Bordeaux : diversité et créolisation
La diversité bordelaise,
c’est d’abord, historiquement, la rencontre des anciens peuples vascons du bassin aquitain et des Celtes bituriges vivisques déplacés, puis l’apport continu des voisins régionaux gascons,
charentais, limousins, béarnais, basques, suivis plus tard de migrants italiens, espagnols, portugais, africains, rapatriés ou nouveaux migrants d’Afrique du Nord, sans oublier l’implantation,
bien avant la Révolution d’anglais des temps plantagenets, de juifs sépharades portugais, d’écossais jacobites, ni les allées et venues de gens de couleur et colons antillais, de négociants
irlandais, allemands, flamands, hanséatiques… C’est en ce sens qu’on peut dire que la diversité qui s’est construite au fils des âges à Bordeaux, ville-frontière originelle et port ouvert sur le
monde et particulièrement les Amériques, n’est pas sans rapport avec le phénomène bien connu aux îles de la créolisation.
Elle ne peut se réduire à un affrontement dépassé entre promoteurs bordelais « blancs » et victimes africaines de la traite des noirs sur fond de victimisation des uns et culpabilisation des autres, de revendications antagonistes entre ignorance, déni d’histoire, repentance et réparations. Proposer à quelques badauds en mal d’exonération éthique à peu de frais la visite d’un imaginaire Bordeaux nègre relève d’un combat idéologique dépassé, en retard d’un demi-siècle, qui oublie que la créolité a depuis longtemps pris le relais de la négritude chez les penseurs noirs et de couleur, les Césaire, Damas ou Senghor ayant cédé la place aux Glissant, Carpentier, Depestre et autres. De la même manière que chez certaines familles bordelaises ou rochelaises, les Lafon de Ladebat, Gobineau, Saige, Fleuriau ou de Missy, la philanthropie abolitionniste avait pris, d’une génération à l’autre, de père en fils, la place du cynisme économique et philosophique mercantile. Ce qui rend aberrante, quand elle n’est pas diffamatoire, toute campagne de mise à l’index de noms familiaux de rues à débaptiser. Il est temps aujourd’hui de relire – ou lire pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore – l’indispensable Bonjour et adieu à la négritude de René Depestre, haïtien de la cité des poètes de Jacmel retiré au pied des Pyrénées, qui aime aussi à se dire aujourd’hui gascon après avoir longtemps vécu et œuvré à Cuba, assumant ainsi une créolité militante pleinement vécue des deux côtés de l’Atlantique.
Si l’on veut vraiment rendre hommage à l’apport historique noir, parmi d’autres, dans la diversité bordelaise, c’est bien sous l’angle de la créolisation qu’il faut l’envisager, compte tenu de la part prépondérante, à quatre-vingt-quinze pour cent, des relations « en droiture » avec les Îles de Bordeaux et de l’importance des Aquitains « de toutes les couleurs » dans l’histoire bordelaise et américaine. C’est vers les Amériques créoles qu’il faut tourner son regard, comme l’ont fait tant de migrants partis par le grand port bordelais. C’est là qu’on trouvera ces interactions continuelles, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, qui ont alimenté la diversité bordelaise de leurs allers-retours humains, culturels, architecturaux, comportementaux… C’est à la visite d’un Bordeaux créole qu’il faudrait plutôt convier ceux qui s’intéressent à l’histoire, au patrimoine et au devenir de leur ville.
Jacques de Cauna
Septembre 2014
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