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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Un nouveau portrait d'Isaac Louverture à Bordeaux

23 Novembre 2020, 11:31am

Publié par jdecauna

Isaac Louverture à Bordeaux vers 1840 et plus jeune vers 1802 (coll. J. Sargos et S. Vincent (c) J. de Cauna)
Isaac Louverture à Bordeaux vers 1840 et plus jeune vers 1802 (coll. J. Sargos et S. Vincent (c) J. de Cauna)

Isaac Louverture à Bordeaux vers 1840 et plus jeune vers 1802 (coll. J. Sargos et S. Vincent (c) J. de Cauna)

Un nouveau portrait d’Isaac Louverture à Bordeaux

La recherche iconographique sur la famille Toussaint Louverture progresse à nouveau. Une autre étape est franchie, et il n’est pas surprenant que ce soit à Bordeaux, où l’on vient de nous communiquer un beau tableau d’un Noir inconnu pour une identification qui en fin de compte nous ramène vers l’un des fils de Toussaint, Isaac. Il s’agit d’une huile sur papier, ce qui « est le signe d’un portrait peint sur le vif, avec spontanéité, moins solennel et moins apprêté qu’une effigie sur toile mûrement travaillée en atelier. On en a la confirmation dans la vivacité et la puissance expressive de l’œuvre, exécutée d’un pinceau sûr et rapide »1

Ainsi, après la découverte en 1989, à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution, du vrai visage de Toussaint Louverture dans un portrait en pied du graveur parisien Baquoy, une gravure au fusain retrouvée dans les combles de la résidence de l’ambassadeur de France en Haïti à Port-au-Prince, ancienne demeure du président Lescot, puis la révélation en 2013, dans la région d’Agen, d’un nouveau portrait de son fils Placide en accord avec l’identification rectificative des médaillons d’origine familiale du Musée National d’Haïti opérée par nos soins en 2003, nous voici subitement mis en présence à Bordeaux en 2020 d’un portrait de Noir non identifié qui, à l’analyse, s’avère bien – sans grand risque d’erreur tant un certain nombre d’éléments concordent – être celui du fils cadet de Toussaint, Isaac Louverture.

Les premiers éléments à prendre en compte sont évidemment les éventuelles ressemblances physiques avec d’autres représentations du personnage, une fois éliminées en préalable toutes les interprétations d’artistes plus ou moins fantaisistes. Il en est ainsi de l’ensemble des estampes et gravures réalisées au 19e siècle qui n’offrent rien de crédible. A titre d’exemples, la série bien connue des lithographies de Villain, gravures en noir et blanc dans l’esprit romantique des Scènes de la vie de Toussaint aux armes de la république d’Haïti (1822), et notamment celle qui représente sa séparation de ses deux fils, de son épouse et de leur précepteur l’abbé Coisnon à l’arrivée de l’expédition Leclerc en janvier 1802, reprise sous une autre forme mais dans le même esprit dans une autre gravure de la collection Chatillon au Musée d’Aquitaine intitulée Toussaint Louverture à Saint-Domingue sur laquelle les enfants paraissent plus âgés, de manière d’ailleurs plus conforme à la chronologie (Placide avait alors 21 ans et Isaac 17)2. Reprise également à loisir par la quasi totalité des peintres de l’école historique haïtienne actuelle, avec les traditionnelles légendes glorificatrices d’accompagnement et allant même parfois jusqu’à ajouter la présence du troisième fils mort jeune à Agen, Saint-Jean Louverture en rebaptisant la scène « Toussaint Louverture arraché à sa famille ».

