Cuba au Festival International du Film d'Histoire de Pessac
"Des Aquitains à Cuba, des Chiliens à Pessac", c'est avec ce titre quelque peu éclectique que l'animateur Christophe Lucet, grand reporter au journal Sud-Ouest, et les intervenants ont dû composer pour mener à bien une table-ronde dans laquelle histoire et actualité militante s'entrecroisaient dans la présentation de deux émigrations aux caractères fort différents, chronologiquement et spatialement très éloignées. Il a fallu à l'animateur déployer des trésors d'ingéniosité pour assurer des transitions convenables entre ces deux thématiques bien éloignées et disparates. Ce qui fut fait apparemment avec le plus grand bonheur puisque, malgré tout - y compris l'arrivée d'un intervenant supplémentaire de dernière minute pour la partie chilienne - le public fort nombreux, plus d'une centaine de personnes, salle comble, manifesta son intérêt par une attention soutenue et de fort pertinentes questions.
On trouvera ci-dessous un texte résumé avec renvois à quelques références destiné à satisfaire les éventuelles demandes d'informations complémentaires concernant la partie qui nous était dévolue.
Bordelais et Aquitains à Cuba. Cuba en Aquitaine.
par Jacques de Cauna, docteur d’État (Sorbonne)
Les troubles consécutifs à l'insurrection des esclaves de Saint-Domingue (actuelle Haïti) en 1791 jetèrent en exil dans les îles et terres voisines de la Caraïbe pendant une quinzaine d'années de nombreux Aquitains, Gascons, Basques et Béarnais, qui représentaient le principal groupe régional de l'ancienne colonie antillaise devenue indépendante en 1804. Dans la partie orientale de l'île voisine de Cuba, surtout, le courant d'émigration aquitaine, initié par de grands chefs fondateurs, soutenu par de puissants réseaux et alimenté par la tradition, persista durant toute la première moitié du 19e siècle1.
Un Béarnais, Prudent de Casamajor, ancien gérant de sucreries devenu négociant, fut par son activité l’agent général, l’homme d’affaires, le conseiller et même le banquier de cette colonie de réfugiés. Il débuta dans la spéculation en achetant à bas prix dans les hauteurs de Santiago des terres en friches difficiles d'accès que l’on pouvait croire incultes mais qu’il fit prospérer en les cédant à des compatriotes par petits lots pour l'installation de caféières (cafetals) et en les reliant par un réseau de routes dont la principale est toujours connue sous le nom de Camino frances. Le grand poète parnassien Jose-Maria de Heredia, fils et époux de françaises, est l'un de ses nombreux parents cubains par l’intermédiaire de la famille Dufourcq de Membrède, dont la belle maison subsiste à Arthez-de-Béarn dans la Carrère (la rue principale)2. Les membres de la famille Heredia et leurs proches résidèrent longuement à Arcachon, de 1911 à 1949, dans les belles villas de la Ville d’hiver. On y trouve une Allée José Maria de Heredia, une Allée Gérard d’Houville, du nom de plume de sa fille Marie et une Rue Henri de Régnier, du nom du poète son mari. Deux tantes Girard du poète avaient épousé des Béarnais, Eugène de Ribeaux d’Orthez, et Joseph de Dufourcq, d’Arthez, qui achetèrent en commun avec son père trois caféteries dont l’une, nommé significativement la Fraternidad, vient de faire l’objet d’une importante restauration patrimoniale. A son apogée, dans les années 1840-1860, la production cubaine de café fut multipliée par quarante. Il y eut ainsi près de deux-cents cafetals françaises dans les hauteurs de la Sierra Maestra, entre Santiago, Guantanamo et Baracoa où avaient débarqué les premiers réfugiés de l’île toute proche d’Haïti, à 70 kilomètres par la Passe du Vent. Un arrière courant d’émigration française, aquitaine et surtout béarnaise, se développa dans la première moitié du 19e siècle au départ de Bordeaux où furent délivrés cinq mille passeports pour Cuba, dix fois moins que pour Saint-Domingue au 18e siècle et trente fois moins que pour la Plata plus tard.
Parallèlement au café puis au sucre, s’était développées dans les années de la révolution haïtienne et à leur suite d’intenses activités de course, voire de piraterie, qui multiplièrent par quatre le trafic maritime cubain et où s’illustrèrent notamment les Aquitains de l’entourage des frères Laffite, Pierre, fondateur de la famille cubaine des Laffita, et Jean, le dernier roi des flibustiers à Barataria dans les inextricables bayous de l’estuaire du Mississipi. Dominque You, leur canonnier charentais défendit victorieusement an 1812 Baracoa contre les Anglais, Beluche devint par la suite l’amiral de Bolivar au Venezuela, et Jean Laffite sauva La Nouvelle-Orléans de la reconquête anglaise en 1815 avant de s’installer sur l’île de Galveston à la suite du commodore Aury, dans le golfe du Mexique où il aurait perdu la vie après avoir, selon la légende, financé la publication du Capital de Karl Marx. Il y a sans doute là confusion avec Paul Lafargue car on sait aujourd’hui qu’il décéda en réalité dans un combat naval sur la côte nord de Cuba. Paul Lafargue, né à Santiago de Cuba en 1842 et inhumé au Père Lachaise, fondateur avec Jules Guesde du Parti Ouvrier français et immortel auteur du Droit à la Paresse et de la célèbre formule « Faut-il perdre sa vie à la gagner ? », était en effet le gendre de Karl Marx, ayant épousé sa fille Laura avec qui il se suicida au cyanure à 70 ans en 1911 pour ne pas vieillir outrageusement. Se présentant comme issu de trois peuples opprimés, les Noirs, les Juifs (sépharades bordelais par sa mère, une Armaignac) et les Indiens, il était fils d'un mulâtre bordelais marchand d’oranges à la Nouvelle-Orléans et propriétaire d'une maison rue Naujac et d'un domaine à Sallebeuf.
