Quelques Lumières sur Cienfuegos
Quelques lumières sur le contexte maçonnique de la fondation de Cienfuegos en 1819 ((Première partie. A suivre sur ce blog)
Hommage au T.I.F. Michel Piquet, 33e
La plupart des auteurs évoquent une fondation maçonnique s'inscrivant dans le cadre de l'appartenance reconnue de Louis de Clouet à la Franc-Maçonnerie. On lui attribue toujours en effet dans ce domaine à Cuba, d'après les documents connus des spécialistes locaux, un rôle de premier plan. Non seulement en raison de la création de la Loge San Fernandina de Jagua à Cienfuegos dont il est fait la première mention en 1824, mais aussi, un an avant la fondation, par la création à La Havane, le 2 avril 1818, de la première « Chambre de hauts grades » maçonniques de l'île1. Jean Querbes indique rapidement que « cette fondation, avalisée par le Grand-Orient de France, contribua au tissu de relations humaines entre La Nouvelle-Orléans, Philadelphie, Bordeaux et Cuba, lieux d'une importante activité maçonnique »2. C'est bien vers ces quatre Orients qu'il faut se tourner pour tenter de préciser, voire clarifier, l'état des lieux maçonniques qui préside à la fondation de Cienfuegos.
Morin, l'Ordre du Royal Secret et les Hauts Grades écossais
Mais il faut absolument y ajouter, pour bien saisir le contexte maçonnique spatio-temporel de ces liens, la plaque tournante « américaine » que fut l'ancienne colonie française de Saint-Domingue, « berceau de l'Ecossisme » comme le soulignait encore il y a peu le regretté Grand Secrétaire Général du Suprême Conseil de France3. Car il y eut effectivement à cette époque, parallèlement à l'emprise américaine de la Grande Loge de Pennsylvanie à Philadelphie, héritière des Ancients anglais du Rite d'York, un mouvement plus récent et important de transport des loges françaises de Saint-Domingue, dont plus de la moitié avaient une loge-mère à Bordeaux (d'où la fameuse « légende bordelaise » aux Isles), vers Cuba puis la Louisiane à la suite des colons réfugiés des troubles révolutionnaires4. Avec donc un inaltérable point de départ à Bordeaux qui reste à préciser dans les détails mais s'inscrit toujours dans la logique dominguoise à partir d'Etienne Morin, fondateur de l'Ordre du Royal Secret en 25 grades (généralement appelé Rite de Perfection) et porteur de sa fameuse Patente fondatrice de l'Ecossisme aux Amériques, en passant par la constitution à Bordeaux en 1745 de la Parfaite Loge d'Ecosse de Saint-Jean de Jérusalem ou Loge des Elus Parfaits ou Anciens Maîtres – loge-mère de Saint-Jean de Jérusalem Ecossaise au Cap-Français, dont il signa les constitutions en 1749 confirmées en 1760, par le premier Grand-Maître bordelais Lamolère de Feuillas – et par celle à la Nouvelle-Orléans de la Parfaite Loge Ecossaise en 1756, sous le même vocable que celle de Saint-Marc en 1750. Sans oublier la forte influence théosophique de La Perfection Elue Ecossaise, constituée en 1762 à Bordeaux par Martinès de Pasqually et réunie en 1774 à La Française après le départ de son fondateur pour Saint-Domingue en 1772.
Avant toutes choses, comment faut-il comprendre l'expression « Chambre de hauts grades », employée pour désigner l'instance créée à La Havane par Louis de Clouet en 1818, par rapport aux habituels « Loge », « Chapitre », « Conseil », « Consistoire », « Grand Orient » ? Lorsque le Grand-Orient de France, émanation de la première Grande Loge de France en 1773, après avoir organisé et centralisé les loges symboliques des trois premiers degrés, constitue en 1780 une « Chambre des grades » chargée de codifier les hauts grades propres aux rites français moderne (ordres de Sagesse) et écossais, il entendra par là que les maçons confirmés membres de cette Chambre se fixent pour objectif après examen des pratiques, d'établir un rituel des Hauts grades qui fasse office de référent commun. Bacon de la Chevalerie, ancien disciple Elu Coën et substitut universel désigné de Martinès de Pasqually mort à Saint-Domingue, en est élu président en février 1782. En décembre1804 un traité d'union est signé entre le Grand Orient de France et le Suprême Conseil du 33e degré du Rite Ecossais Ancien et Accepté qu'Auguste de Grasse-Tilly vient de ramener de Charleston, où il s'était réfugié durant les troubles de Saint-Domingue, en débarquant à Bordeaux le 4 juillet 18045. Mais pour être plus précis et résumer rapidement, il faut bien prendre conscience que cette louable intention de régularisation face à la chaotique complexité des multiples obédiences, évoluera, surtout après la Révolution, vers une volonté de normalisation qui sera vite ressentie par certains comme une récupération, marquée notamment par la sécularisation face aux connotations jugées trop religieuses d'Ancien Régime (en particulier pour le grade de Chevalier de l'Aigle-Rose-Croix, 7e et ultime grade du Rite Français de 1786). Il s'agissait bien au départ de mettre fin au chaos qui régnait en laissant au G.O.D.F. la gestion des loges bleues (les trois premiers degrés) et au Suprême Conseil la juridiction sur les hauts grades, du 4e au 33e, accord qui fut globalement appliqué dans les faits jusqu'en 1814, avec toutefois, dès 1805 une extension de l'administration du G.O. jusqu'aux grades des chapitres culminant au 18e degré (Souverain Prince Rose-Croix du REAA), et le 21 juillet, la création d'un Grand Directoire des Rites. Et surtout, très vite, en août 1806, à une époque où rien ne pouvait être refusé au grand protecteur mais aussi despote centralisateur qu'est l'Empereur nouvellement couronné, un remplacement plus ou moins forcé de Grasse-Tilly par Cambacérès pendant que Joseph Bonaparte prenait en mains le G.O. avec ce dernier et Murat pour adjoints. Finalement, en août 1815, six des dirigeants du Suprême Conseil, dont Hacquet et de Joly, fondèrent au sein du G.O. un Suprême Conseil des Rites et un Grand Consistoire des Rites, qui devint Grand Collège des Rites, Suprême Conseil pour la France et les possessions françaises, aux intentions de régularisation clairement affirmées. Et le premier Suprême Conseil, déclaré irrégulier, tomba en sommeil jusqu'en 1821 où Decazes, légitime successeur de Grasse Tilly le réveilla, comme d'ailleurs la plupart des loges dont le nombre avait quadruplé sous l'Empire pour atteindre plus de 1200.
