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Le blog de Jacques de Cauna Chaire d'Haïti à Bordeaux

Une saga gasconne : des vicomtes de Marsan aux barons de Cauna (part.1)

14 Décembre 2020, 14:43pm

Publié par jdecauna

Blason de Marsan de Cauna losangé d'or et de gueules et Armes d 'Arnaud de Cauna sous le porche de l'église de Cauna ancienne chapelle seigneuriale ca 1345
Blason de Marsan de Cauna losangé d'or et de gueules et Armes d 'Arnaud de Cauna sous le porche de l'église de Cauna ancienne chapelle seigneuriale ca 1345

Blason de Marsan de Cauna losangé d'or et de gueules et Armes d 'Arnaud de Cauna sous le porche de l'église de Cauna ancienne chapelle seigneuriale ca 1345

Article paru dans Baskulture. La lettre du Pays Basque, du Vendredi 11 décembre 2020. Hommage à Alexandre de La Cerda.

Petit village, grande histoire

 

Par leurs nombreuses alliances dans les principaux lignages du pays et leur prestigieuse origine dans les vicomtes de Marsan - eux-mêmes issus des ducs de Gascogne - les cadets de la maison de Marsan connus sous le nom de leur terre et forteresse de Cauna en Chalosse, sont représentatifs de ces familles de la plus ancienne noblesse chevaleresque étroitement mêlées à notre histoire régionale et nationale, à travers l’inébranlable fidélité aux rois-ducs de l’Aquitaine anglaise ou l’hécatombe des interminables guerres d’Italie, les ravages des guerres de religion et de la Fronde ou encore les exactions de la Terreur révolutionnaire...

Autour de sites et de noms de légende, Poyaler, Buglose, Poyloault, le Vic-Bilh, la forêt de Mauco, l’Adour, les Navailles, Lescun, Gabaston..., à la suite du premier d’entre eux, le chevalier troubadour Arnaut-Guilhem de Marsan, contemporain d’Aliénor d’Aquitaine, jusqu’aux derniers représentants du nom toujours obstinément accrochés à leur terre d’origine, l’évêque chevalier croisé Jean de Cauna, qui mourut en Palestine dans la suite de Richard Coeur-de-Lion, y côtoie l’abbé Bordes, héros de la résistance landaise, aussi bien que le célèbre La Hire, compagnon de Jeanne d’Arc, ou le gouverneur pour le roi d’Angleterre Louis de Cauna, qui reçoit Charles VII lors de la jornada de Tartas, le capitaine aventurier Peyrot de Monluc, mort au combat à Madère, la fille de la comtesse Marguerite de Cauna, Diane d’Andoins, la belle Corisande, égérie d’Henri IV, qui fut « presque reine », et ses illustres descendants, le galant duc de Lauzun, son arrière-petit-fils, qui épousa la Grande Mademoiselle, petite-fille d’Henri IV, les comtes de Gramont, bien connus dans la région, et jusqu’aux Grimaldi, princes souverains de Monaco…, lointains descendants actuels par l’alliance de Catherine-Charlotte de Gramont, arrière-petite-fille de Corisande, et de Louis de Grimaldi. Tout autant que le bien plus humble seigneur de Ladevie, Jean de Cauna qui s’honorait de ses fonctions bénévoles de syndic et marguillier de la confrérie de Saint-Martin, dite des laboureurs tarusates…

L’un de ses aïeux, Bernard de Cauna, capitaine du château de Pau pour le vicomte de Béarn Gaston IV son cousin, s’étant allié à la sœur de ce dernier, demoiselle de la maison souveraine de Foix-Béarn-Navarre, puis dans la maison royale d’Evreux de Navarre, il était, sans le savoir sans doute, cousin des rois de Navarre et de France, mais aussi de tout le Gotha couronné européen par sa nièce Anne de Cauna, ancêtre d’Eléonore Desmiers d’Olbreuse, mère de George de Brunswick devenu roi d’Angleterre et aïeule de la grand-mère de l’Europe, la reine Victoria, et par conséquent des rois d’Angleterre, d’Espagne, de Prusse, de Grèce, de Belgique, des Pays-Bas, de Suède, de Norvège, du Portugal, de Roumanie, de Bulgarie, de Danemark, du Grand-Duc de Luxembourg et du tsar de Russie… quand l’Europe couronnée était une seule et même famille1.

Un lointain descendant des premiers vicomtes de Marsan, un certain Henri, appelé aux plus hautes destinées eut un jour ce mot inoubliable : « Paris vaut bien une messe ». Ce millénaire d’histoire familiale gasconne mérite, lui, le détour, comme l’annonce la jaquette de présentation de l’ouvrage qui le relate dans tous ses détails qualifié d’« ouvrage de référence sur cette maison mais aussi sur l'Histoire des Landes et des familles landaises, notamment au Moyen Age »2.

 

Losangé d'or et de gueules : la maison gasconne de Marsan de Cauna

D'après les manuscrits d'Auch et de la Bibliothèque nationale, la paroisse de Cauna, en Chalosse, sénéchaussée de St-Sever (40), en latin Calnarium, a donné son nom à la famille qui portait le nom de Marsan, le tenant de ses auteurs les vicomtes de Marsan, descendants des ducs de Gascogne et souverains de la contrée où se trouvent les villes de Mont-de-Marsan, Roquefort-de-Marsan, St-Justin, Villeneuve-de-Marsan, Grenade et Cazères, et plus tard comtes de Bigorre et vicomtes de Louvigny (voir Marca, Oïhenard, et la Dissertation sur la maison de Foix, 1757, et Lachesnaye des Bois). Le premier porteur du nom de Cauna à apparaître dans un écrit médiéval est Achelinus-Attilius de Calnario, signataire avec bon nombre de ses parents de la charte de refondation de l’abbaye de Saint-Sever en 988 par son cousin le duc de Gascogne Guillaume-Sanche, le vainqueur des Vikings à Taller.

La baronnie de Cauna comprenait haute, moyenne et basse justice, et ses seigneurs étendirent successivement leur suzeraineté dans les Landes sur Cauna, Aurice, Mauco, Mugron, Lorquen, Poyaler, Saint-Aubin, Toulouzette, Miramont, Poy, Patin, Montaut, Poyloault, Magescq, Herm, Gourbera, Lahontan, Tilh, Misson, Caupenne..., etc. (extrait de l'Armorial des Landes, Cauna, 1865), et en Béarn, sur Abère, Escoubès, Meillon, Angos, Boeil, Assat, Astis, Aressy, Nargassie, Espoey, Horgues, Dorro, Bougarber, Cassaber…, etc (voir l’Armorial de Béarn, de Dufau de Maluquer, 1893).

