isasi à Eibar

Don Cristóbal Arnaldo de Isasi, le Basque rebelle, dernier défenseur de la Jamaïque espagnole (1655-1660)

Pr Jacques de Cauna, docteur d’État (Sorbonne), article paru dans Baskulture

 

Quasiment inconnu de l’ensemble des historiens de la Caraïbe, et du reste du monde, Don Cristóbal Arnaldo de Isasi reste l’objet d’une remarquable dévotion respectueuse en Jamaïque où son nom est toujours cité, plus ou moins déformé par la langue anglaise, notamment dans tous les ouvrages scolaires, à l’occasion du chapitre obligatoire que constitue la saga des célèbres Marrons des Montagnes Bleues1, esclaves fugitifs qui, fait exceptionnel dans l’histoire mondiale, finirent par obtenir des Anglais en 1739 la signature d’un traité de coexistence pacifique et de reconnaissance de leurs droits à un gouvernement autonome avec la Couronne britannique dans leur village-capitale secret de Nanny Town, du nom de celle qu’ils considéraient comme leur reine historique. Ce haut fait d’armes, au terme d’un long parcours de luttes de résistance à l’oppression et de conquête de la liberté, consacre pour tous les descendants d’esclaves aux Antilles la reconnaissance officielle d’une dignité dont les Jamaïcains sont à juste titre très fiers et qui a été reconnue par l’inscription du site par l’Unesco en 2015 au patrimoine mondial de l’humanité. On peut regretter toutefois que dans le descriptif qui accompagne cette reconnaissance officielle ne figure pas une seule fois le nom basque d’Isasi, qui en fut à l’origine historique mais est sacrifié sans doute pour les besoins d’une cause réduite à une transmission patrimoniale de valeurs communes des premiers habitants amérindiens taïnos aux esclaves noirs.

 

Les Isasi, Basques créoles d’Amérique

Un rapide retour sur les événements historiques et leur protagoniste nous permettra de mieux comprendre la nature du lien qui a pu exister quatre siècles auparavant entre ces noirs fugitifs et un noble Basque. On verra aisément comment, en un mot, Isasi portait en lui la composante essentielle de l’âme vasconne, cet irrépressible esprit de résistance à l’oppression qui se traduit en rébellion libertaire dans un cadre montagneux d’accès difficile face à l’invasion étrangère.

Lorsque la formidable armada navale anglaise de conquête envoyée par Cromwell aux Antilles sous le commandement de l’amiral Penn et du général Venables se présente devant la côte jamaïcaine en 1655 après l’échec de son entreprise sur Hispaniola, la grande île, très peu peuplée comme la grande majorité des possessions de l’immense empire de l’Amérique espagnole, ne compte qu’un peu moins de deux milliers de personnes de toutes classes comprenant seulement 500 Espagnols en état de porter les armes, leurs femmes et leurs enfants, à peu près autant d’esclaves noirs, quelques dizaines de noirs et mulâtres libres, d’indiens Arawaks survivants (les Taïnos) et d’aventuriers étrangers, dont quelques flibustiers français. La plupart des colons, créoles aux familles installées depuis les premiers temps, parfois depuis Christophe Colomb, sont d’ailleurs étroitement apparentés entre eux par leurs mariages endogamiques quand ils ne se sont pas mêlés au fil des ans aux autochtones indiennes ou à leurs esclave noires « ménagères ».

Un enquêteur royal arrivé en 1649 se plaint amèrement de l’un de ces créoles, le plus riche de tous, Don Francisco de Leyba Yzazi [sic] qui le reçoit très mal et qu’il dénonce pour avoir depuis seize ans, bien que marié, des relations avec une femme de couleur. C’est le traditionnel conflit en Amérique latine entre ceux des Blancs qui sont nés sur place (Criollos) et les Européens nouveaux venus (Chapetons ou Gachupinos, ceux que les Français nommaient Moutons France). Le nom indubitablement basque d’Isasi, mal rendu ici en Izazi, est orthographié de plusieurs manières : Ysassi, Issasi, Isasi, Sassi…, selon les scripteurs, et le plus souvent déformé dans les ouvrages jamaïcain en Xassi. Sa mère, Doña Lorenza Ysassi, était la sœur de Don Cristóbal Ysassi. Le couple eut un fils unique Don Cristóbal de Leiva Ysassi, neveu et commandant en second de Don Cristóbal Arnaldo de Ysassi, le gouverneur rebelle. La famille, de grande antiquité en Guipuzcoa, portait en partie les armes chevaleresques des Marzan de Isasi.