Restent alors comme seules références crédibles pour une étude comparative deux portraits d’époque ayant transité par l’ancien Musée National d’Haïti, aujourd’hui Musée du Panthéon National Haïtien, en provenance du fonds Gragnon-Lacoste, consul d’Haïti à Bordeaux et exécuteur testamentaire d’Isaac, acquis et donnés au musée par le Président Sténio Vincent dans les années 40 (fondation Sténio Vincent). L’un est un tableau en buste d’Isaac dans sa maturité, encore relativement jeune, dont on ne connaît plus aujourd’hui que des photographies en noir et blanc difficilement exploitables par leur mauvaise qualité reproduites dans un ouvrage du général Nemours en 1941 et sur lesquelles il est difficile de travailler correctement. Tout ce qu’on peut en dire, c’est que rien dans le visage ne vient contredire fermement ce qui va suivre. On y retrouve le même allongement triangulaire du menton et le front haut prématurément dégarni pendant que la chevelure s’épaissit sur les côtés, le long nez droit sans épatement, les mêmes lèvres, yeux et sourcils. Seul détail manquant : la boucle d’oreille, que l’on retrouve en revanche dans un portrait qui n’est pas sans rappeler celui-ci dans la pose, manifestement étudiée avec son appui du bras droit sur un piédestal, la main gauche tenant un chapeau, dans son orientation exactement identique de semi-profil droit, dans l’habillement même avec le gilet, le pantalon et la lavallière blancs…, le portrait officiel par Girodet du grand ami de son frère Placide, Jean-Baptiste Mars-Belley, en député de la République. Ce sont deux portraits d’hommes mûrs, dans la quarantaine, à vocation officielle de mise en valeur politique d’hommes noirs voués à marquer l’histoire, ce qui explique, naturellement, au-delà d’un certain apprêt, sinon affectation, dans la pose aristocratique quelque peu nonchalante, l’impression de noblesse qui se dégage de la prestance des personnages.

1 Huile sur papier non signée, 46 x 38 cm, montée d’origine sur un carton ancien avec étiquette du doreur-miroitier : Alexis Vitry, 16, rue de la Madeleine à Paris. Cette rue ayant été rebaptisée rue Pasquier en 1863, nous avons là un terminus ante quem de la peinture. Je remercie Monsieur Jacques Sargos, historien de l’art, pour ces aimables communications.

2 Voir Jacques de Cauna, Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti, Paris, Karthala-SFHOM, 2004 (cahier central d’illustrations).

Isaac Louverture jeune et médaillons familiaux, fondation Stenio Vincent, Musée National d'Haïti (c) J. de Cauna, 2003.
Isaac Louverture jeune et médaillons familiaux, fondation Stenio Vincent, Musée National d'Haïti (c) J. de Cauna, 2003.

Isaac Louverture jeune et médaillons familiaux, fondation Stenio Vincent, Musée National d'Haïti (c) J. de Cauna, 2003.

L’autre représentation, plus modeste et originale, est apparemment plutôt à usage domestique. C’est l’un de ces portraits en médaillons de couleur, miniatures d’origine familiale nous est-il dit, issus du même fonds ancien de la fondation Sténio Vincent, représentant un jeune homme noir d’une quinzaine à une vingtaine d’années au maximum, retrouvé récemment et d’abord faussement identifié au musée national comme représentant le général Moïse, neveu de Toussaint, jusqu’à ce que nous rectifiions en 2003 cette erreur. On l’a ajouté aux trois médaillons disposés originellement en triangle et entourés d’un collier de perles sur un écrin de velours noir. Sur l’écrin noir du même type, hors les perles, où ils sont actuellement présentés, il s’agit bien en effet d’Isaac dans le premier médaillon en haut à gauche ; le second, à droite est celui de Placide que l’on reconnaît facilement dans la mesure où il était de nuance plus claire, se qualifiant lui-même sur un acte officiel de « Griffe », c’est-à-dire issu d’un Mulâtre et d’une Noire (ou l’inverse). Le troisième médaillon, au centre, est bien un profil de Toussaint Louverture en uniforme de général comme nous l’avons identifié, contrairement au musée national qui l’avait enregistré comme Placide. Le quatrième enfin, montrant une jeune femme blanche aux cheveux bruns bouclés, est bien le portrait de Joséphine de Lacaze de Courrent du Parc, la jeune épouse de Placide (elle avait 19 ans de moins que lui, 21 ans au mariage), et non celui de Louise Chancy, épouse d’Isaac qui avait alors 30 ans, les cheveux lisses et étaient manifestement « de couleur ». Il y a un déséquilibre dans le vide en bas à droite qui aurait pu être comblé par un médaillon représentant cette dernière mais son portrait n’a jamais existé qu’en tableau en pied et non en miniature. L’explication est plus simple. La présentation originale des médaillons, photographiée par Nemours à l’ancien Musée National montre qu’ils n’étaient à l’origine qu’au nombre de trois (le couple Placide-Joséphine au bas, et au-dessus Toussaint), ce qui correspond à l’indication donnée de « bijoux ayant appartenu à la famille de Lacaze » (postérieurement donc au mariage de Placide en 1821).