L’histoire de la Maison de Cauna, l’une des plus anciennes et puissantes de Gascogne, d’extraction noble immémoriale, remonte au haut Moyen Âge. Déjà, en 1147, avant même la généralisation des armoiries, on croit pouvoir reconnaître leur blason losangé d’or et de gueules sur la monture d’un chevalier – qui pourrait être le troubadour Arnaut-Guilhem – dans une fresque de l’ancienne forteresse de Calatrava représentant le grand combat des chevaliers de cet Ordre contre les Sarrazins dans la province espagnole de Castilla-La Mancha, à la frontière avec l’Islam. Les mêmes armoiries sont encore visibles aujourd’hui, gravées dans la pierre, sur la porte de la modeste église du bourg de Cauna, ancienne chapelle seigneuriale du château, dont le donjon, réduit du tiers de sa hauteur après la Fronde, est le dernier vestige de la forteresse protégeant le gué sur l’Adour menant à Saint-Sever Cap-de-Gascogne, ancienne capitale provinciale romaine où la cour de Gascogne siégeait au palais des gouverneurs, le Palestrion. Ces armes, qui étaient également gravées dans la pierre au fronton de l’église du couvent des Jacobins avec la mention Cauna Fundator, sont aujourd’hui cachées sous l’enduit. Mais on les trouve encore en de nombreux endroits, sur la voûte de l’église de Roquefort et la muraille d’une tour de l’ancien château, sur celle de la crypte de Sainte-Quitterie du Mas d’Aire-sur-l’Adour, dans la fresque murale des blasons des évêques à la cathédrale de Dax, sur une autre (fresque votive de Poyloault) de l’église de Saint-Martin-de-Hinx, dans les blasons des villes de Tardets, de Magescq, de de Labastide-Clairence, et jusqu’à Lestiac-sur-Garonne...3

Quelques personnalités familiales, devenues personnages historiques, ont laissé plus que d’autres leur empreinte dans le récit des événements auxquels leur nom s’est attaché. L’un des premiers parmi les plus remarquables, Arnaut-Guilhem Ier, seigneur de Marsan, de Roquefort, de Montgaillard, de Cauna, de Saint-Loubouer..., et autres terres, était cousin du fondateur de Mont-de-Marsan, Pierre de Marsan, fils de Lobaner, devenu comte de Bigorre par son mariage avec Béatrix. Il était surtout un troubadour de renom, auteur de l’Ensenhamen, guide des jeunes chevaliers, très apprécié de notre duchesse Aliénor d’Aquitaine qui avait tenu à ce qu’il l’accompagne à la cour d’Espagne en 1170 pour le mariage de sa fille, une autre Aliénor ou Léonor, avec Alfonse de Castille, fils d’Alfonse VII, le vainqueur des Musulmans à Calatrava. Il était aussi très proche de Richard, futur Cœur-de-Lion, fils de la duchesse Aliénor, qu’il accompagna au siège de Dax contre son propre cousin par alliance Centulle de Bigorre allié à Pierre II de Dax, son gendre. Il était aussi cousin des Moncade, vicomtes de Béarn et de Gabarret, et des comtes de Comminges. Signataire de chartes de donation à Bayonne, aux abbaye de la Sauve et de Saint-Sever, il apparaît finalement comme l’aïeul fondateur des trois branches de la maison de Marsan : celle, aînée, des co-seigneurs de Marsan, seigneurs de Roquefort et de Montgaillard, éteinte en la maison de Pons, celle des seigneurs de Cauna, en Chalosse, subsistante en cadets du nom, et celle des seigneurs de Tardets et d’Ahaxe, en Soule, fondue dans la grande maison basque de Luxe puis de Montmorency-Bouteville et de Trois-Villes (le Tréville des mousquetaires)... ce qui donne des postérités à la fois charentaises, landaises, béarnaises et basques…

 

La fidélité aux rois-ducs anglais d’Aquitaine

Des dix générations constituant une longue théorie d’hommes de guerre au service des Anglais, héritiers par les ducs d’Aquitaine et Aliénor de leurs lointains ancêtres ducs de Gascogne, l’histoire a retenu ensuite la participation de plusieurs seigneurs de cette maison de Cauna, porteurs pour la plupart du prénom lignager d’Arnaud, dans les multiples chevauchées de ce qu’on appelle à tort la Guerre de Cent Ans qui dura en fait trois siècles dans notre région, mais aussi au pays de Galles et dans la guerre contre les Ecossais. C’est ainsi qu’un vicomte de Cauna (Guillaume de Marsan) est signalé en 1214 à la bataille de Bouvines, suivi d’un Arnaud de Cauna et Miramont, présent dans les années 1240-1250 à la défaite de Taillebourg puis à Bayonne et en Angleterre dans l’ost du roi-duc, lui-même suivi de son fils, autre Arnaud, fondateur du couvent de Saint-Sever, qui combat en Galles et en Béarn entre 1273 et 1283. Le suivant, Arnaud III, participe avec son frère Raymond à la guerre de Guyenne où on les trouve au siège de Saint-Sever et à la déroute de la bastide de Bonnegarde en 1295 et 1297 avant qu’il n’entrent en guerre privée contre leur voisin Bertand de La Mothe et Auger de Poudenx en 1312. Il était à la défaite de Bannockburn en 1314 en Ecosse et mourut de ses blessures peu après.

Arnaud IV de Cauna, époux d’Esclarmonde de Caupenne, reçut lui aussi plusieurs lettres de remerciements et donations de terres du Roi-duc pour ses bons services dans les guerres d’Ecosse, d’Aquitaine, d’Armagnac, et à Crécy et mourut de la grande peste en 1348. Son fils, le baron Arnaud V, accompagna le Prince Noir dans ses chevauchées et fut du contingent gascon qui se saisit à Poitiers en 1356 de la personne du roi Jean Le Bon avant d’être fait sénéchal de Marsan, mais il fut aussi des Gascons battus à Launac en 1362 et mis à rançon par Fébus. Son fils Robert dut alors épouser une béarnaise de la maison d’Espalungue en Ossau après avoir attendu longtemps que Febus lui rende ses biens et le château. Le sire de Cauna prit place alors au 2e rang des grands barons de Béarn et Marsan et participa aux sièges de Barcelonne-du-Gers et de Cazères qu’il défendit, Sault-de-Navailles, Saint-Sever, ett aux combats de la Chalosse, du Tursan et du Gabardan avec ses parents proches de Marsan, de Caupenne, de Lescun, de Béarn-Saint-Maurice, de Doazit... Son aîné, Jean de Cauna, prieur conventuel de Nerbis dont il avait bâti l’église, releva de ses ruines en 1430 la grande abbaye bénédictine de Saint-Sever dont il fut le 30e et dernier abbé régulier.

Le cadet et héritier, Louis de Cauna, « moult noble et puissant seigneur de la Chalosse » s’allia à une demoiselle de la puissante maison des Castelnau-Tursan, descendante des vicomtes de Tursan, et se mit à la tête des seigneurs locaux pour défendre la Chalosse jusqu’au bout contre les ravages des routiers au service du sire Albret pour les Français avant de remettre en 1442, au terme d’un gentlemen’s agreement honorable, les clés de la ville de Tartas, dont il était gouverneur « anglais » pour le roi-duc, au roi Charles VII en personne qui vint ensuite dîner et coucher au château de Cauna avec son fils, le dauphin futur Louis XI et ses principaux lieutenants dont le fameux Lahire son parent. Après trois siècles de fidélité aux Plantagenêts, Louis de Cauna jura de devenir « dorénavant français lui et toute sa descendance ». Cette fameuse jornada de Tartas, marqua la fin de la guerre en Gascogne dont tous les seigneurs se réunirent à Saint-Loubouer pour y tenir leurs Etats. On y procéda au mariage de Bernard de Cauna, capitaine du château de Pau, avec Isabel de Béarn, sœur naturelle du vicomte Gaston de Foix-Béarn, pour assurer définitivement la paix dans la région. Devenu veuf, il se remaria dans une autre maison souveraine, avec Jeanne de Beaumont-Lérin-Navarre, du sang royal de France de la dynastie d’Evreux-Navarre.

 

1 Jacques de Cauna, L’aïeule landaise de l’Europe, Pierre Benoit, Kœnigsmark et Anne de Cauna, Bulletin du Centre Généalogique des Landes, n° 103-104, 3e et 4e trim. 2012, p. 1352-1363.

2 Extrait de la jaquette de présentation de l’ouvrage de Jacques de Cauna, Cadets de Gascogne. La Maison de Marsan de Cauna, Pau, Ed. Princi Negue, 200-2004, 4 vol.