Les Isasi étaient alliés notamment aux Proenza (Don Francisco de Proenza, le plus influent des créoles à l’époque, marié à Doña Yñez de Leiva y Espinoza), aux Leyba ou Leiva (Don Francisco de Leiva Ysassi, fils de Cristóbal et Lorenza Ysassi) et Cartagena (Francisco de Leiva Cartagena), tous formant une même famille élargie dont les membres avaient pris l’habitude de se partager les quelques rares charges, offices royaux et honneurs qu’offrait l’île. On conçoit que la résistance à l’invasion anglaise fût devenue immédiatement pour eux quelque chose comme une affaire de famille. De manière significative, dès le départ du dernier gouverneur nommé et imposé par la métropole, c’est sur ces natifs du pays, créoles et parfois métis, que reposa la défense de la colonie. La famille Ysassi, des plus distinguées, illustrée par cinq générations jamaïcaines, pouvait mettre en avant ses longs services et ses racines profondes venues du Pays Basque, depuis l’ancêtre fondateur venu le premier en Jamaïque pour y commander le fort du premier établissement espagnol dans l’ile, à Sevilla la Nueva où avait débarqué Colomb, sur cette côte nord qui sera chère à son héritier Cristóbal Arnaldo dont le père avait été gouverneur...2

Cette prestigieuse parentèle s’étendait aussi bien dans l’espace caribéen que dans les temps historiques de l’Empire. Elle lui permettait de soutenir partout ses appels à l’aide contre l’Anglais. Le père de Don Cristóbal était le capitaine Don Cristóbal Sanchez Ysassi, mentionné comme officier royal et fils d’un conquistador dans une lettre au Roi, un temps gouverneur par interim, marié deux fois. Et Don Blás Ysassi Arnaldo, lieutenant gouverneur à Santiago de Cuba, n’était rien d’autre que l’un de ses nombreux frères et demi-frères, comme d’ailleurs Sebastian de Ysassi Proenza, ainsi qu’à Puerto-Rico, l’évêque Don Francisco Arnaldo Ysassi.

Même le vieux gouverneur Ramirez de Arellano était son parent par Don Juan Domingo Ramirez de Arellano y Mendoza, 9e comte d’Aguilar et marquis de la Hinojosa, époux de Doña Maria Augustina Sarmiento y Sotomayor, dame de la reine Marie Anne d’Autriche, soeur de Don José Joaquin Sarmiento de Isasi, marquis du Sobroso, né en 1642 de Doña Juana de Isasi Idiáquiez Ladrón de Cegala, 2e comtesse de Pié de Concha. Elle était fille d’Antonio de Isasi Idiáquez, capitaine de la flotte des galères de Naples en 1616 puis amiral commandant l’escadre de Guipúzcoa en 1639 pour S.M., puis général de toute la flotte de la Terre Ferme en 1647, chevalier de l’Ordre d’Alcantara et des Suprêmes Conseils de Guerre et de Marine. C’est lui que l’on trouve en 1648 inspectant les fortifications de Portobello, grand port de départ des flottilles de l’argent de la Nouvelle-Grenade, sur l’actuelle côte de Panama.

Signe sans équivoque, un autre de ses proches parents, le noble Juan de Leyva y de La Cerda, né à Alcala de Henares, 5e marquis d’Adrade, second comte de Baños, fils de Pedro de Leyva y Mendoza, capitaine général des galères d’Espagne, après avoir combattu sur mer, comme son père, les pirates algériens Barbaresques d’Alger, fut nommé vice-roi de la Nouvelle Espagne par Philippe V à 56 ans, en 1660 avant de mourir dans un monastère où il s’était retiré pour expier une vie un peu trop agitée.

