NB. : cette page, initialement publiée en article, a été légèrement modifiée à la suite d'une conversation téléphonique avec Gérald Bloncourt
Entendu ce matin, 18 juin 2010, au journal de 7h d’Europe 1… On a lu dans une classe de Terminale du lycée parisien La Rochefoucauld l’émouvante lettre de « Tony Bloncourt, 21 ans et déjà résistant [qui] écrit à ses parents un dernier adieu… » avant d’être fusillé. Comme s’il s’agissait de n’importe quel étudiant parisien de l’époque, sans un mot sur son origine antillaise, et surtout haïtienne, alors même que ses parents, destinataires de la lettre, et ses frères à qui il s’adresse également dans la lettre, Coucoute (Claude, le père spirituel du Samu social) et Gérald (l’artiste photographe et écrivain encore en vie et bien connu en Haïti), vivent tous en Haïti, à Jacmel, la ville des poètes, dans le sud du pays.
Tony Bloncourt (23 novembre 1921- 8 février 1943), on doit le rappeler, était né, comme ses frères, en Haïti, d’un père guadeloupéen, Yves Bloncourt, héros des Dardanelles en 14-18, blessé quatre fois pendant le conflit et décoré à des titres divers, et d’une mère française, institutrice venue en Haïti avec son mari pour apporter l’éducation aux plus pauvres. Quant à son oncle, Elie Bloncourt, grand invalide de la même guerre (aveugle), il n’en fut pas moins député de l’Aisne, ayant appris le braille grâce à la tante Yolande, directrice de l’Ecole d’infirmières de Paris.
Vu sous cet angle, oui, Tony Bloncourt était bien inubitablement français, d’autant plus qu’en remontant ses origines guadeloupéennes, qui sont à Marie-Galante, on trouve rapidement dans les dernières années de l’Ancien Régime un colon métropolitain, Jean Vaultier, marquis de Moyencourt, qui au départ n’avait rien d’antillais mais s’était comme tant d’autres créolisé au contact de sa « ménagère », une demoiselle Leblond (d’où le nom composite de Bloncourt). Oui, rien ne le distinguait en apparence, comme nous le montre sa photo, de ses camarades étudiants parisiens arrêtés avec lui. Mais qui ne sait aux Antilles que ces cas complexes de métissage sont légion, à des degrés divers, et qui oserait lui dénier pour cela sa qualité d’antillais ? N’était-il pas surtout, par sa naissance et les premières trop courtes et uniques années de sa vie à Jacmel, un fils d’Haïti semblable à tant d’autres venus comme lui étudier à Paris comme nous le montre encore toute sa lettre (à lire en version intégrale ci-dessous), toute imprégnée de ses souvenirs jacméliens d’enfance et de jeunesse lorsqu’elle n’est pas tronquée ?
Alors pourquoi ce nouveau déni d’histoire, ce refus de le rendre à Haïti – qui a tant besoin aujourd’hui de reconnaissance en France – et aux Antilles en général, l’un de ses enfants héroïques, au même titre d’ailleurs que Philippe Kieffer, né à Port-au-Prince et ses 177 compagnons franco-haïtiens (les fameux « bérets verts ») qui furent les premiers à poser le pied sur les plages normandes pour la libération de la France (voir ci-dessous la liste du comité de la France Libre d’Haïti d’après les souvenirs de Jean Fouchard) ? N’importe quel casuiste vous dira qu’il n’y a là qu’omission et que cela n’est pas mensonge. Et d’ailleurs, comme cette fois aucun personnage politiquement en vue ne s’en est encore mêlé en y apportant sa part spectaculaire de bourde historique (voir Mme Royal et l’affaire de l’Astran), il y a peu de chance que tout cela parvienne jusqu’aux grandes oreilles des médias… Ce qui ne serait pas très grave dans le fond s’il n’y avait derrière cette conjuration du silence méprisante et récupératrice tout un large public, et particulièrement toute une jeunesse, à nouveau manipulés et tenus dans une semi-ignorance propice à toutes les dérives dans un pays qui a quelque mal à apprécier l’autre dans sa différence.
Lien sur le journal de 7h de la radio Europe 1 le 18 juin 2010 (pousser le curseur de la vidéo à 9,54) :
http://www.europe1.fr/MediaCenter/Emissions/Journal/Sons/Journal-de-7h00-du-18-06-10-217308/
Pour l’histoire. La Lettre intégrale de Tony Bloncourt
écrite de la prison de la Santé quelques heures avant qu’il ne soit fusillé. Il avait 21 ans et dix jours.