Le médaillon représentant Isaac jeune aura donc été rajouté par la suite et paraît d’une facture plus fruste que les trois autres. Isaac paraît là âgé de 20 ans tout au plus, moins sans doute, alors que le portrait d’un Noir inconnu qui nous intéresse offre à la vue un homme d’une bonne cinquantaine d’années dont la belle prestance évoque immédiatement un personnage d’importance. On y retrouve, dans la même orientation exacte que sur le médaillon mais sans la pose apprêtée du tableau officiel, les mêmes grands yeux noirs en amande au regard perçant, les mêmes sourcils épais bien dessinés, à peine un peu plus broussailleux avec l’âge, le même ovale du visage s’affinant en un triangle très net vers le menton, les mêmes lèvres épaisses bien dessinées, la même boucle d’oreille, simple créole d’or réduite à un court anneau, à l’oreille droite, la même implantation capillaire touffue gonflant sur les côtés et dégarnissant le front avec l’âge à l’image du père dans le portrait de Baquoy. Le nez, long et non épaté, légèrement busqué avec l’âge, n’est pas celui d’un Noir et européanise le visage, comme d’ailleurs la finesse générale des traits qui pourrait faire penser à un mulâtre au teint sombre. Ce teint est d’ailleurs plus clair sur le tableau, ce qui ne doit pas nous étonner après un séjour d’une trentaine d’années ou plus en France. On remarque de la même manière cette européanisation du visage, voulue ou réelle, sur certains portraits du père, notamment l’un des plus crédibles, le Toussaint dit de Montfayon. Et de fait, on ne peut nier là une certaine ressemblance générale, comme on l’a vu notamment pour les cheveux.

En dehors de ces éléments de comparaisons physiques et de contextualisation chronologique, il est enfin un critère méthodologique qu’on ne peut exclure : une recherche approfondie dans le corpus de documents iconographique disponibles, et notamment les fonds haïtiens Frantz Voltaire, Peter Frisch, Elie Lescot, Patrick Vilaire, Jacques de Cauna…, n’a pas permis d’envisager la moindre apparence, même lointaine, de ressemblance avec l’un des documents conservés. On a donc procédé par élimination dans un premier temps et confirmé l’hypothèse dans un second.

Un dernier point restant à confirmer pourrait s’avérer encore plus décisif. On sait qu’Isaac n’a connu que trois résidences en France après son retour en 1802 : Bayonne où il fut transféré depuis Brest sur la corvette La Naïade avec toute la famille, Agen où il resta 13 ans et Bordeaux où il passa 38 ans. Il n’est jamais revenu à Paris où il avait quitté ses études à l’Institut des Colonies en 1802 pour rejoindre son père à Saint-Domingue avec l’expédition Leclerc à l’instigation de Bonaparte. Il n’avait alors que 17 ans, une trentaine au départ d’Agen. Il faudrait donc que le tableau ait été fait à Bordeaux, dans les années 1840, pour que l’âge apparent (la soixantaine ?) corresponde.

Compte tenu de sa remarquable facture, l’éventail des auteurs potentiels se réduit considérablement, mais la consultation de M. Jacques Sargos, propriétaire du tableau et spécialiste reconnu en histoire de l’art, nous amène, parmi les quelques rares noms possibles à Bordeaux qu’il entrevoit, à privilégier la piste qui mène à Oscar Gué, peintre d’histoire et conservateur du Musée de Bordeaux, fils d’un Dominguois de naissance et élève de Jean Alaux (dont il peignit le portrait de l’épouse), frère de Jean-Paul Alaux qui avait épousé Eugénie-Marie-Anne Gué, dite Jenny, fille de Jean-Baptiste Gué, le grand voyer du Cap Jean-Baptiste Gué, dont Oscar Gué était le petit-fils. La dramatique histoire de ce colon du Cap-Français, qui est celle des malheurs des colons de Saint-Domingue à l’époque de la Révolution, a été rapportée par un autre Jean-Paul Alaux, dit Gentil, son descendant, lui aussi artiste peintre et professeur de dessin au Lycée Royal de Bordeaux, dans le célèbre Ulysse aux Antilles illustré par Gustave Alaux, peintre de la Marine. Qui mieux qu’Oscar Gué aurait pu dès lors à Bordeaux s’intéresser à un personnage comme le fils du Grand Précurseur de l’indépendance d’Haïti, Toussaint Louverture ? L’hypothèse est bien séduisante et l’œuvre a pu circuler avant d’être encadrée à Paris où elle aurait été amenée pour une circonstance particulière peut être liée à l’abolition de 1848.