Cette position sociale américaine de premier plan, dans la lignée des conquistadores, explique beaucoup de choses (comme on le voit pour la famille du poète José Maria de Heredia à travers Les Trophées par exemple). Les premières valeurs, héréditaires, qui le commandaient dans son action ne pouvaient être que la bravoure, l’honneur et la fierté, jusqu’à la vanité parfois, un patriotisme virulent, une foi religieuse et un inflexible courage associé à une indéniable rudesse guerrière féodale (il avait tué de sa propre main en 1640 un aventurier français surnommé Pedro)3. On comprend aussi ses difficultés parfois à coopérer, à partager le pouvoir, ses déceptions devant certaines réactions timorées et les désertions, mais tous les natifs de l’île, blancs, noirs ou métis, avaient confiance en lui, le respectaient et le soutenaient naturellement avec ferveur.

 

L’invasion anglaise de la Jamaïque et la résistance espagnole

Lorsque l’armada des trente navires de l’amiral Penn entre dans la baie de Caguaya et commence à débarquer à l’aube du 21 mai 1655 ses sept mille hommes au Fort Passage, le vieux gouverneur espagnol, Juan Ramírez de Arellano, ancien alcalde du fort d’El Morro de La Havane, très affaibli par l’âge, est bien en peine pour se défendre, ne disposant pas des forces suffisantes et la résistance va s’effondrer très rapidement. Seule une batterie côtière commandée par le maître de camp Francisco de Proenza, à la tête de quelques recrues inexpérimentées, échange quelques coups de canons avec l’envahisseur avant d’évacuer vers Santiago de la Vega (l’actuelle Spanish Town) où la capitulation sera signée le 27 mai, les Anglais demandant l’évacuation de l’île et offrant en contrepartie la possibilité pour les Espagnols de s’embarquer pour la destination de leur choix.

Mais quelques irréductibles, une soixantaine d’hommes, sous l’impulsion d’Isasi et de Proenza, décident de résister en se retirant dans l’intérieur montagneux de l’île, resté sauvage et inexploité, après avoir offert la liberté aux esclaves qui les suivraient. Ils y rejoignirent les quelques premiers fugitifs qui s’étaient installés dans des lieux inaccessibles et entamèrent avec eux et leurs chefs Juan de Bolas (Lobolo) et Juan de Serras une guérilla qui s’annonçait longue et qui durera effectivement cinq ans. Proenza, déjà vieux et devenu rapidement aveugle, mourut, laissant Isasi seul aux commandes, installé à Guatibacoa, à un jour de marche au sud de la capitale avec un troupeau de 2000 bêtes et comme sergent major son très proche parent le capitaine Don Cristóbal de Leyba

Un an plus tard, les troupes anglaise subsistantes étaient réduites à 2 500 hommes par la maladie et la faim, et Isasi, à la tête d’une centaine d’hommes, blancs et noirs confondus, poursuivait son harcèlement des soldats anglais isolés devenus habitants, en tuant notamment une quarantaine dans une embuscade meurtrière après avoir mené une attaque de nuit contre la capitale qui s’était soldée par quelques maisons hébergeant des soldats brûlées. Reconnu Gouverneur pour le Roi pour ses services dans la défense de l’île, il finit par obtenir un renfort de 300 soldats venus durant l’été de l’île voisine de Cuba et qu’il avait demandé au gouverneur de Santiago, Don Pedro Bayona de Villanueva, d’ascendance basque4, comme le Gouverner général à La Havane, le capitaine José de Aguirre. Mais cette troupe étrangère, mal dirigée, fut défaite près d’Ocho Rios (et du site actuel de Dunn’s River Falls) par les 900 hommes réunis par le gouverneur anglais O’Doyley dans ce qu’on appela la bataille de Las Chorreras (Ocho Rios), le 30 octobre 1657.