3 Voir Jacques de Cauna, L’Ensenhamen ou Code du parfait chevalier du troubadour gascon Arnaut-Guilhem de Marsan, avec Gérard Gouiran (transcription du texte), Pau, Editions Pyrémonde, 2007, 106 p.

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Un nouveau portrait d'Isaac Louverture à Bordeaux

23 Novembre 2020, 11:31am

Publié par jdecauna

Isaac Louverture à Bordeaux vers 1840 et plus jeune vers 1802 (coll. J. Sargos et S. Vincent (c) J. de Cauna)
Isaac Louverture à Bordeaux vers 1840 et plus jeune vers 1802 (coll. J. Sargos et S. Vincent (c) J. de Cauna)

Isaac Louverture à Bordeaux vers 1840 et plus jeune vers 1802 (coll. J. Sargos et S. Vincent (c) J. de Cauna)

Un nouveau portrait d’Isaac Louverture à Bordeaux

La recherche iconographique sur la famille Toussaint Louverture progresse à nouveau. Une autre étape est franchie, et il n’est pas surprenant que ce soit à Bordeaux, où l’on vient de nous communiquer un beau tableau d’un Noir inconnu pour une identification qui en fin de compte nous ramène vers l’un des fils de Toussaint, Isaac. Il s’agit d’une huile sur papier, ce qui « est le signe d’un portrait peint sur le vif, avec spontanéité, moins solennel et moins apprêté qu’une effigie sur toile mûrement travaillée en atelier. On en a la confirmation dans la vivacité et la puissance expressive de l’œuvre, exécutée d’un pinceau sûr et rapide »1

Ainsi, après la découverte en 1989, à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution, du vrai visage de Toussaint Louverture dans un portrait en pied du graveur parisien Baquoy, une gravure au fusain retrouvée dans les combles de la résidence de l’ambassadeur de France en Haïti à Port-au-Prince, ancienne demeure du président Lescot, puis la révélation en 2013, dans la région d’Agen, d’un nouveau portrait de son fils Placide en accord avec l’identification rectificative des médaillons d’origine familiale du Musée National d’Haïti opérée par nos soins en 2003, nous voici subitement mis en présence à Bordeaux en 2020 d’un portrait de Noir non identifié qui, à l’analyse, s’avère bien – sans grand risque d’erreur tant un certain nombre d’éléments concordent – être celui du fils cadet de Toussaint, Isaac Louverture.

Les premiers éléments à prendre en compte sont évidemment les éventuelles ressemblances physiques avec d’autres représentations du personnage, une fois éliminées en préalable toutes les interprétations d’artistes plus ou moins fantaisistes. Il en est ainsi de l’ensemble des estampes et gravures réalisées au 19e siècle qui n’offrent rien de crédible. A titre d’exemples, la série bien connue des lithographies de Villain, gravures en noir et blanc dans l’esprit romantique des Scènes de la vie de Toussaint aux armes de la république d’Haïti (1822), et notamment celle qui représente sa séparation de ses deux fils, de son épouse et de leur précepteur l’abbé Coisnon à l’arrivée de l’expédition Leclerc en janvier 1802, reprise sous une autre forme mais dans le même esprit dans une autre gravure de la collection Chatillon au Musée d’Aquitaine intitulée Toussaint Louverture à Saint-Domingue sur laquelle les enfants paraissent plus âgés, de manière d’ailleurs plus conforme à la chronologie (Placide avait alors 21 ans et Isaac 17)2. Reprise également à loisir par la quasi totalité des peintres de l’école historique haïtienne actuelle, avec les traditionnelles légendes glorificatrices d’accompagnement et allant même parfois jusqu’à ajouter la présence du troisième fils mort jeune à Agen, Saint-Jean Louverture en rebaptisant la scène « Toussaint Louverture arraché à sa famille ».

Restent alors comme seules références crédibles pour une étude comparative deux portraits d’époque ayant transité par l’ancien Musée National d’Haïti, aujourd’hui Musée du Panthéon National Haïtien, en provenance du fonds Gragnon-Lacoste, consul d’Haïti à Bordeaux et exécuteur testamentaire d’Isaac, acquis et donnés au musée par le Président Sténio Vincent dans les années 40 (fondation Sténio Vincent). L’un est un tableau en buste d’Isaac dans sa maturité, encore relativement jeune, dont on ne connaît plus aujourd’hui que des photographies en noir et blanc difficilement exploitables par leur mauvaise qualité reproduites dans un ouvrage du général Nemours en 1941 et sur lesquelles il est difficile de travailler correctement. Tout ce qu’on peut en dire, c’est que rien dans le visage ne vient contredire fermement ce qui va suivre. On y retrouve le même allongement triangulaire du menton et le front haut prématurément dégarni pendant que la chevelure s’épaissit sur les côtés, le long nez droit sans épatement, les mêmes lèvres, yeux et sourcils. Seul détail manquant : la boucle d’oreille, que l’on retrouve en revanche dans un portrait qui n’est pas sans rappeler celui-ci dans la pose, manifestement étudiée avec son appui du bras droit sur un piédestal, la main gauche tenant un chapeau, dans son orientation exactement identique de semi-profil droit, dans l’habillement même avec le gilet, le pantalon et la lavallière blancs…, le portrait officiel par Girodet du grand ami de son frère Placide, Jean-Baptiste Mars-Belley, en député de la République. Ce sont deux portraits d’hommes mûrs, dans la quarantaine, à vocation officielle de mise en valeur politique d’hommes noirs voués à marquer l’histoire, ce qui explique, naturellement, au-delà d’un certain apprêt, sinon affectation, dans la pose aristocratique quelque peu nonchalante, l’impression de noblesse qui se dégage de la prestance des personnages.

1 Huile sur papier non signée, 46 x 38 cm, montée d’origine sur un carton ancien avec étiquette du doreur-miroitier : Alexis Vitry, 16, rue de la Madeleine à Paris. Cette rue ayant été rebaptisée rue Pasquier en 1863, nous avons là un terminus ante quem de la peinture. Je remercie Monsieur Jacques Sargos, historien de l’art, pour ces aimables communications.

2 Voir Jacques de Cauna, Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti, Paris, Karthala-SFHOM, 2004 (cahier central d’illustrations).

Isaac Louverture jeune et médaillons familiaux, fondation Stenio Vincent, Musée National d'Haïti (c) J. de Cauna, 2003.
Isaac Louverture jeune et médaillons familiaux, fondation Stenio Vincent, Musée National d'Haïti (c) J. de Cauna, 2003.

Isaac Louverture jeune et médaillons familiaux, fondation Stenio Vincent, Musée National d'Haïti (c) J. de Cauna, 2003.