On ne peut écarter totalement l’hypothèse d’un peintre parisien dans la mesure où l’apparition puis la finalisation en juillet 1853 de la liaison ferroviaire Bordeaux-Orléans-Paris bouleversa les déplacements en raccourcissant considérablement en temps les distances. Mais, outre qu’il était déjà un peu tard pour Isaac Louverture, décédé en 1854, nous n’avons aucune trace de sa venue à Paris et l’on imagine mal que le grand abolitionniste Victor Schoelcher, par exemple, ait pu passer sous silence dans sa monumentale Vie de Toussaint Louverture, publiée longtemps après ces événements, en 1889, une éventuelle rencontre avec le fils du héros noir s’il était venu à Paris. Au contraire, toutes les relations d’Isaac avec les auteurs ayant évoqué son père ou la cause des Noirs (il écrivit notamment à Lamartine après la sortie en 1850 de son poème dramatique Toussaint Louverture pour se plaindre de certaines libertés prises avec la réalité selon lui) se sont faites uniquement par la voie épistolaire.

Quoi qu’il en soit, ce tableau ne peut qu’intéresser plus particulièrement au premier chef la ville de Bordeaux depuis qu’une plaque a été apposée à notre initiative par monsieur le Maire Alain Juppé en 2003, pour l’anniversaire de la mort de Toussaint, sur la façade de la maison où Isaac résida avec son épouse et leur servante Justine, au 44 rue Fondaudège, comme en atteste un passeport délivré par la Mairie de Bordeaux à Mme Isaac Louverture le 7 Novembre 1829. Isaac est en effet le seul membre de la famille Louverture, avec son épouse et cousine germaine Louise, dite Coco, Chancy, a avoir résidé à Bordeaux, et ce, longuement puisqu’il y vécut trente-huit ans à partir de 1816 avant de décéder le 27 septembre 1854, âgé de 70 ans, rue Neuve de l’Intendance, aujourd’hui rue Guillaume Brochon, au n° 8, quartier de Puy-Paulin, comme en atteste un acte de succession du 10 octobre 1871 après le décès de sa veuve, « la dame Louise Chancy, veuve de monsieur Isaac Louverture, en son vivant rentier ». Il fut d’ailleurs inhumé au cimetière de la Chartreuse, où sa veuve le rejoignit dix-sept ans plus tard le 21 juillet 1871 dans le caveau familial de la grande famille de Mondenard de Roquelaure, apparentée à son exécuteur testamentaire et homme de confiance, l’avocat et consul d’Haïti à Bordeaux Prosper Gragnon-Lacoste.

Isaac, né en 1784, était arrivé à Bordeaux à la fin de l’année 1816 comme en témoigne une supplique du 31 janvier 1817 adressée au Roi dans laquelle il se plaint du mauvais accueil et traitement que lui a réservé un commissaire de la Marine subsistant de l’ancienne administration bonapartiste, un certain Bergevin. Après avoir logé provisoirement chez une dame Montaut, rue du Réservoir, il établit sa résidence dans une maison du 44 rue Fondaudège qui était à deux pas de l’hôtel de la Marine où il touchait régulièrement « une pension assez considérable de cinq mille francs » que lui avait accordé la bonté de Sa Majesté. En reconnaissance en quelque sorte des services rendus par son père, premier général noir français, gouverneur de Saint-Domingue, et surtout irréductible opposant à l’ogre bonapartiste honni des royalistes. « Mais – nous dit le général Nemours – ses revenus ne suffisaient pas à ses nombreuses aumônes ; sa maison était la maison des pauvres, et la misère, qui en connaissait le chemin, frappait sans cesse à la porte du noir bienfaisant ». Il paraît d’ailleurs parfaitement intégré selon une lettre du Maire de la ville au Préfet du 5 avril 1824 à la suite des troubles survenus à la Martinique. Il est qualifié de « Monsieur Toussaint Louverture, fils du Général, à Bordeaux depuis vingt ans avec sa famille et deux neveux adultes », vivant uniquement « des subsides du gouvernement, « sa conduite est régulière, religieuse même » et « son opinion politique nulle ». Il « n’entretient aucune relation qui puisse donner de l’ombrage au gouvernement ». Et pour cause, il était ouvertement royaliste.

