Si l’Adour avait voulu… ou L’œil du Persan : Quand un grand diplomate gascon observe son pays d’origine
Hommage de Jacques de Cauna à S.E. Monsieur l'Ambassadeur de France Jean Batbedat, publié dans le Bulletin du Centre Généalogique des Landes, n° 121-122, 1er trim. 2017, p. 1782-1783. Dans le même n°, "Montaigne, seigneur gascon".
Sous le pseudonyme de l’auteur à succès de cette belle saga landaise et de nombreux autres romans (La Petite Marche du Télenganam, Le Vautour et l’Enfant, Le Dieu assassiné, Le Roman de la Bégum Sombre, Le Rendez-vous du Kentucky…), se cache de manière transparente pour ceux qui le connaissent un haut diplomate, ministre plénipotentiaire et directeur des archives du Quai d’Orsay dans les années 1980. L’un des personnages imaginaires du roman, l’aimable « M. de la Soieblanche », marque d’ailleurs une réminiscence de ces activités lorsque l’auteur estime à son propos que « sa diplomatie lui eut valu les félicitations du chef du Protocole du Quai d’Orsay ». Fils et héritier littéraire d’un dramaturge et d’une poétesse aux talents reconnus, l’auteur, issu d’une des plus anciennes familles de Poyanne dont les armes figuraient déjà dans l’Armorial établi par d’Hozier lors de la Grande recherche de noblesse dans les dernières années du XVIIe siècle, connaît parfaitement le milieu qu’il évoque par l’intermédiaire de son narrateur, Michel Dubedout, un jeune scénariste de télévision parisien d’origine landaise venu prendre possession de la maison (nommée Tilsit, en souvenir d’un ancêtre distingué par Napoléon, phénomène courant en pays landais où abondent les Austerlitz, Magenta ou Solférino) que lui lègue son oncle Eugène dans le chef-lieu du petit pays d’Auribat.
Il y découvre un monde étrange, inattendu, cocasse et attachant, peuplé de personnages pittoresques et truculents, menacé par le progrès mais encore bien vivant dans ses paysages immuables, ses fêtes traditionnelles et ses coutumes, entre son fleuve, symbole du temps qui fuit, et son château, haut-lieu de la mémoire locale, devenu « silencieux et presque vide » depuis que les bonnes sœurs y ont remplacé le dernier marquis qui l’habitait encore dans les dernières années du siècle précédent (le 19e), nous dit l’auteur. En cet « âge d’or » du village, tel que l’évoque pour le jeune Michel la mémoire vivante du village, le docteur Ducasse – docteur centenaire descendant du célèbre gouverneur des flibustiers de l’île de la Tortue et Côte de Saint-Domingue, l’amiral Jean-Baptiste Ducasse, – le marquis Arthur de Poyanne, père de trois fils, était le riche et fastueux héritier d’une longue tradition de lutte contre l’ennemi ancestral, le baron d’Onard [là, le nom et changé], pauvre « seigneur paysan » père de trois filles qui le narguait du bas de la plaine dans son moulin délabré où « pendant des siècles ses ancêtres avaient tiré le diable par la queue ». Tous deux étaient animés d’une commune passion pour l’histoire, même si chez le marquis cette ferveur était surtout « matière à vanité », une sorte de rage « de posséder historiquement la Chalosse [qui] le conduisait à s’intéresser à toutes les époques » dans la mesure où « il estimait qu’il jouissait d’une sorte de droit de préemption sur tous les sujets concernant la Chalosse et prenait fort mal que d’autres pussent les lui disputer », alors que chez le baron « la fièvre de l’histoire allait de pair avec ce que j’appellerai sa passion mousquetaire ». Parmi les exutoires privilégiés de cet antagonisme séculaire figure la clochemerlesque « société savante de Dax […dont le marquis] briguait la présidence », « cajolant et encensant les uns » et « gardant à d’autres un chien de sa chienne… ». Observations qui montrent s’il en était besoin, tant elles paraissent toujours d’actualité, l’acuité de la connaissance par l’auteur du terrain humain local dans toute sa navrante étroitesse, et qui ne manquent pas de replacer à leur juste niveau les misérables et si prévisibles enjeux locaux de pouvoir qui agitent le microcosme local.