L’année suivante, en 1658, il fit une nouvelle tentative à Rio Nuevo avec des renforts lus nombreux venus de Nouvelle-Espagne (Mexique et pays voisins) et débarqués dans ce petit port de la côte nord le 20 mai. Il avait là sous ses ordres, 31 capitaines des Tercios Mexicanos (régiments), autant d’enseignes, 28 sergents et 468 soldats auxquels se joignirent une cinquantaine de ses guérilleros bien aguerris. Il fit construire un fort où il put tenir trois jours de siège au canon, du 25 au 27 juin, avant de devoir s’enfuir à nouveau devant les 700 hommes portés par 10 navires qu’avait pu réunir D’Oyley, appuyés par une importante artillerie. Près des deux tiers des Espagnols furent tués ou blessés, bon nombre de ces derniers ne survivant pas aux maladies tropicales, 150 faits prisonniers et 11 drapeaux, 6 canons et la plupart de leurs armes et munitions pris… pendant que les Anglais ne perdaient que 60 hommes.

Isasi tenta encore de résister jusqu’à ce qu’il soit finalement défait à nouveau en 1660 et obligé de s’enfuir définitivement (certains disent par l’endroit encore nommé Runaway Bay) avec ses derniers fidèles subsistants. L’élément déterminant, outre la mésentente qui s’était développé avec Bayona de Villanueva, fut la défection d’un ancien esclave noir devenu chef de bandes de marrons qui contribua activement à cette défaite en trahissant Isasi. Juan de Bolas s’était en effet brusquement rangé aux côtés des Anglais contre ses anciens compagnons, inaugurant ainsi une longue tradition d’utilisation par les forces coloniales des compétences des anciens marrons dans la chasse à leurs congénères. Dix ans plus tard, en 1670, par le Traité de Madrid, la couronne espagnole cédait définitivement la Jamaïque à l’Angleterre.

 

Un héros basque inconnu

On aimerait en savoir plus sur ce héros méconnu dont certains envisagent même, pour expliquer sa résilience locale et son autorité reconnue sur les Noirs, qu’il ait pu « ne pas être tout à fait blanc », c’est-à-dire qu’il fût un mulâtre, ce qui était assez courant dans les élites hispano-américaines beaucoup moins regardantes que les françaises sur le préjugé de couleur parmi les créoles. Mais rien de concret ne vient à l’appui de cette insinuation. Il est vrai que ses écrits révèlent une curieuse orthographe dont il est difficile de tirer des enseignements définitifs sur sa manière de parler, assurément peu classique, et sur la rudesse de l’homme, peu lettré, ce qui était courant chez les créoles. Tout en expliquant sans ambages qu’il tue les prisonniers par sécurité, il affiche son goût pour les belles armes, les décorations, les beaux habits qu’il prélève sur ses victimes lors des pillages qu’il offre pour paiement de leurs services à ses hommes et dont il prend la part du lion. En un mot, il ressemble davantage à un flibustier qu’à un gentilhomme de bon ton d’une cour européenne.

On se souvient parfois sur la côte nord qu’Isasi se réfugia un moment dans les grottes de Runaway Bay et sur un îlet de la baie de Saint-Ann, face à la plantation de Drax Hall. Mais à part cela, rien ne rappelle en Jamaïque son action, en termes de monument, plaque commémorative, noms de lieux ou de descendants en ayant conservé et cultivé le souvenir. Mais la mémoire du nom subsiste, elle, dans de nombreuses familles issues des différentes branches des Isasi aux Amériques. La plus connue peut-être est sans doute celle de l’ancienne présidente chilienne au nom français, Michèle Bachelet. Parmi ses ancêtres figure en effet la famille de Don Miguel Jorge de los Dolores Marzán de Isasi y Hurtado de Mendoza dont les armes – qui rappellent celles des Isasi d’Eibar – sont parfaitement connues dans leur simplicité que nous lisons ainsi : D'or à l’arbre de sinople affronté de deux loups de sable rampants. Le premier américain de cette branche des Isassi, qui était venu de Cadix et passé à Carthagène des Indes avant 1720 était un Marzán marié à une Isasi y Urueta, tous deux d’Olite en Navarre. Ces Marzán ou Marsan espagnols descendaient tous d’un chevalier Arnald de Marzán qui en 1297, le 25 octobre, vendit au sacristain Domingo Perez un jardin potager sis au quartier de San Cebrian de Huesca pour 640 sueldos jaqueses5. Cet Arnaud de Marsan était issu par peu de degrés (sans doute l’un de ses petits fils) de Pierre, vicomte de Marsan et comte de Bigorre (Petrus, comes Bigorra, vicecomes de Marciano), le fondateur de Mont-de-Marsan, qui était aussi seigneur des maisons de Saragosse qu’il cède à l’ordre du Temple et de Tarazona dont il avait reçu les honneurs en 1130 (Pere de Marzan, comite de Bigorra, in Tarazona) et qu’il tenait de son beau-père Centulle de Bigorre, frère de Gaston de Béarn, qui avait reçu ceux de Saragosse, dès 1119, puis de Huesca et Uncastillo, dans la vassalité du roi d’Aragon6.