L’autre représentation, plus modeste et originale, est apparemment plutôt à usage domestique. C’est l’un de ces portraits en médaillons de couleur, miniatures d’origine familiale nous est-il dit, issus du même fonds ancien de la fondation Sténio Vincent, représentant un jeune homme noir d’une quinzaine à une vingtaine d’années au maximum, retrouvé récemment et d’abord faussement identifié au musée national comme représentant le général Moïse, neveu de Toussaint, jusqu’à ce que nous rectifiions en 2003 cette erreur. On l’a ajouté aux trois médaillons disposés originellement en triangle et entourés d’un collier de perles sur un écrin de velours noir. Sur l’écrin noir du même type, hors les perles, où ils sont actuellement présentés, il s’agit bien en effet d’Isaac dans le premier médaillon en haut à gauche ; le second, à droite est celui de Placide que l’on reconnaît facilement dans la mesure où il était de nuance plus claire, se qualifiant lui-même sur un acte officiel de « Griffe », c’est-à-dire issu d’un Mulâtre et d’une Noire (ou l’inverse). Le troisième médaillon, au centre, est bien un profil de Toussaint Louverture en uniforme de général comme nous l’avons identifié, contrairement au musée national qui l’avait enregistré comme Placide. Le quatrième enfin, montrant une jeune femme blanche aux cheveux bruns bouclés, est bien le portrait de Joséphine de Lacaze de Courrent du Parc, la jeune épouse de Placide (elle avait 19 ans de moins que lui, 21 ans au mariage), et non celui de Louise Chancy, épouse d’Isaac qui avait alors 30 ans, les cheveux lisses et étaient manifestement « de couleur ». Il y a un déséquilibre dans le vide en bas à droite qui aurait pu être comblé par un médaillon représentant cette dernière mais son portrait n’a jamais existé qu’en tableau en pied et non en miniature. L’explication est plus simple. La présentation originale des médaillons, photographiée par Nemours à l’ancien Musée National montre qu’ils n’étaient à l’origine qu’au nombre de trois (le couple Placide-Joséphine au bas, et au-dessus Toussaint), ce qui correspond à l’indication donnée de « bijoux ayant appartenu à la famille de Lacaze » (postérieurement donc au mariage de Placide en 1821).

Le médaillon représentant Isaac jeune aura donc été rajouté par la suite et paraît d’une facture plus fruste que les trois autres. Isaac paraît là âgé de 20 ans tout au plus, moins sans doute, alors que le portrait d’un Noir inconnu qui nous intéresse offre à la vue un homme d’une bonne cinquantaine d’années dont la belle prestance évoque immédiatement un personnage d’importance. On y retrouve, dans la même orientation exacte que sur le médaillon mais sans la pose apprêtée du tableau officiel, les mêmes grands yeux noirs en amande au regard perçant, les mêmes sourcils épais bien dessinés, à peine un peu plus broussailleux avec l’âge, le même ovale du visage s’affinant en un triangle très net vers le menton, les mêmes lèvres épaisses bien dessinées, la même boucle d’oreille, simple créole d’or réduite à un court anneau, à l’oreille droite, la même implantation capillaire touffue gonflant sur les côtés et dégarnissant le front avec l’âge à l’image du père dans le portrait de Baquoy. Le nez, long et non épaté, légèrement busqué avec l’âge, n’est pas celui d’un Noir et européanise le visage, comme d’ailleurs la finesse générale des traits qui pourrait faire penser à un mulâtre au teint sombre. Ce teint est d’ailleurs plus clair sur le tableau, ce qui ne doit pas nous étonner après un séjour d’une trentaine d’années ou plus en France. On remarque de la même manière cette européanisation du visage, voulue ou réelle, sur certains portraits du père, notamment l’un des plus crédibles, le Toussaint dit de Montfayon. Et de fait, on ne peut nier là une certaine ressemblance générale, comme on l’a vu notamment pour les cheveux.

En dehors de ces éléments de comparaisons physiques et de contextualisation chronologique, il est enfin un critère méthodologique qu’on ne peut exclure : une recherche approfondie dans le corpus de documents iconographique disponibles, et notamment les fonds haïtiens Frantz Voltaire, Peter Frisch, Elie Lescot, Patrick Vilaire, Jacques de Cauna…, n’a pas permis d’envisager la moindre apparence, même lointaine, de ressemblance avec l’un des documents conservés. On a donc procédé par élimination dans un premier temps et confirmé l’hypothèse dans un second.

Un dernier point restant à confirmer pourrait s’avérer encore plus décisif. On sait qu’Isaac n’a connu que trois résidences en France après son retour en 1802 : Bayonne où il fut transféré depuis Brest sur la corvette La Naïade avec toute la famille, Agen où il resta 13 ans et Bordeaux où il passa 38 ans. Il n’est jamais revenu à Paris où il avait quitté ses études à l’Institut des Colonies en 1802 pour rejoindre son père à Saint-Domingue avec l’expédition Leclerc à l’instigation de Bonaparte. Il n’avait alors que 17 ans, une trentaine au départ d’Agen. Il faudrait donc que le tableau ait été fait à Bordeaux, dans les années 1840, pour que l’âge apparent (la soixantaine ?) corresponde.

Compte tenu de sa remarquable facture, l’éventail des auteurs potentiels se réduit considérablement, mais la consultation de M. Jacques Sargos, propriétaire du tableau et spécialiste reconnu en histoire de l’art, nous amène, parmi les quelques rares noms possibles à Bordeaux qu’il entrevoit, à privilégier la piste qui mène à Oscar Gué, peintre d’histoire et conservateur du Musée de Bordeaux, fils d’un Dominguois de naissance et élève de Jean Alaux (dont il peignit le portrait de l’épouse), frère de Jean-Paul Alaux qui avait épousé Eugénie-Marie-Anne Gué, dite Jenny, fille de Jean-Baptiste Gué, le grand voyer du Cap Jean-Baptiste Gué, dont Oscar Gué était le petit-fils. La dramatique histoire de ce colon du Cap-Français, qui est celle des malheurs des colons de Saint-Domingue à l’époque de la Révolution, a été rapportée par un autre Jean-Paul Alaux, dit Gentil, son descendant, lui aussi artiste peintre et professeur de dessin au Lycée Royal de Bordeaux, dans le célèbre Ulysse aux Antilles illustré par Gustave Alaux, peintre de la Marine. Qui mieux qu’Oscar Gué aurait pu dès lors à Bordeaux s’intéresser à un personnage comme le fils du Grand Précurseur de l’indépendance d’Haïti, Toussaint Louverture ? L’hypothèse est bien séduisante et l’œuvre a pu circuler avant d’être encadrée à Paris où elle aurait été amenée pour une circonstance particulière peut être liée à l’abolition de 1848.

On ne peut écarter totalement l’hypothèse d’un peintre parisien dans la mesure où l’apparition puis la finalisation en juillet 1853 de la liaison ferroviaire Bordeaux-Orléans-Paris bouleversa les déplacements en raccourcissant considérablement en temps les distances. Mais, outre qu’il était déjà un peu tard pour Isaac Louverture, décédé en 1854, nous n’avons aucune trace de sa venue à Paris et l’on imagine mal que le grand abolitionniste Victor Schoelcher, par exemple, ait pu passer sous silence dans sa monumentale Vie de Toussaint Louverture, publiée longtemps après ces événements, en 1889, une éventuelle rencontre avec le fils du héros noir s’il était venu à Paris. Au contraire, toutes les relations d’Isaac avec les auteurs ayant évoqué son père ou la cause des Noirs (il écrivit notamment à Lamartine après la sortie en 1850 de son poème dramatique Toussaint Louverture pour se plaindre de certaines libertés prises avec la réalité selon lui) se sont faites uniquement par la voie épistolaire.

Quoi qu’il en soit, ce tableau ne peut qu’intéresser plus particulièrement au premier chef la ville de Bordeaux depuis qu’une plaque a été apposée à notre initiative par monsieur le Maire Alain Juppé en 2003, pour l’anniversaire de la mort de Toussaint, sur la façade de la maison où Isaac résida avec son épouse et leur servante Justine, au 44 rue Fondaudège, comme en atteste un passeport délivré par la Mairie de Bordeaux à Mme Isaac Louverture le 7 Novembre 1829. Isaac est en effet le seul membre de la famille Louverture, avec son épouse et cousine germaine Louise, dite Coco, Chancy, a avoir résidé à Bordeaux, et ce, longuement puisqu’il y vécut trente-huit ans à partir de 1816 avant de décéder le 27 septembre 1854, âgé de 70 ans, rue Neuve de l’Intendance, aujourd’hui rue Guillaume Brochon, au n° 8, quartier de Puy-Paulin, comme en atteste un acte de succession du 10 octobre 1871 après le décès de sa veuve, « la dame Louise Chancy, veuve de monsieur Isaac Louverture, en son vivant rentier ». Il fut d’ailleurs inhumé au cimetière de la Chartreuse, où sa veuve le rejoignit dix-sept ans plus tard le 21 juillet 1871 dans le caveau familial de la grande famille de Mondenard de Roquelaure, apparentée à son exécuteur testamentaire et homme de confiance, l’avocat et consul d’Haïti à Bordeaux Prosper Gragnon-Lacoste.