Il avait vécu auparavant treize ans à Agen où son frère Placide avait rejoint la famille qui y avait été transférée en septembre 1803 six mois après la mort de Toussaint dans sa cellule du fort de Joux. Ils venaient de Bayonne où ils étaient arrivés le 3 septembre 1802, à l’exception de Placide qui avait été interné à Belle-Isle-en-Mer en raison de sa participation active comme officier de son père à sa révolte contre l’expédition Leclerc. Bonaparte craignait fort leur retour et leur popularité à Saint-Domingue dont Isaac espéra longtemps, après la Restauration et avant l’octroi de l’indépendance en 1825, obtenir la vice-royauté et où son épouse tenta pendant deux ans de reprendre en main les nombreuses propriétés héritées de Toussaint Louverture. Royaliste dans l’âme comme son père et son frère, il se considérait comme l’héritier naturel de la première noblesse haïtienne, avant celles instaurées par le roi Christophe et l’empereur Soulouque, une noblesse créée par la valeur militaire personnifiée par son père. On peut penser que cette noble ambition et la forte conscience de sa position dans l’histoire transparaissent dans la prestance du personnage représenté sur le tableau qui n’est manifestement pas celui d’un noir quelconque. Ses funérailles célébrées en l’église Notre-Dame de Bordeaux furent toutefois fort modestes, son corps conduit dans un simple corbillard, le corbillard des pauvres, en présence de quelques rares amis, comme en témoigne le journal de Bordeaux, le Courrier de la Gironde du 29 Septembre 1854.

 

Bibliographie sommaire :

Cauna, Jacques de, « Du nouveau sur Placide Louverture en Agenais », Revue de l’Agenais, année 2014, tome CXLI, vol. 2, p. 229-240.

Cauna, Jacques de, Toussaint Louverture. Le Grand précurseur, Bordeaux, Ed. Sud-ouest, 2012.

Cauna, Jacques de, « Noirs et gens de couleur à Bordeaux et en Aquitaine aux 18e et 19e siècles : statuts, conditions, destinées et postérités », Les Cahiers de l’Estuaire n° 9, 2009, p. 47-70.

Cauna, Jacques de, Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti, Paris, Karthala-SFHOM, 2004.

Nemours, Général Auguste-Alfred, Histoire de la famille et de la descendance de Toussaint Louverture, Port-au-Prince (Haïti), 1941.

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Montaigne et La Boétie, colonialisme et liberté chez deux précurseurs aquitains

14 Novembre 2020, 16:58pm

Publié par jdecauna

Montaigne et La Boétie, colonialisme et liberté chez deux précurseurs aquitainsMontaigne et La Boétie, colonialisme et liberté chez deux précurseurs aquitains

Frères de coeur en liberté

Déjà, dès les premières années de ce qu’il est convenu d’appeler la Renaissance (dont la Réforme sera part essentielle), le développement des expéditions maritimes de conquêtes initiées par les Ibériques, Portugais et Espagnols, bientôt suivis par les autres puissances européennes, donnaient à la traite et à l’esclavage une autre dimension, transatlantique, d’autres acteurs et d’autres cibles, Amérindiens et Noirs africains, le motif premier n’étant plus la religion mais bien l’exploitation, au besoin par la déportation, de populations mises en esclavage pour la mise en valeur économique des nouvelles colonies américaines.

On ne reviendra pas sur la fameuse Controverse de Valladolid illustrée par les arguments de Las Casas qui en font à la fois le sauveur des Indiens et le bourreau des Noirs appelés à les remplacer. Le fait de savoir si les uns ou les autres ont une âme devient vite secondaire face à l’exigence économique. En même temps que la question de l’esclavage prend une autre dimension spatiale, c’est davantage sur son corollaire qu’est la question coloniale, voire pour certains sur la question politique de l’exercice du pouvoir et celle plus philosophique de la nature humaine que vont se focaliser les réflexions des penseurs humanistes de l’époque.

On peut ainsi saluer la méritoire lucidité et même la modernité de Montaigne, qu’on pourrait qualifier avant l’heure d’anti-colonialiste, dans le fameux chapitre des Essais intitulé « Des coches », lorsqu’il s’indigne de la dévastation par les conquérants européens d’un « monde enfant » qu’il idéalise quelque peu, sans devoir obligatoirement voir pour cela en lui un anti-esclavagiste avant la lettre :

« Qui mit jamais à tel prix le service de la mercadence [du commerce] et du trafic ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! mécaniques victoires. Jamais l'ambition, jamais les inimitiés publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à si horribles hostilités et calamités si misérables ».