En Hegoalde aujourd’hui (Pays Basque espagnol), la trace la plus remarquable de la famille est le palacio des Isasi à Eibar en Guipúzcoa, autrement connu sous le nom de Markeskua. Récemment restauré, il abrite aujourd’hui une institution d’enseignement supérieur, l’Udako Euskal Unibertsitatea où se donnent des cours académiques, conférences, séminaires, congrès, rencontres culturelles diverses. C’est une grande bâtisse rectangulaire classique, semblable à beaucoup d’autres de la même époque, sobre et compacte, à plusieurs fenêtres et une porte surmontée d’un arc en plein cintre à larges voussoirs. Le seul élément qui attire vraiment l’œil est, à mi-façade, une plaque finement gravée représentant artistiquement les armes de la famille, ou plutôt des deux familles alliées car il s’agit d’un blason bipartite. Et nous savons que les premiers habitants du palais à la fin du XVIe siècle ont été Martin Lopez de Isasi et Domenja Orbea, originaire de la tour d’Unzaga à Eibar, famille dont les armes représentent un chevalier au clair de lune et un arbre. La description qui en est donnée en espagnol est lacunaire, la pierre gravée n’ayant pas apparemment restitué les couleurs, ou la correspondance en lignes et points n’étant pas connue du graveur : por un lado un castillo con tres estrellas, al que rodea una bordura con cadenas; por otro, un árbol, al que parece ser le faltan tres lobos atravesados que aparecían en el escudo original de la familia. Dos leones defienden el escudo. Nous n’avons pu malheureusement contrôler sur place. En principe, les armes de l’époux et donc de Isasi devraient se trouver à dextre en termes héraldiques (c’est-à-dire dans le parti gauche de l’écu, celles des Orbea à senestre), et répondre à la description originelle : D'or à un poirier au naturel fruité de gueules et deux loups passants au pied de l'arbre, un devant et brochant, l'autre derrière, accompagné en chef d'une étoile d'azur. Supports : deux lions (on croit apercevoir ici plutôt deux sauvages). Ce dernier détail, comme la nature exacte du cimier à lambrequins surmontant l’écu, pouvant faire l’objet d’une recherche sur les lieux, tout autant que la visite d’un gîte rural voisin appelé la Torre de Isasi qui serait le lieu d’origine de la famille selon certains7.

 

1 Ou Windward Maroons, plus anciennement Spanish Maroons, pour les différencier d’un autre groupe installé à l’ouest de l’île, les Leewards Maroons. Voir l’historien jamaïcain Carey Robinson, The fighting Maroons of Jamaïca, Kingston, Collins & Sangster, 1971.

2 Sir Edward Long, Esqu., The History of Jamaïca. Or, general survey of the antient and modern state of the island: with reflections on its situation settlements, inhabitants, climate, products, commerce, laws, and government, London, T. Lowndes, 1774, 3 vol.

3 Jacques de Cauna-Ladevie, la diaspora des colons de Saint-Domingue et le monde créole : le cas de la Jamaïque, dans Revue française d’histoire d’outre-mer, n° 304, p. 334.

4 Notice dans Auñamendi Eusko Entziklopedia, Eusko Ikaskuntza.

5 Archivo Historico Nacional, Clero Secular-Regular, CAR 726, NUM 6. Dans la Seccion Nobleza des mêmes archives, le contrat de mariage de Magdalena de Marsan avec le comte de Belalcazar, fils du duc de Béjar, la dit « fille du prince de Pons [descendant de Françoise de Marsan], descendante de la maison royale de Lorraine (Loreno) ».