Isaac, né en 1784, était arrivé à Bordeaux à la fin de l’année 1816 comme en témoigne une supplique du 31 janvier 1817 adressée au Roi dans laquelle il se plaint du mauvais accueil et traitement que lui a réservé un commissaire de la Marine subsistant de l’ancienne administration bonapartiste, un certain Bergevin. Après avoir logé provisoirement chez une dame Montaut, rue du Réservoir, il établit sa résidence dans une maison du 44 rue Fondaudège qui était à deux pas de l’hôtel de la Marine où il touchait régulièrement « une pension assez considérable de cinq mille francs » que lui avait accordé la bonté de Sa Majesté. En reconnaissance en quelque sorte des services rendus par son père, premier général noir français, gouverneur de Saint-Domingue, et surtout irréductible opposant à l’ogre bonapartiste honni des royalistes. « Mais – nous dit le général Nemours – ses revenus ne suffisaient pas à ses nombreuses aumônes ; sa maison était la maison des pauvres, et la misère, qui en connaissait le chemin, frappait sans cesse à la porte du noir bienfaisant ». Il paraît d’ailleurs parfaitement intégré selon une lettre du Maire de la ville au Préfet du 5 avril 1824 à la suite des troubles survenus à la Martinique. Il est qualifié de « Monsieur Toussaint Louverture, fils du Général, à Bordeaux depuis vingt ans avec sa famille et deux neveux adultes », vivant uniquement « des subsides du gouvernement, « sa conduite est régulière, religieuse même » et « son opinion politique nulle ». Il « n’entretient aucune relation qui puisse donner de l’ombrage au gouvernement ». Et pour cause, il était ouvertement royaliste.

Il avait vécu auparavant treize ans à Agen où son frère Placide avait rejoint la famille qui y avait été transférée en septembre 1803 six mois après la mort de Toussaint dans sa cellule du fort de Joux. Ils venaient de Bayonne où ils étaient arrivés le 3 septembre 1802, à l’exception de Placide qui avait été interné à Belle-Isle-en-Mer en raison de sa participation active comme officier de son père à sa révolte contre l’expédition Leclerc. Bonaparte craignait fort leur retour et leur popularité à Saint-Domingue dont Isaac espéra longtemps, après la Restauration et avant l’octroi de l’indépendance en 1825, obtenir la vice-royauté et où son épouse tenta pendant deux ans de reprendre en main les nombreuses propriétés héritées de Toussaint Louverture. Royaliste dans l’âme comme son père et son frère, il se considérait comme l’héritier naturel de la première noblesse haïtienne, avant celles instaurées par le roi Christophe et l’empereur Soulouque, une noblesse créée par la valeur militaire personnifiée par son père. On peut penser que cette noble ambition et la forte conscience de sa position dans l’histoire transparaissent dans la prestance du personnage représenté sur le tableau qui n’est manifestement pas celui d’un noir quelconque. Ses funérailles célébrées en l’église Notre-Dame de Bordeaux furent toutefois fort modestes, son corps conduit dans un simple corbillard, le corbillard des pauvres, en présence de quelques rares amis, comme en témoigne le journal de Bordeaux, le Courrier de la Gironde du 29 Septembre 1854.

 

Bibliographie sommaire :

Cauna, Jacques de, « Du nouveau sur Placide Louverture en Agenais », Revue de l’Agenais, année 2014, tome CXLI, vol. 2, p. 229-240.

Cauna, Jacques de, Toussaint Louverture. Le Grand précurseur, Bordeaux, Ed. Sud-ouest, 2012.

Cauna, Jacques de, « Noirs et gens de couleur à Bordeaux et en Aquitaine aux 18e et 19e siècles : statuts, conditions, destinées et postérités », Les Cahiers de l’Estuaire n° 9, 2009, p. 47-70.

Cauna, Jacques de, Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti, Paris, Karthala-SFHOM, 2004.

Nemours, Général Auguste-Alfred, Histoire de la famille et de la descendance de Toussaint Louverture, Port-au-Prince (Haïti), 1941.

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Montaigne et La Boétie, colonialisme et liberté chez deux précurseurs aquitains

14 Novembre 2020, 16:58pm

Publié par jdecauna

Montaigne et La Boétie, colonialisme et liberté chez deux précurseurs aquitainsMontaigne et La Boétie, colonialisme et liberté chez deux précurseurs aquitains

Frères de coeur en liberté

Déjà, dès les premières années de ce qu’il est convenu d’appeler la Renaissance (dont la Réforme sera part essentielle), le développement des expéditions maritimes de conquêtes initiées par les Ibériques, Portugais et Espagnols, bientôt suivis par les autres puissances européennes, donnaient à la traite et à l’esclavage une autre dimension, transatlantique, d’autres acteurs et d’autres cibles, Amérindiens et Noirs africains, le motif premier n’étant plus la religion mais bien l’exploitation, au besoin par la déportation, de populations mises en esclavage pour la mise en valeur économique des nouvelles colonies américaines.

On ne reviendra pas sur la fameuse Controverse de Valladolid illustrée par les arguments de Las Casas qui en font à la fois le sauveur des Indiens et le bourreau des Noirs appelés à les remplacer. Le fait de savoir si les uns ou les autres ont une âme devient vite secondaire face à l’exigence économique. En même temps que la question de l’esclavage prend une autre dimension spatiale, c’est davantage sur son corollaire qu’est la question coloniale, voire pour certains sur la question politique de l’exercice du pouvoir et celle plus philosophique de la nature humaine que vont se focaliser les réflexions des penseurs humanistes de l’époque.

On peut ainsi saluer la méritoire lucidité et même la modernité de Montaigne, qu’on pourrait qualifier avant l’heure d’anti-colonialiste, dans le fameux chapitre des Essais intitulé « Des coches », lorsqu’il s’indigne de la dévastation par les conquérants européens d’un « monde enfant » qu’il idéalise quelque peu, sans devoir obligatoirement voir pour cela en lui un anti-esclavagiste avant la lettre :

« Qui mit jamais à tel prix le service de la mercadence [du commerce] et du trafic ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! mécaniques victoires. Jamais l'ambition, jamais les inimitiés publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à si horribles hostilités et calamités si misérables ».

Surtout lorsqu’il ajoute :

« Que n’est tombée sous Alexandre ou sous ces anciens Grecs ou Romains une aussi noble conquête, et une si grande mutation et altération de tant d’empires et de peuples, sous des mains qui eussent doucement poli et défriché ce qu’il y avait de sauvage, et eussent conforté et promu les bonnes semences que nature y avait produites, mêlant non seulement à la culture des terres et ornement des villes les arts de deça, en tant qu’il y eussent été nécessaires, mais aussi mêlant les vertus grecques et romaines aux originelles du pays ».