Surtout lorsqu’il ajoute :

« Que n’est tombée sous Alexandre ou sous ces anciens Grecs ou Romains une aussi noble conquête, et une si grande mutation et altération de tant d’empires et de peuples, sous des mains qui eussent doucement poli et défriché ce qu’il y avait de sauvage, et eussent conforté et promu les bonnes semences que nature y avait produites, mêlant non seulement à la culture des terres et ornement des villes les arts de deça, en tant qu’il y eussent été nécessaires, mais aussi mêlant les vertus grecques et romaines aux originelles du pays ».

On est en droit de s’étonner aujourd’hui de la référence à ces civilisations antiques qui, elles-mêmes, loin de vouloir détruire l’esclavage, le pratiquaient à grande échelle. Mais, ce que veut dénoncer d’abord Montaigne dans ce chapitre – et il fut l’un des rares à le faire avec Jean Bodin et Juste Lipse – ce n’est pas l’esclavage mais les crimes, et accessoirement l’absurdité – de la conquête espagnole au point que « plusieurs des chefs ont été punis à mort, sur les lieux de leur conquête, par ordonnance des Rois de Castille, justement offensés de l’horreur de leurs déportements » :

« ils mirent brûler pour un coup, en même feu, quatre cent soixante hommes tout vifs […] une boucherie, comme sur des bêtes sauvages, universelle, autant que le fer et le feu y ont pu atteindre, n’en ayant conservé par leur dessein qu’autant qu’ils en ont voulu faire de misérables esclaves [souligné par nous] pour l’ouvrage et service de leurs minières »1.

C’est dans ce chapitre, le seul endroit où le terme « esclaves » apparaît. Et la lecture du chapitre De la Modération ne vient pas plaider en la faveur de « l’usage », commun d’ailleurs à toutes les religions, du « massacre et de l’homicide » par les naturels de « ces nouvelles terres découvertes en notre âge, pures et encore vierges aux yeux des nôtres » : « toutes leurs idoles s’abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d’horribles cruautés ». N’ont-ils pas sacrifié « cinquante hommes tout à la fois » dans tel bourg pour célébrer l’arrivée de Cortez, et dans tel autre les messagers ne l’ont-ils pas accueillis par ces mots et présents : « Seigneur, voilà cinq esclaves [souligné par nous] ; si tu es un dieu fier qui te paisses de chair et de sang, mange-les et nous t’en aimerons davantage » 2?

C’est tout l’objet du fameux chapitre chapitre « Des cannibales », inspiré par la présence à ses côtés d’« un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a été découvert en notre siècle, en l’endroit où Villegagnon prit terre, qu’il surnomma la France antarctique » [la baie de Guanabara, aujourd’hui Rio de Janeiro, au Brésil], chapitre dans lequel il est inutile de chercher une remise en cause de l’esclavage alors qu’il s’agit simplement de prôner la reconnaissance et le respect de l’altérité en termes de philosophie générale, c’est-à-dire tout simplement la tolérance. Ainsi, ajoute-il, en réponse à l’étonnement des trois « cannibales » présentés au Roi Charles IX à Rouen de voir « tant de grands hommes portant barbe, forts et armés » se soumettre à obéir à un enfant, et d’autres « pleins et gorgés de toutes sortes de commodités » pendant que « leurs « moitiés [semblables] étaient mendiants à leurs portes » :

« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage ».

Quant à l’accusation d’anthropophagie, nos ancêtres assiégés par César en Alésia, ne l’avaient-ils pas pratiquée en mangeant les cors des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat », à l’image d’ailleurs des Vascons comme le rappelle Juvénal cité en latin : « On dit que les Gascons, affamés, prolongèrent leur vie en usant de tels aliments » ?3

Pour être tout à fait complet sur ce point, il est juste de noter que ce que Montaigne admire le plus chez ces « sauvages », c’est leur « ardeur indomptable […] pour la défense de leurs dieux et de leur liberté ; cette généreuse obstination de souffrir toutes extrémités et difficultés, et la mort, plus volontiers que de se soumettre à la domination de ceux de qui ils ont été si honteusement abusés, choisissant plutôt de se laisser défaillir par faim et par jeûne, étant pris, que d’accepter le vivre des mains de leurs ennemis si vilement victorieuses ».