Paris- Prison de la Santé-9 mars 1942
« Maman, papa chéris,
Vous saurez la terrible nouvelle déjà, quand vous recevrez ma lettre. Je meurs avec courage. Je ne tremble pas devant la mort. Ce que j’ai fait, je ne le regrette pas si cela a pu servir mon pays et la liberté !
Je regrette profondément de quitter la vie car je me sentais capable d’être utile. Toute ma volonté a été tendue pour assurer un monde meilleur. J’ai compris combien la structure sociale actuelle est monstrueusement injuste. J’ai compris que la liberté de vivre, ce que l’on pense, n’est qu’un mot et j’ai voulu que ça change. C’est pourquoi je meurs pour la cause du socialisme.
J’ai la certitude que le monde de demain sera meilleur, plus juste, que les humbles et les petits auront le droit de vivre plus dignement, plus humainement. Je garde la certitude que le monde capitaliste sera écrasé. Que l’ignoble exploitation cessera. Pour cette cause sacrée, il m’est moins dur de donner ma vie.
Je suis sûr que vous me comprendrez, Papa et Maman chéris, que vous ne me blâmez pas. Soyez forts et courageux. Vous me sentirez revivre dans l’œuvre dont j’ai été l’un des pionniers.
Mon cœur est plein de tendresse pour vous, il déborde d’amour. Je vois toutes les phases de cette enfance si douce que j’ai passé entre vous deux, entre vous trois car je n’oublie pas ma Dédé chérie. Tout mon passé me revient en une foule d’images. Je revois la vieille maison de Jacmel, le petit lycée, les leçons de latin et M. Gousse. Ma pension au petit séminaire et le retour des vacances, mon vieux Coucoute que j’aurais voulu guider à travers la vie et mon petit Gérald.
Je pense à vous de toute ma puissance, jusqu’au bout, je vous regarderai. Je pleure ma jeunesse, je ne pleure pas mes actes. Je regrette aussi mes chères études, j’aurais voulu consacrer ma vie à la science.
Que Coucoute continue à bien travailler, qu’il se dise que la plus belle chose qu’un homme puisse faire dans sa vie, c’est d’être utile à quelque chose. Que sa vie ne soit pas égoïste, qu’il la donne à ses semblables quelle que soit leur race, quelles que soient leurs opinions. S’il a la vocation des sciences qu’il continue l’œuvre que j’avais commencé d’entreprendre ; qu’il s’intéresse à la physique et aux immortelles théories d’Einstein, dont il comprendra plus tard l’immense portée philosophique. Que mon petit Gérald, lui aussi, travaille bien et arrive à quelque chose. Qu’il soit toujours un honnête homme.
Maman chérie, je t’aime comme jamais je ne t’ai aimée. Je sens maintenant tout le prix de l’œuvre que tu as entreprise en Haïti, continue d’éduquer ces pauvres petits Haïtiens. Donner de l’instruction à ses semblables est la plus noble tâche ! Papa chéri, toi qui es un homme et un homme fort, console Maman, sois toujours très bon pour elle en souvenir de moi. Maman Dédé chérie, tu as la même place dans mon cœur que Maman. Tous, vivez en paix et pensez bien à moi. Je vous embrasse tous bien fort comme je vous aime. Tout ce que j’ai comme puissance d’amour en moi passe en vous. Papa, sois fort. Maman je te supplie d’être courageuse. Maman Dédé, toi aussi. Mon vieux Coucoute et mon vieux Gérald, je vous embrasse bien, bien fort. Il faut aussi embrasser maman Tata bien fort. Pensez à moi. Adieu !
Votre petit Toto.
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Pour l’histoire. Le Comité des Forces Françaises Libres d’Haïti
d’après une communication orale de mon grand ami l’historien Jean Fouchard, transcrite en 1988 dans sa maison de Pétionville, à partir d’une fiche manuscrite qu’il tenait lui-même de Ferdinand Fatton fils, impasse Claudinette à Pétionville (certains noms ont pu être déformés à l’oral ou dans la transcription, j’ai précisé ceux de mes élèves du Lycée français. Merci de m’indiquer les éventuelles erreurs ou omissions).