On est en droit de s’étonner aujourd’hui de la référence à ces civilisations antiques qui, elles-mêmes, loin de vouloir détruire l’esclavage, le pratiquaient à grande échelle. Mais, ce que veut dénoncer d’abord Montaigne dans ce chapitre – et il fut l’un des rares à le faire avec Jean Bodin et Juste Lipse – ce n’est pas l’esclavage mais les crimes, et accessoirement l’absurdité – de la conquête espagnole au point que « plusieurs des chefs ont été punis à mort, sur les lieux de leur conquête, par ordonnance des Rois de Castille, justement offensés de l’horreur de leurs déportements » :

« ils mirent brûler pour un coup, en même feu, quatre cent soixante hommes tout vifs […] une boucherie, comme sur des bêtes sauvages, universelle, autant que le fer et le feu y ont pu atteindre, n’en ayant conservé par leur dessein qu’autant qu’ils en ont voulu faire de misérables esclaves [souligné par nous] pour l’ouvrage et service de leurs minières »1.

C’est dans ce chapitre, le seul endroit où le terme « esclaves » apparaît. Et la lecture du chapitre De la Modération ne vient pas plaider en la faveur de « l’usage », commun d’ailleurs à toutes les religions, du « massacre et de l’homicide » par les naturels de « ces nouvelles terres découvertes en notre âge, pures et encore vierges aux yeux des nôtres » : « toutes leurs idoles s’abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d’horribles cruautés ». N’ont-ils pas sacrifié « cinquante hommes tout à la fois » dans tel bourg pour célébrer l’arrivée de Cortez, et dans tel autre les messagers ne l’ont-ils pas accueillis par ces mots et présents : « Seigneur, voilà cinq esclaves [souligné par nous] ; si tu es un dieu fier qui te paisses de chair et de sang, mange-les et nous t’en aimerons davantage » 2?

C’est tout l’objet du fameux chapitre chapitre « Des cannibales », inspiré par la présence à ses côtés d’« un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a été découvert en notre siècle, en l’endroit où Villegagnon prit terre, qu’il surnomma la France antarctique » [la baie de Guanabara, aujourd’hui Rio de Janeiro, au Brésil], chapitre dans lequel il est inutile de chercher une remise en cause de l’esclavage alors qu’il s’agit simplement de prôner la reconnaissance et le respect de l’altérité en termes de philosophie générale, c’est-à-dire tout simplement la tolérance. Ainsi, ajoute-il, en réponse à l’étonnement des trois « cannibales » présentés au Roi Charles IX à Rouen de voir « tant de grands hommes portant barbe, forts et armés » se soumettre à obéir à un enfant, et d’autres « pleins et gorgés de toutes sortes de commodités » pendant que « leurs « moitiés [semblables] étaient mendiants à leurs portes » :

« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage ».

Quant à l’accusation d’anthropophagie, nos ancêtres assiégés par César en Alésia, ne l’avaient-ils pas pratiquée en mangeant les cors des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat », à l’image d’ailleurs des Vascons comme le rappelle Juvénal cité en latin : « On dit que les Gascons, affamés, prolongèrent leur vie en usant de tels aliments » ?3

Pour être tout à fait complet sur ce point, il est juste de noter que ce que Montaigne admire le plus chez ces « sauvages », c’est leur « ardeur indomptable […] pour la défense de leurs dieux et de leur liberté ; cette généreuse obstination de souffrir toutes extrémités et difficultés, et la mort, plus volontiers que de se soumettre à la domination de ceux de qui ils ont été si honteusement abusés, choisissant plutôt de se laisser défaillir par faim et par jeûne, étant pris, que d’accepter le vivre des mains de leurs ennemis si vilement victorieuses ».

 

Ces lignes glorifiant la résistance personnelle et collective à l’oppression (ce qu’il nomme « la domination ») rappellent davantage, plus qu’un manifeste anti-esclavagiste, le Discours de la servitude volontaire, ou Contr’un (1553, publié seulement en 1576), de son grand ami, le Sarladais Etienne de La Boétie (1530-1563), prématurément disparu, dans lequel ce dernier, qui fut aussi admis très jeune, deux ans avant l’age légal, conseiller au Parlement de Bordeaux, pose la question de la légitimité de toute autorité sur une population en essayant d’analyser les raisons de la soumission de celle-ci, ou si l’on préfère la nature et les raisons du rapport entre domination et servitude, ou encore, pour faire court : pourquoi obéit-on ?

Ce qui, on en conviendra, ne couvre qu’une partie, si primordiale soit-elle pour les victimes, de la question globale de l’esclavage. Un homme seul, despote ou tyran, ne peut asservir un peuple tout entier si celui-ci ne crée pas lui-même les conditions de son propre asservissement par une sorte d’imbrication pyramidale dans laquelle chacun à sa place respective trouve son intérêt personnel. L’usage, l’habitude, et le contrôle répressif, font le reste. Si en fin de compte il est possible que les hommes aient perdu leur liberté par la contrainte, il n’en reste pas moins étonnant qu’ils ne luttent pas pour regagner leur liberté. La raison en est que ceux qui n’ont jamais connu la liberté sont « accoutumés à la sujétion » et qu’ils ne songent pas à la remettre en cause :

« Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance ».

Or, ils sont bien dénaturés car la servitude est contraire à l’état de nature :

« Ce qu’il y a de clair et d’évident pour tous, et que personne ne saurait nier, c’est que la nature, premier agent de Dieu, […] nous a tous créés et coulés, en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. »

Il s’est produit à un moment de la durée historique, à la naissance de l’État, un accident existentiel tragique, une « malencontre » qui a fait perdre à l’homme  « la souvenance de son premier être, et le désir de le reprendre » et « substitué l’amour de la servitude au désir de liberté ».

« La première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude […], la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs et qu'ils sont élevés dans la servitude ».

Un pouvoir autoritaire vient ensuite consacrer cet état de fait en alliant répression (coercition, contrôle social, hiérarchisation...), persuasion (faux espoirs, cupidité, appâts du gain et du pouvoir, complicités...) et diversion (idéologies, passe-temps ludiques, religions, superstitions…), pour aboutir à la dépossession (renonciation, consentement...). Seul remède : « soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ». C’est le principe de la désobéissance civile avant la lettre repris à la Révolution par le célèbre avocat girondin Pierre-Victurnien Vergniaud : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux »

Ce court réquisitoire contre la tyrannie absolutiste rédigé par un tout jeune homme de seize ou dix-huit ans surprend par son érudition et sa profondeur. On a pu voir à juste titre en La Boétie un grand précurseur de la pensée libertaire, et par conséquent de tout ce qui pourrait concerner le progrès des libertés dans le monde. Mais même s’il fut plagié sous la Révolution par Marat sous le titre Les Chaînes de l’esclavage, et s’il est tentant d’appliquer, au-delà du servage européen, au cas des Noirs africains de la traite transatlantique et à leur exploitation dans le système plantationnaire antillais, ce modèle analytique socio-politique très en avance sur son temps, il est difficile d’en faire une manifestation précoce de l’anti-esclavagisme ou un appel à la résistance des esclaves telle qu’elle se manifesta par de nombreuses rébellions, mais aussi, au quotidien par la pratique généralisée de la résistance passive et de l’évitement (forme du marronage). Il serait beaucoup plus approprié d’en faire état pour ce mouvement de désobéissance civique que fut la lutte des Noirs américains pour leurs droits civiques, de la Louisiane à Rosa Parks et Martin Luther King. Quoi qu’il en soit, il reste, bien avant les discours des Lumières, et au-delà, jusqu’à nos jours, comme en témoignent plusieurs écrits qui y font encore référence, l’un des piliers fondamentaux de la réflexion sur la liberté et les moyens d’y parvenir, au premier rang desquels la non-violence4.