 

Ces lignes glorifiant la résistance personnelle et collective à l’oppression (ce qu’il nomme « la domination ») rappellent davantage, plus qu’un manifeste anti-esclavagiste, le Discours de la servitude volontaire, ou Contr’un (1553, publié seulement en 1576), de son grand ami, le Sarladais Etienne de La Boétie (1530-1563), prématurément disparu, dans lequel ce dernier, qui fut aussi admis très jeune, deux ans avant l’age légal, conseiller au Parlement de Bordeaux, pose la question de la légitimité de toute autorité sur une population en essayant d’analyser les raisons de la soumission de celle-ci, ou si l’on préfère la nature et les raisons du rapport entre domination et servitude, ou encore, pour faire court : pourquoi obéit-on ?

Ce qui, on en conviendra, ne couvre qu’une partie, si primordiale soit-elle pour les victimes, de la question globale de l’esclavage. Un homme seul, despote ou tyran, ne peut asservir un peuple tout entier si celui-ci ne crée pas lui-même les conditions de son propre asservissement par une sorte d’imbrication pyramidale dans laquelle chacun à sa place respective trouve son intérêt personnel. L’usage, l’habitude, et le contrôle répressif, font le reste. Si en fin de compte il est possible que les hommes aient perdu leur liberté par la contrainte, il n’en reste pas moins étonnant qu’ils ne luttent pas pour regagner leur liberté. La raison en est que ceux qui n’ont jamais connu la liberté sont « accoutumés à la sujétion » et qu’ils ne songent pas à la remettre en cause :

« Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance ».

Or, ils sont bien dénaturés car la servitude est contraire à l’état de nature :

« Ce qu’il y a de clair et d’évident pour tous, et que personne ne saurait nier, c’est que la nature, premier agent de Dieu, […] nous a tous créés et coulés, en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. »

Il s’est produit à un moment de la durée historique, à la naissance de l’État, un accident existentiel tragique, une « malencontre » qui a fait perdre à l’homme  « la souvenance de son premier être, et le désir de le reprendre » et « substitué l’amour de la servitude au désir de liberté ».

« La première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude […], la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs et qu'ils sont élevés dans la servitude ».

Un pouvoir autoritaire vient ensuite consacrer cet état de fait en alliant répression (coercition, contrôle social, hiérarchisation...), persuasion (faux espoirs, cupidité, appâts du gain et du pouvoir, complicités...) et diversion (idéologies, passe-temps ludiques, religions, superstitions…), pour aboutir à la dépossession (renonciation, consentement...). Seul remède : « soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ». C’est le principe de la désobéissance civile avant la lettre repris à la Révolution par le célèbre avocat girondin Pierre-Victurnien Vergniaud : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux »

Ce court réquisitoire contre la tyrannie absolutiste rédigé par un tout jeune homme de seize ou dix-huit ans surprend par son érudition et sa profondeur. On a pu voir à juste titre en La Boétie un grand précurseur de la pensée libertaire, et par conséquent de tout ce qui pourrait concerner le progrès des libertés dans le monde. Mais même s’il fut plagié sous la Révolution par Marat sous le titre Les Chaînes de l’esclavage, et s’il est tentant d’appliquer, au-delà du servage européen, au cas des Noirs africains de la traite transatlantique et à leur exploitation dans le système plantationnaire antillais, ce modèle analytique socio-politique très en avance sur son temps, il est difficile d’en faire une manifestation précoce de l’anti-esclavagisme ou un appel à la résistance des esclaves telle qu’elle se manifesta par de nombreuses rébellions, mais aussi, au quotidien par la pratique généralisée de la résistance passive et de l’évitement (forme du marronage). Il serait beaucoup plus approprié d’en faire état pour ce mouvement de désobéissance civique que fut la lutte des Noirs américains pour leurs droits civiques, de la Louisiane à Rosa Parks et Martin Luther King. Quoi qu’il en soit, il reste, bien avant les discours des Lumières, et au-delà, jusqu’à nos jours, comme en témoignent plusieurs écrits qui y font encore référence, l’un des piliers fondamentaux de la réflexion sur la liberté et les moyens d’y parvenir, au premier rang desquels la non-violence4.

1 Michel de Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre 6, Des Coches, Ed., œuvres complètes, Le Seuil, 1978, p. 363-370.