Ferdinand Fatton, président
G. Vabre, volontaire à Londres
J. Brédeau, volontaire à Londres
C. Weill, mari de la sœur d’A. Silvera, fils du ministre
De Veyrac, marié à Jeanne Busch [d’une famille haïtiano-allemande], commerçant, chevalier
d’industrie, garde-magasin à l’Electricité d’Haïti.
Pierre Nadal, petit neveu ou cousin de Robert Nadal père, parti en France pour participer aux
combats et mort en France (famille de nos amis Nadal, Ti Robert, Olivier, et leurs parents)
I.-M. Epailly, Français de la compagnie American Cable [pose du cable sous-marin], père de
Mme Péreira (le consul, père de Michèle et Mélissa, mes élèves au Lycée français).
Jamel Assali, Libanais qui avait épousé une demoiselle haïtienne (père de mon élève Marie
Carmèle).
Yves Bloncourt père ( ?).
Chalom, Libanais.
C. Castéra
Caliste, des Cayes
R. Deuix, marié à une demoiselle Hirsch
Jean Froger, Français de passage [sic]
Jugie, restaurateur français rue Borno, maison Crepsac (à Pétionville, famille de mes élèves
Emmanuel et Anne Crepsac).
Magny, directeur de la Compagnie Transatlantique
François Naudé, frère de Georges, commerçant
Paul Paquin, père de Lyonel (père de Raphaël, mon élève), tenait un magasin de tourisme
appartenant à Mme Gaetjeens (de Pétionville).
Vabre, Chef du portefeuille à la Banque Nationale (avec Philippe Kieffer).
Ganot, parfumeur.
Khawly, commerçant libanais
Bouez, marchand de tissus libanais
Antoine Hage, commerçant libanais (voir Eddy Hage... dixit J. Fouchard, qui savait que nous
étions amis)
Sarkis, Libanais, commerçant aux Cayes
Ch. Picoulet, produits alimentaires
M. Kieffer, frère de Philippe, à la Banque du Canada.
Philippe Kieffer, avait eu deux enfants d’un premier mariage : un fils, Claude, mort à la guerre, et Maël, sa fille, nés à Port-au-Prince d’Anita Scott, sa fille employée à l’ambassade. Sa mère, veuve de Philippe Kieffer, son père. Arrivée avec Jacques Soustelle le 19 mai 1941, trois jours à Port-au-Prince.
Comeau-Montasse, commerçant
R. Nadal, commerçant avec son frère Joseph (famille de nos amis Nadal)
P. Gauthier, commerçant
Reiher, Alsacien, commerçant
G. Naudé, commerçant en café
Barini, Corse, rue du Quai
C. Barreire, garagiste
A. Barreire, fils, maison d’appareils électriques
La Quintrie, Français, représentant d’une grande maison de commerce
H. Odéïde, marié à une demoiselle Auguste remariée plus tard à Henri Borno (famille de nos amis Odéïde, René et son épouse, et des présidents Auguste et Borno, à Martissant et Pétionville, propriétaires de la plantation Fleuriau).
Faure, de la Hasco [Haïtain & American Sugar Compagny, siège à Chancerelles, Port-au Prince]
Marini, Corse, Hôtel Marini et Cabane Choucoune [terme haïtien équivalent de « carbet »,
célèbre dancing de Pétionville]. Son fil René, ministre du tourisme, marié à une fille du président Eugène Roy.
Géraldi, Corse.
Jean Fouchard conservait dans sa riche Bibliothèque haïtienne le texte de l’appel de Ferdinand Fatton (son parent par la famille de son épouse, les Vieux) pour le 1er anniversaire du 18 juin 1940, une photo de Ferdinand Fatton, décédé le 15 juillet 1973, un état des services et une biographie de Philippe Kieffer par M. Steiner, ainsi que son livre Les bérets verts et des lettres et cartes adressées par le général De Gaulle et sa secrétaire bénévole, Mlle de Miribel. Il se souvenait que sous le président Vincent, dans les années 1935-1936, Philippe Kieffer était déjà âgé, « environ d’une cinquantaine d’années » [40 en réalité, né en 1899], grand amateur d’aventures galantes avec son ami intime à la Banque, Delva, et qu’il avait deux frères, Philippe et Marcel, et deux sœurs, dont l’une, Jeanne, à Londres.