1 Michel de Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre 6, Des Coches, Ed., œuvres complètes, Le Seuil, 1978, p. 363-370.

2 Ibid., I, 30, De la modération, p. 96-97.

3 Ibid., I, 31, Des Cannibales, p. 98-102.

 4 Voir par exemple : Philippe Coutant, « L’idée libertaire et La Boétie »Libertaire.free.fr, 13 décembre 2000 ; Xavier Bekaert, « Anarchisme et non-violence : La servitude volontaire expliquée par La Boétie », Réfractions8,‎ 2002 ; Fabio Ciaramelli, « Crise de la démocratie, nature humaine et servitude volontaire », Réfractions,  12,‎ 2004...

 

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Arrivée de Turgot à Cayenne. L'identification des personnages.

7 Novembre 2020, 17:38pm

Publié par jdecauna

Le marquis de Turgot, gouverneur de Cayenne, reçoit les présents des Indiens, 1764 (c) Collection Chatillon, Musée d'Aquitaine et J. de Cauna. Détail du groupe central

Le marquis de Turgot, gouverneur de Cayenne, reçoit les présents des Indiens, 1764 (c) Collection Chatillon, Musée d'Aquitaine et J. de Cauna. Détail du groupe central

Les personnages centraux, de gauche à droite : au premier rang,  le doyen Jacques-François Artur, procureur général au Conseil Supérieur de Cayenne, en habit civil gris, canne et perruque ; au centre, le général comte Jean-Pierre-Antoine de Béhague de Sept-Fontaines, ancien gouverneur en exercice, en uniforme de Royal-Infanterie, habit et veste blanche à parements bleus, croix de Saint-Louis à ruban rouge, chapeau à galon doré et deux pompons blancs ; à sa gauche, en habit civil et chapeau rond bleu-gris, jabot et manchettes dentelés, épée au côté droit, croix blanche à ruban noir de l'Ordre de Malte, le nouveau gouverneur, le chevalier (et non "marquis") Etienne-François Turgot, brigadier du Roi, tendant la main droite vers les cadeaux.

Au second rang : en habit civil et chapeau marron, à demi caché, probablement l'Ordonnateur François-Louis Morisse, de la suite de Béhague ; au devant, tendant la main, en uniforme bleu de roi, chapeau à galon doré, probablement Jean-André Bonichon du Guers, commissaire des guerres, émule de Pasqually et Réau-Croix de l'Ordre des Chevaliers Elus-Coëns de l'Univers.

Au troisième rang : au fond, caché sauf la tête, même uniforme que Béhague et de sa suite, sans doute son jeune frère, le chevalier Eléonor-Thimoléon de Béhague d'Hartincourt ; devant lui, même uniforme blanc à parements bleux, plus jeune, Nicolas de Baudry, chevalier de Balzac, aide de camp de Turgot, comme lui chevalier de Malte, et aussi émule de Pasqually et Réau-Croix de l'Ordre des Chevaliers Elus-Coëns de l'Univers. De dos, en uniforme bleu et épée, sans doute Louis-Thomas Jacau de FIedmont, commandant l'artillerie, gouverneur par intérim puis en second. Enfin, isolé à droite, un officier d'ordonnance des troupes locales.

Ce ne sont là, bien sûr, mis à part les personnages les plus évidents, que des hypothèses, mais les plus crédibles. Ce qui est bien certain, voire indubitable, c'est qu'au moins deux hauts dignitaires de l'Ordre créé par Martinès de Pasqually, le chevalier de Balzac et du Guers, ne pouvaient qu'être présents dans ce groupe lors de cet événement, compte tenu de leur importance dans la colonie.

 

 

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Société Martinès de Pasqually. Le Bulletin 2020

6 Novembre 2020, 11:20am

Publié par jdecauna

Vient de paraître : Bulletin n° 30 - 2020, 150 p. Un riche sommaire
Vient de paraître : Bulletin n° 30 - 2020, 150 p. Un riche sommaire

Vient de paraître : Bulletin n° 30 - 2020, 150 p. Un riche sommaire

Le marquis de Turgot, gouverneur de Cayenne, reçoit les présents des Indiens, 1764 (c) Collection Chatillon, Musée d'Aquitaine

Le marquis de Turgot, gouverneur de Cayenne, reçoit les présents des Indiens, 1764 (c) Collection Chatillon, Musée d'Aquitaine

L'analyse des personnages centraux révèle la probable présence de deux membres de l'Ordre des Chevaliers maçons Elus Coëns de l'Univers, disciples de Pasqually : Baudry de Balzac et Bonichon du Guers (article de Jacques de Cauna, p. 74-86).

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Aquitains de couleur oubliés : les traces

21 Octobre 2020, 16:24pm

Publié par jdecauna

Qui suis-je ? (c) Jacques de Cauna

Qui suis-je ? (c) Jacques de Cauna

Traces, mémoire, postérité, image

Nous n’évoquerons que très rapidement Pétion dans ce domaine, si ce n’est pour rappeler qu’il laissa la meilleure image possible en Haïti mais qu’il reste totalement inconnu et sans traces visibles à Bordeaux alors qu’elles sont extrêmement nombreuses en Haïti : entre autres, un lycée à son nom dans la capitale et une statue en pied sur la place centrale du Champ-de-Mars, ainsi que de nombreux portraits parmi lesquels celui des pères de la patrie et le très célèbre Serment des Ancêtres de Guillaume Guillon-Léthière où il figure aux côtés de Dessalines sous les auspices de l’Etre Suprême pour symboliser l’union des Noirs et des Mulâtres. On trouvera d’ailleurs tous les détails souhaitables dans la monumentale biographie que lui a consacrée l’historien haïtien Joseph Saint-Rémy1.

Nous nous attarderons plutôt quelque peu sur un projet de mausolée qui ne vit pas le jour et qui résume assez bien la bonne opinion générale. On en a retrouvé la trace récemment aux Etats-Unis sous la forme d’une gravure peu connue intitulée Tombeau d'Alexandre Pétion2 dont le centre est constitué par une grand portrait ovale de Pétion en profil gauche placé au-dessus d’une bière classique en marbre, encadrée de deux de ses soldats, l’un blanc et français, l’autre noir et haïtien, et entourée de figures gravées et surmontée d’un bandeau métallique portant l’inscription « JP Boyer 30 Mars 1818 ». On voit au-dessus un rayon de soleil transperçant les nuages vers les mots « Liberté, Egalité », avec une série de symboles parmi lesquels on remarque deux livres intitulés Constitution d'Haiti et Code d’Haïti.  On lit enfin sous le portrait la célèbre formule : « Il n'a jamais fait couler les larmes de personne » et tout à fait au bas l’inscription descriptive suivante : 

L'image d'Alexandre Petion reparaît au milieu de son Tombeau. Deux Faisceaux emblèmes de l'Union de la famille Haitienne en soutiennent le Sarcophage. Deux de ses Soldats gardent ce monument consacré à la Postérité de la Liberté et l'Egalité qui émanent les Rayons de sa gloire. La Justice et la constitution en ferment le foyer. Le Bas-relief du Tombeau représente le Temps qui console la République en lui montrant sur le Bouclier de Mars le nom de celui que ses enfants ont choisi pour présider désormais à sa Félicité et à son Bonheur.