6 Carlos Laliena Corbera, Les nobles francos en Aragon. La réorganisation aristocratique en Aragon (1134-1137), dans Annales du Midi, 2000, p. 155, 167. Voir aussi Jacques de Cauna, Cadets de Gascogne. La Maison de Marsan de Cauna, Capbreton, 2001, tome II.

7 Charlotte de Castelnau L’Estoile, Connaissance et pouvoirs : les espaces impériaux (16e-17e s.), PU Bordeaux, 2005, p. 290

Voir les commentaires

Armand de Belzunce et Haïti

13 Avril 2020, 16:09pm

Publié par jdecauna

Sur les traces de Belzunce. La citadelle du roi Christophe.

Sur les traces de Belzunce. La citadelle du roi Christophe.

Armand de Belzunce, la rénovation du système de défense colonial et l’indépendance d’ Haïti

Hommage à Madame Jean de Bertier, née Thérèse de Belzunce, décédée le 19 avril 1919

Armand, vicomte de Belzunce, fils de Charles, vicomte de Méharin, et de Marie-Anne Haranader, de la très ancienne famille noble navarraise des vicomtes de Belzunce dont les ruines du château féodal se voient encore aujourd'hui à Ayherre en Arbéroue (Basse-Navarre), est le prototype du gouverneur militaire que seuls ses talents guerriers ont propulsé à la tête de la colonie. Il était venu en effet à Saint-Domingue en 1762 comme Lieutenant-Général, Commandant Général des troupes de sa Majesté en Amérique, avant d'être nommé Gouverneur Général de Saint-Domingue, après une longue série de gouverneurs de temps de guerre issus de la Marine dont le Béarnais Ducasse avait été le plus remarquable représentant, avec le changement notable qu'on avait fait appel, en sa personne, pour la première fois, à un officier de l'armée de terre.

Très jeune pour la fonction (né en 1722, il n'avait que 40 ans), Armand de Belzunce, ancien bailli du pays de Mixe, avait cependant derrière lui, une carrière bien remplie commencée comme Lieutenant à 23 ans, puis Capitaine des Dragons à 25 ans, Colonel à 29 ans, et enfin Brigadier à 38 ans, Major Général de l'Infanterie à l'armée du Duc de Broglie en 1759 et Gouverneur de l'Ile d'Oléron puis de Belle-Isle (1761). Il s'était surtout illustré en défendant avec succès Göttingen dans le Hanovre l'année précédant son arrivée aux îles.

Il fut malheureusement emporté prématurément, le 4 août 1763, à peine cinq mois après sa prise officielle de fonction dans l’île, le 7 mars 1763, au Trou-du-Nord où il résidait depuis un an, sans avoir été marié. Rien ne résume mieux le caractère tout féodal du personnage que l'épitaphe que son ami et compatriote de Castera, Brigadier des Armées du Roi, fit graver sur sa tombe en latin, avec ses armoiries dans du marbre doré d'or moulu, dans la partie ouest du chœur de l'église du Cap, au dessus du siège du Gouverneur-Général :

"Ci-gît Armand vicomte de BELZUNCE, en qui une brillante naissance fut le moindre titre à la gloire. Citoyen vertueux, ami tendre et sûr, guerrier intrépide, avide de dangers; prodigue de son sang pour épargner celui du soldat; ne devant rien à la faveur, obtenant tout de sa valeur et de ses exploits, il fut élevé au grade de Lieutenant-Général des Armées de Sa Majesté. En récompense enfin, de ses périlleux travaux, un regard attentif du Souverain venait de le placer à la tête du Gouvernement, plus périlleux encore, de Saint-Domingue, quand au milieu de ses soins vigilants pour le salut de ces contrées, la mort le frappa, le 4 Août 1763, âgé de 43 ans.

DE CASTERA, Brigadier des armées du roi, a consacré, l'an MDCCLXIIII, ce monument de sa tendre affection, à l'ami qui lui a été enlevé."