C’est dans le même sens que le brillant académicien landais Pierre Benoît – dont on imagine comment ses succès mondains (et féminins) avaient pu déchaîner les mesquineries jalouses des petits esprits du cru – avait fait évoquer ironiquement par l’un de ses personnages de L’Atlantide « un vieux monsieur, juge d’instruction en retraite et président de la Société Roger-Ducos, vague magma scientifique où des savants d’arrondissement s’appliquaient, avec une prodigieuse incompétence, à l’étude des questions les plus hétéroclites ». Curieuse rencontre de deux grands esprits face aux petitesses de certains milieux de la cité thermale… S’y reconnaîtront ceux qui le souhaiteront…
Dans un cercle rapproché, s’agite avec plus ou moins de bonheur la cour habituelle du marquis composée des « nobles et hobereaux des alentours, porteurs de particule, héritiers de traditions anciennes et propriétaires de châteaux, gentilhommières et manoirs plus ou moins décatis et croulants », « souvent de noblesse fort ancienne » et pratiquant tous « envers et contre tout le système du cadet. Pauvreté oblige ! » Tous sous la rude férule du « Savonarole de l’aristocratie gasconne », « M. de Nobleprépuce », l’héraldiste local (dont la clé n’est pas bien difficile à trouver parmi les rares spécialistes locaux au 19e siècle), « grotesque fanatique » qui « avait rédigé un armorial des Landes, féru d’étiquette, ne tolérant aucune entorse au protocole », et s’adjugeant « la haute fonction de débusquer et dénoncer les fausses particules », assisté au besoin pour un règlement sur le pré de « MM. d’Estoubiat et d’Arroumega, deux racornis de la meilleure cuvée »…
Au fil des pages, les patronymes de fantaisie évocateurs tels que ceux de « M. d’Espelhoundrat, toujours en guenilles » ou de « M. d’Argoufit, plein de lui-même », côtoient les grands noms historiques de la noblesse : ceux des Messieurs de Caupenne, de Poudenx ou de Brassempouy. Tout comme dans le cercle de la bourgeoisie locale où, à côté des imaginaires épiciers Cocoynacq ou Lanusse, de l’instituteur Pédamous ou de l’abbé Labarrère, le haut du pavé est tenu par le très réel notaire Batbedat, hommage à une mémoire familiale dont on ne peut rejeter l’ancêtre révolutionnaire, le fameux Samson. Tous vivent en une immuable harmonie préétablie ponctuée d’homériques et rituels affrontements entre partisans du marquis et du baron jusqu’au moment où l’amour que se portent deux enfants des protagonistes, modernes Roméo et Juliette, vient bouleverser les habitudes et marquer la fin d’une époque. Tout comme celui que se découvrira le narrateur pour la fille adoptive de son mentor et qui marquera pour lui la grâce d’un retour aux sources.
Cette inénarrable fresque gasconne s’inscrit dans le décor éminemment théâtral de la Chalosse, entre Béarn et Grande Lande, pays voisins avec lesquels les rapports sont très justement rendus en quelques mots bien perçus : « ces gens de la Lande que nous dominons du haut de nos collines… », pour les uns, et ces Béarnais…, « comment pourrions-nous les critiquer alors qu’ils nous ressemblent tant ? », pour les autres.
Ce cadre naturel et humain est présenté comme plus largement bordé par les Pyrénées, la Garonne et l’Océan, frontières d’un des « plus beau pays du monde, la Gascogne », peuplé de lieux de mémoire, de traditions ou de gloires locales incontournables, réelles ou littéraires, qui constituent l’habituel bagage culturel de l’honnête homme landais et gascon : des plus marquants comme la vénérable daune [dame] de Brassempouy, ou encore la belle Corisande, reine d'Hagetmau et du coeur d'Henri de Navarre, Gaston de Foix, Henri IV, le capitaine Fracasse, les poètes Jean Rameau, Francis Jammes ou Paul-Jean Toulet…, aux plus quotidiens comme les pèlerinages de Maylis ou de Buglose, la chasse, le rugby, la course landaise, les ortolans, le piquepoult ou le club des pêcheurs de crevettes de Capbreton, sans oublier le mattie-cul de la Chalosse dont la locomotive trop carcat n’en pouch pas mé, n’en pouch pas mé, n’en pouch pas mé… Le tout ponctué des hymnes et proverbes en langue locale et des inévitables Mordious, Millediou, Dioubiban et Hil dou diable (pour être poli) indispensables à tout dialogue…
En dehors des qualités d’écriture de l’auteur, soutenues par une faconde et une verve bien gasconnes qui s’exercent notamment à travers des kyrielles rabelaisiennes de noms de personnages plus évocateurs les uns que les autres ou des outrances langagières bien senties et difficiles à reproduire hors contexte, c’est la restitution minutieuse, colorée et attendrie de la vie de ce petit monde qui ne veut pas mourir qui confère toute son authenticité et son intérêt à cette savoureuse chronique locale doublée d’une étude de mœurs à la manière de Montesquieu.
Car c’est bien « l’œil du Persan » de notre grand humaniste gascon, ce regard à la fois distancié et affûté, que l’on retrouve lorsqu’il s’exerce ainsi par l’intermédiaire de ce jeune narrateur, à la fois étranger sans l’être tout à fait mais aussi subtilement placé dans une position de recherche empathique d’une identité native perdue au fil d’un parcours initiatique qui n’est pas sans rappeler celui du Nathanaël des Nourritures Terrestres. Le rôle de Gide étant tenu par le docteur centenaire qui en fin de lecture, on l’aura compris, aura achevé de conquérir – tout autant que le lecteur d’ailleurs – son jeune hôte devenu disciple. Lequel, loin de se voir enjoindre de « jeter son livre », comme le demandait Gide à Nathanaël, n’aura plus en tête que le désir de se fondre à son tour lui-même pour s’y retrouver dans le décor ancien brossé par ces pages dont on se détache avec peine, en s’installant définitivement au pays pour y vivre au présent en toute connaissance de cause.
On imagine à quel point l’auteur, dans les ors parisiens du quai d’Orsay ou dans ses prestigieuses missions diplomatiques à l’étranger, a souvent dû en rêver lui-même.