En 1818, c'est à cette situation et à ces nouvelles règles qu'il faudrait alors absolument que Louis de Clouet, qui ne l'oublions pas avait émigré pendant les Cent-Jours, ait adhéré – ou se soit soumis – pour recevoir l'agrément du G.O.D.F., si tant est qu'il l'ait reçu. Faute de document probant à notre connaissance, il est difficile de savoir s'il a bien fait ce choix, et si oui, pourquoi et comment, dans un contexte encore aussi incertain à l'époque à l'issue de l'ère napoléonienne. D'autant que le Suprême Conseil des Isles d'Amérique, fondé outre-atlantique par Auguste de Grasse-Tilly en 1802 avec son beau-père dominguois Jean-Baptiste Delahogue à Charleston, entreprit peu après avec succès de réveiller en 1821 le Suprême Conseil pour le 33e degré en France en fondant avec lui une nouvelle juridiction : le Suprême Conseil de France, toujours existant, qui s'érigea en puissance maçonnique indépendante et souveraine, allant jusqu'à créer des loges symboliques qui, normalement, auraient dû être régies par le G.O., dans les territoires de sa compétence. Notons simplement pour l'instant qu'il existait aussi à Cuba à cette époque une volonté similaire à celle à laquelle Louis de Clouet se serait soumis, s'il y a eu lieu, une volonté de clarification, d'unification, de prise en main, nationale, de création d'un organe central proprement cubain.
Au plan purement cubain, on sait, comme il sait lui-même, qu'il y a eu auparavant des antécédents maçonniques, malgré la pression religieuse inquisitoriale caractéristique de l'empire espagnol, et des créations de loges. Sans entrer dans de trop longs détails, les premières ont été militaires et sont apparues avec l'occupation anglaise, et donc de rite d'York, à La Havane, Santiago, Baracoa. Puis, dans les mêmes lieux, elles évolueront, fortement avivées, voire directement renforcées ou remplacées par les loges transportées de Saint-Domingue avec l'afflux de colons français réfugiés des troubles de la colonie en lutte révolutionnaire vers l'indépendance de la première république noire, Haïti, en avance d'un bon quart de siècle sur les mouvements hispano-américains de l'Amérique du Sud qu'elle soutiendra activement d'ailleurs. Ces réfugiés, parmi lesquels de nombreux Frères que Louis de Clouet a dû connaître et fréquenter, sont pour bon nombre d'entre eux passés d'abord, outre Cuba, par Kingston ou les côtes sud et orientale des Etats-Unis, avant de se retrouver plus tard en masse à la Nouvelle-Orléans (plus de 10 000 en 1809 avec les expulsions dues à la reprise de la guerre en Espagne par Bonaparte).
C'est sur eux que s'appuiera Louis de Clouet, et avec eux qu'il créera la première institution de hauts grades de Cuba, en fait, sans grand doute, un Grand Consistoire du REAA, culminant au grade écossais de Souverain Prince du Royal Secret (32e). Aujourd'hui encore la plus importante obédience de la maçonnerie cubaine indépendante, qui regroupe en 318 loges environ 30 000 membres et dont la figure majeure est José Marti, s'en réclame en se rangeant sous le vocable historique de la Gran Logia de Cuba de AL y AM (Antiguos Libres y Aceptados Masones), « Grande Loge de Cuba des Anciens, Libres et Acceptés Maçons », inscription gravée dans la pierre au fronton du monumental Temple National de La Havane.
1 Samuel Sanchez Galves, Héritages perpétuels de la maçonnerie à Cienfuegos,1878-1902.
2 Jean Querbes, Bordeaux-Cienfuegos. Une histoire méconnue, Bordeaux, Les Dossiers d'Aquitaine, p. 26, d'après l'histoire cubain de la maçonnerie Torres Cuevas.
3 T.I.F. Michel Piquet, 33e, Livre d'or du Comte de Grasse-Tilly, Premier Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de France 1804, communication particulière (« Avant-Propos »), p. 49.
4 Sur tous ces points, voir les chapitres « Les voies aquitaines de la Franc-Maçonnerie haïtienne » et « Elites, notables et anonymes » dans Jacques de Cauna, L'Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux îles d'Amérique, 17e-18e siècles, Biarritz, Atlantica, 1998, P. 328-337.
5 Pierre Mollier, Naissance et Essor du Rite Ecossais Ancien et Accepté en France, 1804-1826.