Certains ne manquent pas d’air ! C’est le moins qu’on puisse dire…
Une invitation reçue et transmise par mail d’une amie rochelaise, suivie peu de temps après par un titre tout récent du journal Sud-Ouest m’ont appris incidemment, comme pour n’importe qui, qu’une conférence allait être donnée dans deux jours, le 9 mai, par une doctorante venue d’Allemagne sous le titre : Les gérants de plantation, « des hommes sans existence ». Entre pratiques de gestion et pratiques illicites sur les plantations à Saint-Domingue au XVIIIe siècle. Et ce, par le biais de la simple lecture d’une petite trentaine de lettres (sur combien d’autres existantes !) conservées aux archives départementales.
Sur un sujet présenté à ma grande surprise comme neuf, tant par l’annonce faite par l’organisateur que par la presse : la famille Fleuriau et sa plantation de Bellevue à Saint-Domingue, il s’agirait, je cite le journal Sud-Ouest, de mettre en lumière « les lettres envoyées à la célèbre famille rochelaise, décryptées [souligné par moi] par l’historienne et doctorante Mathilde Ackermann-Koenigs, [qui] mettent en lumière le rôle du gérant d’une plantation coloniale au XVIIIe siècle à Saint-Domingue ».
Il s’agit bien ici en l’occurrence – on ne rêve pas – de reprendre l’exploitation de la correspondance du gérant Arnaudeau avec les propriétaires, la famille Fleuriau. La gestion d'Arnaudeau, neveu des Fleuriau, est un cas d’école longuement présenté et analysé depuis longtemps, ainsi que le personnage lui-même, par Jacques de Cauna dans Au Temps des Isles à Sucre. Histoire d'une plantation de Saint-Domingue au XVIIIe siècle, Paris, Editions Karthala, 1987 (prix de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, réédition 2003), publication de sa première thèse de doctorat soutenue en 1982.
Chacun sait aussi à La Rochelle depuis longtemps à quel point le personnage d’Aimé-Benjamin Fleuriau, ressuscité il y a quarante ans, est devenu depuis une véritable légende urbaine, objet mémoriel clé de la ville. Quant à Jean-Baptiste Arnaudeau, il est clair que le pittoresque du personnage a joué un rôle décisif dans la réutilisation de la thèse sur l’habitation Fleuriau par l’académicienne Dominique Bona, pour constituer la trame de son roman Le manuscrit de Port-Ebène, honoré, entre autres, du prix Renaudot en 1998. Mais d’où vient donc alors ce nouvel engouement pour un sujet si bien connu et sur lequel il ne sera pas facile – a priori – d’apporter du neuf ?
Il se trouve que les Archives départementales de la Charente-Maritime ont racheté il y a peu un lot de papiers de la famille Fleuriau que l’on tente de présenter comme nouveaux alors qu’ils ont déjà été largement exploités sous forme de micro-films à partir du fonds confié par la comtesse de Fleuriau à l’époque de l’achat de l’hôtel Fleuriau dans les années 80 par la municipalité de la ville sous l’égide du regretté maire Michel Crépeau qui, lui, voyait très loin en transformant l’immeuble fleuron de sa ville en musée du Nouveau-Monde.
Il faut savoir aussi qu’une grande partie de ces papiers de famille, y compris la correspondance d’Arnaudeau, vendue par la comtesse lors de ses séjours à Paris, est également conservée aujourd’hui aux Archives départementales de la Gironde dans le fonds Chatillon déposé par les héritiers du célèbre collectionneur (258 occurrences pour la seule gestion d'Arnaudeau entre autres).
A partir de là, le premier travail à effectuer par les Archives départementales de la Charente-Maritime ne serait-il pas, logiquement, d’établir la correspondance – ou non si ce n’est pas le cas – des nouveaux documents reçus avec les microfilms réalisés par leur propres services à La Rochelle sur le fonds familial Fleuriau dans les années 1980 et les documents originaux archivés par ailleurs, aux Archives départementales de la Gironde notamment, ou autres dépôts afin de déterminer le plus clairement possible ce qui est – ou n’est pas – nouveau pour pouvoir orienter les jeunes chercheurs vers les éventuelles pièces inédites qu’il pourraient analyser de manière à faire progresser le savoir académique, la connaissance de la question, en déterminant et précisant ce que ces nouvelles pièces pouvaient apporter de neuf ? C’est là que se situerait également en principe l’intervention du directeur de recherche universitaire pour orienter l’étudiant vers l’utilité éventuelle – ou non – d’une nouvelle thèse. Rien n’interdit non plus, et tout recommande au contraire, dans ce rôle directeur primordial, d’orienter le doctorant vers la lecture préalable de la bibliographie existante, voire, dans les meilleurs des cas, vers la consultation du collègue historien spécialiste, ou mieux encore de l’inclure dans l’équipe de préparation ou le jury de la thèse en question. On en paraît bien loin...
Pour éviter de perdre davantage votre temps dans les redites et pour plus de détails fiables sur l’ensemble des pérégrinations historiques de la saga familiale des Fleuriau, voyez plutôt à la source, du même auteur, le bilan mémoriel et synthèse historique : Fleuriau, La Rochelle et l’esclavage. Trente-cinq ans de mémoire et d’histoire, Paris, Les Indes Savantes, 2017.
Résumons simplement, pour finir, la recette, pas si inédite que cela, de ce nouveau wokisme en marche :
- Placez-vous sous la houlette bienveillante d’une « autorité » habilitée à diriger une thèse.
- Emparez vous, sur ses conseils éventuellement, d’un sujet déjà traité il y a suffisamment longtemps (quarante ans par exemple) et recopiez sans scrupules.
- Utilisez les notes de bas de page pour connaître les références à citer (obligatoirement présentes dans les publications scientifiques) sans dire où vous les avez prises.
- Proclamez haut et fort que personne avant vous ne s’y était intéressé, qu’il y a là une énorme lacune, sans doute due à un tabou quelconque, et que vous allez donc révolutionner l’histoire en réinventant la roue.
- Saupoudrez du jargon à la mode en cours et d’une bonne dose de bien-pensance victimaire.
- Agitez et resservez chaud, de préférence dans un lieu censé présenter les garanties scientifiques requises (université, centre de recherche, dépôt d’archives…).
- N’oubliez de faire relayer le tout par les médias et réseaux sociaux...