Jean-Baptiste de Castera, originaire de Bayonne, chevalier de Saint-Louis et lieutenant- colonel d'infanterie comme Belzunce, était le fils de Messire Pierre de Castera, lieutenant-général et sénéchal du pays de Labourd, et de dame Jeanne de Guillardie. Le 8 mars 1763, il avait épousé aux Vérettes où "il faisait son séjour" depuis son départ du Cap-Français, dame Marie Saunier, habitante et veuve de messire Claude Bidone, chevalier de Saint-Louis et capitaine de cavalerie-milice. Les Saunier étaient une très ancienne famille créole de l'Artibonite alliée, entres autres, à des familles landaises des environs de Bayonne.

Mais revenons à ce que nous dit Moreau de Saint-Méry de Belzunce :

"Cet officier de terre sur le talent militaire et la réputation duquel on avait fait un grand fond fut l'occasion d'un changement notable dans le système de défense de la colonie."1 Nommé en 1762, au moment où celle-ci était considérée comme très menacée par les Anglais et avec la difficile mission de la conserver à la France, il était accompagné de huit bataillons de troupes et, dès son arrivée, "toutes les idées avaient pris la teinte militaire et l'on ne s'occupa que des moyens de conserver la Colonie."

En très peu de temps, au prix d'une intense activité, Belzunce, qui résidait au Cap, mit la colonie en état de défense en fortifiant les côtés (embarcadères de Jacquezy, Caracol, Limonade ...), renforçant ou créant des communications à usage militaire (sur la route de Fort-Dauphin au Cap avec de nombreux bacs et ponts, ou encore avec l'ouverture de la route actuelle du Nord à Port-au-Prince via Le Mirebalais, au Dondon surtout, en ouvrant une route de liaison avec la partie espagnole, alliée à l'époque ...), et, surtout, en faisant établir des camps retranchés dans des sites qui lui paraissaient essentiels à la défense intérieure de la colonie, comme les camps de Biros, du Trou ou encore du Dondon qu'il considérait à juste titre comme le réduit naturel de résistance du Nord de la colonie, avec le Mirebalais pour l'Ouest. Il était, nous dit toujours Moreau de Saint-Méry, "tout occupé de camps, de communications et de défense intérieure".

Cette orientation toute nouvelle, qui rompait avec la stratégie traditionnelle reposant uniquement sur la défense du littoral et des ports par des escadres et des batteries côtières d'appui, est, en fait, à l'origine de l'ensemble du nouveau système des fortifications haïtiennes qui se développeront à l'indépendance et dont la plus célèbre, la citadelle Laferrière, forteresse inexpugnable mais jamais utilisée du roi Henri Christophe, est située précisément à l'entrée de ce réduit du Dondon lorsqu'on vient du Cap. Moreau de Saint-Méry s'attarde longuement sur ce plan de défense novateur de Belzunce qui avait pour origine, "la douloureuse expérience qu'on venait de faire à la Martinique, où les secours étaient trop tardivement arrivés, qu'une place intérieure qui prolongerait la défense pourrait sauver une colonie". Pénétré de cette idée majeure, Belzunce s'attacha à la réaliser en fortifiant notamment Sainte-Rose et le Dondon, convaincu que la partie du Nord était "la plus importante à défendre, celle dont la destinée devait avoir la plus grande influence politique sur celle de la colonie entière", vision terriblement prémonitoire qui ne se vérifia que trop lors des troubles qui menèrent à l'indépendance de la colonie.

Il avait parfaitement compris l'avantage que pourrait présenter "une fortification donnant l'espoir d'une défense prolongée face à un ennemi supérieur en nombre et vainqueur sur mer. Il fallait, pensait-il, qu'entre l'ennemi et cette place une route difficile puisse à chaque instant lui rendre son propre nombre embarrassant et l'expose à voir acquérir, par une poignée d'hommes acclimatés et embusqués (on pense aux compagnies de chasseurs mulâtres créées par Belzunce), l'avantage sur de nombreux bataillons... que tous les transports lui soient pénibles, que toutes ses communications avec ses vaisseaux soient lentes et fatigantes ; qu'en un mot les hasards de la guerre et les maux du climat lui fassent tout redouter".