2 Ibid., I, 30, De la modération, p. 96-97.

3 Ibid., I, 31, Des Cannibales, p. 98-102.

 4 Voir par exemple : Philippe Coutant, « L’idée libertaire et La Boétie »Libertaire.free.fr, 13 décembre 2000 ; Xavier Bekaert, « Anarchisme et non-violence : La servitude volontaire expliquée par La Boétie », Réfractions8,‎ 2002 ; Fabio Ciaramelli, « Crise de la démocratie, nature humaine et servitude volontaire », Réfractions,  12,‎ 2004...

 

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Arrivée de Turgot à Cayenne. L'identification des personnages.

7 Novembre 2020, 17:38pm

Publié par jdecauna

Le marquis de Turgot, gouverneur de Cayenne, reçoit les présents des Indiens, 1764 (c) Collection Chatillon, Musée d'Aquitaine et J. de Cauna. Détail du groupe central

Le marquis de Turgot, gouverneur de Cayenne, reçoit les présents des Indiens, 1764 (c) Collection Chatillon, Musée d'Aquitaine et J. de Cauna. Détail du groupe central

Les personnages centraux, de gauche à droite : au premier rang,  le doyen Jacques-François Artur, procureur général au Conseil Supérieur de Cayenne, en habit civil gris, canne et perruque ; au centre, le général comte Jean-Pierre-Antoine de Béhague de Sept-Fontaines, ancien gouverneur en exercice, en uniforme de Royal-Infanterie, habit et veste blanche à parements bleus, croix de Saint-Louis à ruban rouge, chapeau à galon doré et deux pompons blancs ; à sa gauche, en habit civil et chapeau rond bleu-gris, jabot et manchettes dentelés, épée au côté droit, croix blanche à ruban noir de l'Ordre de Malte, le nouveau gouverneur, le chevalier (et non "marquis") Etienne-François Turgot, brigadier du Roi, tendant la main droite vers les cadeaux.

Au second rang : en habit civil et chapeau marron, à demi caché, probablement l'Ordonnateur François-Louis Morisse, de la suite de Béhague ; au devant, tendant la main, en uniforme bleu de roi, chapeau à galon doré, probablement Jean-André Bonichon du Guers, commissaire des guerres, émule de Pasqually et Réau-Croix de l'Ordre des Chevaliers Elus-Coëns de l'Univers.

Au troisième rang : au fond, caché sauf la tête, même uniforme que Béhague et de sa suite, sans doute son jeune frère, le chevalier Eléonor-Thimoléon de Béhague d'Hartincourt ; devant lui, même uniforme blanc à parements bleux, plus jeune, Nicolas de Baudry, chevalier de Balzac, aide de camp de Turgot, comme lui chevalier de Malte, et aussi émule de Pasqually et Réau-Croix de l'Ordre des Chevaliers Elus-Coëns de l'Univers. De dos, en uniforme bleu et épée, sans doute Louis-Thomas Jacau de FIedmont, commandant l'artillerie, gouverneur par intérim puis en second. Enfin, isolé à droite, un officier d'ordonnance des troupes locales.

Ce ne sont là, bien sûr, mis à part les personnages les plus évidents, que des hypothèses, mais les plus crédibles. Ce qui est bien certain, voire indubitable, c'est qu'au moins deux hauts dignitaires de l'Ordre créé par Martinès de Pasqually, le chevalier de Balzac et du Guers, ne pouvaient qu'être présents dans ce groupe lors de cet événement, compte tenu de leur importance dans la colonie.

 

 

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Société Martinès de Pasqually. Le Bulletin 2020

6 Novembre 2020, 11:20am

Publié par jdecauna

Vient de paraître : Bulletin n° 30 - 2020, 150 p. Un riche sommaire
Vient de paraître : Bulletin n° 30 - 2020, 150 p. Un riche sommaire

Vient de paraître : Bulletin n° 30 - 2020, 150 p. Un riche sommaire

Le marquis de Turgot, gouverneur de Cayenne, reçoit les présents des Indiens, 1764 (c) Collection Chatillon, Musée d'Aquitaine

Le marquis de Turgot, gouverneur de Cayenne, reçoit les présents des Indiens, 1764 (c) Collection Chatillon, Musée d'Aquitaine

L'analyse des personnages centraux révèle la probable présence de deux membres de l'Ordre des Chevaliers maçons Elus Coëns de l'Univers, disciples de Pasqually : Baudry de Balzac et Bonichon du Guers (article de Jacques de Cauna, p. 74-86).

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