Bien moins connu mais tout aussi attachant et son prédécesseur fut le délicat poète romantique béarnais né à Santiago d’une famille arthézienne parente de Casamajor, Hippolyte Daudinot, qui se suicida lui aussi à 70 ans, en 1894, en son domicile de la rue du Palais-Gallien à Bordeaux.
De belles demeures béarnaises témoignent en retour de ces fortunes béarnaises réalisées à Cuba dans le café ou le sucre, comme le château de Mont, près d’Orthez, à la famille de Lestapis. Non loin de là, en Gascogne, à Escalans, dernière commune de l’Armagnac landais avant le Gers, l’antique château de Caumale – racheté et restauré avec l’argent de ses caféières cubaines par Joseph (José) Delisle, créole réfugié de Saint-Domingue d’une famille de Labastide d’Armagnac, et son épouse bordelaise et dominguoise Pauline-Catherine Duverger, décédée à Caudéran en 1861 – accueillit sa famille à partir de 1830 et conserve ses archives. L’édifice reste marqué aujourd’hui par la présence de Catarina-Ygnacia de la Merced Delisle, née à Santiago et dite Nathalie en famille, qui y épousa le marquis de Cumont, de la famille charentaise des seigneurs de Chantemerlière à Contré3.
On vient aussi de redécouvrir récemment que l'une des plus grandes villes de Cuba, Cienfuegos, avait été fondée en 1819 par des Bordelais, conduits par le Franco-Louisianais Louis de Clouet. officier espagnol et homme d’affaires bordelais, acquéreur des vestiges de l’ancien château de Puy-Paulin puis palais de l’Intendance, qui fut aussi bien à l’origine de la fondation de la banque de Bordeaux que du premier chapitre maçonnique de hauts grades écossais de Cuba, le Temple des Vertus théologales, fondé à la Havane en 1818. L’un de ses fils s’allia dans la grande famille de négociants bordelais des Journu-Auber de Saint-Magne dont la descendante réside encore aujourd’hui dans la tour de l’Intendance. Parmi ces premiers fondateurs de Cienfuegos, le Béarnais Andres Dorticos y Cassou succéda au fils de Louis de Clouet comme gouverneur et maria sa fille Teresa au milliardaire Tomas Terry. Leurs enfants, acquéreurs du château de Chenonceaux, sont à l’origine d’une prestigieuse postérité dans les familles des comtes de Castellane, des princes de La Tour d’Auvergne Lauraguais, des Faucigny-Lucinge, de Noailles, Sauvage de Brantes (dont Madame Giscard d’Estaing)... Dorticos fut aussi l’ancêtre du premier président de la Révolution cubaine en 1959, le juriste Osvaldo Dorticos Torrado.
Quant au Charentais d’origine périgourdine François-Régis de La Valade du Repaire de Truffin, il devint sous son nom cubain de Regino Truffin, à la tête de dix-sept sucreries, l'une des plus grandes fortunes sucrières de l'île, première productrice mondiale. Président de la Chambre franco-cubaine de Commerce et de nombreux Clubs et institutions havanaises, Consul impérial de Russie, honoré de deux ordres prestigieux par le Tsar, il sauva de l’exécution par la police espagnole des combattants russes de la guerre de libération cubaine en les exfiltrant vers les Etats-Unis, et s’attira les éloges dithyrambiques de nos autorités diplomatiques au titre de première fortune française de l’île pour sa remarquable réussite économique et financière avant que ses descendants ne soient malencontreusement déchus de la nationalité française pour avoir possédé des esclaves après 1848, date de notre dernière, définitive et tardive abolition.
Ces Aquitains méconnus dans leur région d'origine restent des personnages majeurs de l'histoire et du patrimoine cubains. Leurs traces en Aquitaine et outre-Atlantique nous rappellent que notre région a été de loin la première pour l’émigration française, particulièrement vers les Amériques, et que cet important phénomène démographique, qui n’est pas uniquement le fruit de la misère comme on se plaît à l’imaginer trop souvent, mériterait une meilleure attention sur ses multiples causes, conditions et manifestations. Ou, si l’on préfère, une vision plus largement ouverte.
1Voir Jacques de Cauna, L’Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique, 17e-18e s., Biarritz, Atlantica, 1998.
2 Id., « La maison Dufourcq à Arthez, les seigneurs de Lescun, Corisande d’Andoins et Cuba », Revue de Pau et du Béarn, 42-2015, p. 59-77.
3 Id., « Les Delisle, Duverger, Préval…, familles franco-dominguoises et cubaines dans la correspondance de Caumale », Bulletin du Centre Généalogique des Landes, 109-110, 1er trim. 2014, p. 1490-1494.