On ne saurait mieux décrire, quarante ans avant les événements, les principales causes de l'échec de la malheureuse expédition Leclerc. Comment ne pas évoquer, par exemple, le siège de la Crête-à-Pierrot où s'empêtra le corps expéditionnaire à la lecture de ces lignes : "Il faudrait que le génie du chef sût rendre ce réduit tel qu'il faudrait pour le forcer, une attaque régulière et propre à faire perdre beaucoup de temps à l'assiégeant", ou encore au combat de la Ravine à Couleuvres où triompha la tactique générale des troupes indigènes, en lisant ces autres lignes :

"On sent qu'il est bien difficile de se promettre de grands succès dans les plaines par l'impossibilité d'opposer alors une milice, quoique très courageuse, à des troupes familiarisées avec les évolutions militaires; mais d'autres fortifications bien entendues, dans des gorges, dans des ravines, dans d'étroits défilés, le courage du colon (i.e., plus tard de l'Haïtien insurgé) déconcertera le soldat accoutumé à des mouvements réglés d'ensemble."

L'essentiel de la future stratégie du précurseur noir de l’indépendance Toussaint-Louverture et de ses successeurs est dans ces lignes prémonitoires qu'ils n'ont pas pu ne pas connaître, et où ne manque même pas, un peu plus loin, l'évocation du "tableau du ravage et de l'incendie... manière de guerroyer digne des flibustiers" que Christophe, notamment, parmi d'autres généraux haïtiens, appliqua à la lettre, sur les ordres de Toussaint, en incendiant le Cap à l'arrivée de la flotte française de reconquête en 1802.

Le futur amiral comte d'Estaing, successeur de Belzunce à sa mort, fut si frappé de son système en arrivant dans la colonie qu'il n'y voulut rien changer et, au contraire, en poursuivit l'exécution en tous points. Il attribuait à Belzunce "un grand savoir militaire", estimait qu'il "avait saisi, en homme de guerre, l'objet qu'on doit se promettre en défendant une colonie et disait à qui voulait l'entendre qu'une chose établie par M. le Vicomte de Belzunce lui paraissait respectable, et devait l'être aux yeux de tous les militaires, parce que la réputation, les talents et le zèle ont caractérisé la vie et les actions de cet officier-général. Moreau de Saint-Méry ajoute que ces deux hommes à qui l'on ne peut refuser cet hommage ... ont parlé de ce qu'ils savaient bien".

Cette considération était généralement partagée, y compris par tous ceux qui ne manquaient pas de récriminer contre les corvées et les dépenses que ces travaux militaires nouveaux, la militarisation de la maréchaussée ou l'organisation des milices entraînaient, au point que le héros de Belle-Isle lui-même, le chevalier de Sainte-Croix, demanda l'autorisation au roi de retourner en France pour y continuer ses services, "inutiles dans une colonie dont la partie militaire était confiée à M. de Belzunce". On vit même le chef des nègres marrons du Bahoruco, esclaves fugitifs qui vivaient en quasi-indépendance sur les plus hautes montagnes et auquel il fut le premier à s'attaquer, s'affubler du nom de Belzunce tant il lui paraissait glorieux.

On reste confondu, en effet, devant l'ampleur des changements apportés par Belzunce à l'organisation militaire de la colonie dans le si court espace de temps où il y fut présent. Son action au service de la préservation de la colonie mérite de figurer dans les annales à la suite de celles menées par ses compatriotes Ducasse et Charritte.

Pr Jacques de Cauna, docteur d’État

1 MOREAU de SAINT-MERY dans sa Description... de l’Ise Saint-Domingue... évoque à plusieurs reprises longuement l'action décisive de Belzunce pour la défense de la colonie. Voir p. 1451 et 597-600 notamment.

Voir les commentaires

L'Hôtel de ville de Pau défiguré

28 Mars 2020, 10:14am

Publié par jdecauna

Qui le reconnaîtrait ainsi affublé ? Pourquoi fallait-il imposer à lou nouste Henric de contempler cette mascarade depuis l'autre bout de la Place Royale ? Mais où sont nos vaches béarnaises d'antan ?

Qui le reconnaîtrait ainsi affublé ? Pourquoi fallait-il imposer à lou nouste Henric de contempler cette mascarade depuis l'autre bout de la Place Royale ? Mais où sont nos vaches béarnaises d'antan ?

Voir les commentaires

<< < 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 30 > >>