Pour ce qui est de Montbrun, présent comme Pétion dans toutes les histoires d’Haïti et à un degré moindre dans les manuels scolaires mais absent des représentations nationales et totalement méconnu à Bordeaux, à l’exception d’un dictionnaire récent3, on en trouve également la trace dans un catalogue de vente récent, sous la forme d’une pièce ainsi décrite4 :

Curieux document « Délivré d'ordre du Commissaire Général sur la lettre du citoyen Monbrun, Commandant d'armes de cette place […au…] citoyen Jean-Joseph M. [nom de famille gratté, peut-être Montbrun ?], profession de Déporté natif de Saint-Pierre, département de la Martinique […afin de] lui procurer aide et assistance dans toutes les occasions... ». On peut se demander ce qu'avait fait ce jeune homme de « vingt deux ans et 6 mois », mesurant « un mètre 73, châtain », aux « yeux bleus », pour mériter de « librement circuler […en tant que] déporté » de Bordeaux à Bayonne.

Et l’auteur de la notice de conclure en ces termes sans équivoque :

Le général Hugues Montbrun de Pomarède (1756-1831) était originaire de Saint-Domingue ; les ouvrages que nous avons consultés nous le présentent comme un personnage fort douteux…

L’examen des principales sources de l’histoire de Saint-Domingue ne permet pas de lever ces doutes.

Son principal accusateur, l’auteur anonyme anti-abolitionniste du Précis historique, sans doute le magistrat blanc Pélagie-Marie Duboys, le présente comme acharné à la perte des Blancs et responsable du seul guillotiné dominguois, le gérant de l’habitation Michaud, Pelon, que « le Grand-Juge Montbrun » avait condamné à mort « pour avoir menacé de son fusil un Nègre qui résistait à ses ordres ». Il ajoute qu’« il tomba sous le couteau de la guillotine que Montbrun, par les ordres de Polvérel, avait fait élever sur la place du marché, en vue de la maison qu’il occupait » et par les fenêtre de laquelle « il savourait avec une satisfaction féroce le spectacle de son jugement inique » dont il imposa ensuite la vue aux malheureux prisonniers blancs récemment arrêtés à Jacmel en ayant « la barbarie d’ordonner au piquet de gendarmerie qui les escortait de leur faire faire le tour de la guillotine encore toute dégoûtante du sang de l’infortuné Pelon ». Il lui reproche aussi d’avoir ordonné de « fusiller sur le champ le premier qui résisterait » à son ordre de désarmement général des Blancs après la libération des esclaves et de s’être partagé avec ses officiers « les plus riches et les meilleures » des armes confisquées. Il nous montre enfin les quatre cinquième des Blancs de la ville « gémissant dans la geôle du Port-au-Prince, exposés à la brutalité de H. Montbrun qui allait souvent se repaître du spectacle de leurs fers. Dans la joie de les voir sous ses pieds, il les accablait lâchement des injures les plus atroces ; on l’a vu même se porter à les frapper avec rage »5. L’autre grand historien classique mulâtre d’Haïti, Thomas Madiou fils, nous dit au contraire que l’installation de la guillotine et la condamnation à mort de Pelon étaient l’œuvre de Sonthonax et que, d’ailleurs, dès que « la tête de Pelon tomba dans le panier, un cri d’horreur sortit de la foule [et que] cette hideuse machine effraya l’imagination impressionnable des Noirs qui se précipitèrent sur elle et la renversèrent ». Il ajoute un peu plus loin que, malgré la blessure de Montbrun au fort Bizoton, « on le soupçonnait dans toute la ville d’avoir trahi », et rapporte le portrait peu élogieux et désabusé qu’en fait Polvérel, qui l’avait soutenu contre Sonthonax, dans une lettre au général mulâtre Rigaud, commandant de la partie du Sud qu’il estimait « comme intrépide et loyal républicain » :

Le Port-Républicain a été livré aux Anglais : cette trahison est l’ouvrage des anciens libres de toutes les couleurs. Il s’en faut beaucoup que Montbrun soit exempt de soupçon; il est à craindre qu’il ne livre aux Anglais tous les quartiers dont il aura la prépondérance et qu’il intriguera dans les autres pour y propager le même plan de trahison, vous savez que je n’ai jamais eu de confiance en sa moralité ; je ne comptais que sur la justesse de son ambition bien calculée. Il m’a trompé même sur ce dernier point ; il est décidément l’ennemi de la liberté et des nouveaux libres [les anciens esclaves] ; il l’assassine en la caressant, il finira par avoir la récompense qu’il mérite.

« Dévoué à la République » mais « d’un caractère impérieux » qui finit par le faire fâcher avec tout le monde et « ayant commis – selon Madiou – la faute capitale de se conduire mollement en présence de l’étranger, en haine de Sonthonax », Montbrun finit par se retirer sur son habitation d’Aquin où Polvérel le fit arrêter et incarcérer à Saint-Louis-du-Sud par Rigaud, après avoir livré au pillage ses propriétés, avant de le faire envoyer en France où il fut emprisonné dès son arrivée à Rochefort6.

Nous savons d’autre part, par l’autre grand historien classique mulâtre d’Haïti Beaubrun Ardouin et par les accusations portées contre lui par des colons comme Larue, l’un de ses détracteurs, que Montbrun « était riche ». Il possédait en effet à Saint-Domingue 543 esclaves. Selon Ardouin, lorsque le commissaire civil bayonnais Polvérel voulut proclamer la liberté générale des esclaves, il aurait d’abord confié son embarras à ce sujet à Montbrun et son projet d’y faire concourir les propriétaires eux-mêmes. Ce dernier, « convaincu, comme Polvérel, de la justice de cette mesure », aurait alors proposé de s’offrir en exemple et « signa le premier acte de manumission. Son exemple fut suivi [et] joyeux de trouver en ce mulâtre ce sentiment d’équité et d’attachement pour les noirs, Polvérel l’embrassa en le comblant d’éloges »7. On a bien de la peine à accepter cette version du grand historien mulâtre lorsqu’on sait, par les archives bordelaises, que trois ans plus tôt, en 1790, Montbrun s’était rendu en personne à la Chambre de Commerce de Bordeaux à la tête des députés de son régiment pour y déposer une de protestation contre le projet d’abolition de l’esclavage8. La même suspicion pèse sur la tentative globale de B. Ardouin de justifier sur plusieurs pages le rôle ambigu de Montbrun dans les événements de mars 1794, en attribuant ses actions violentes contre les blancs de la ville à des réactions d’auto-défense face aux intrigues de Desfourneaux et de Martial Besse. Dans la présentation des causes de l’hostilité du commissaire civil Sonthonax envers Montbrun, Ardouin avance le fait qu’il s’en méfiait en tant qu’ancien aide-de-camp du gouverneur royaliste d’Esparbès, chassé après un complot, qu’il lui reprochait d’avoir procédé à des arrestations massives de Blancs et d’aucun homme de couleur en novembre 1793 lorsqu’il lui avait demandé de désarmer la population des anciens libres de Port-au-Prince, et surtout d’avoir attaqué par surprise de nuit et à grand renfort d’artillerie (sans doute commandée par Pétion) les casernes du régiment d’Artois lors de l’affaire du 17 mars 1794. Pour ce dernier fait, véritable tentative de coup de force visant à remplacer les Blancs par les Mulâtres, Ardouin, dans son entreprise visant selon ses propres mots à « détruire ce qu’il y a de calomnieux pour un de nos premier révolutionnaires », n’hésite pas à affirmer que

Montbrun, convaincu des mauvaises intentions de Desfourneaux, eut assez d’intrépidité pour le prévenir au lieu de se laisser attaquer. Pouvons-nous l’en blâmer ?

Le journaliste et polémiste Gatereau va même plus loin en avançant que Sonthonax en avait donné l’ordre à Desfourneaux, alors que le commissaire fut réellement mis devant le fait accompli et forcé quasiment manu militari, devenu l’otage de Montbrun et pendant que l’on assassinait les Blancs en ville, d’accéder à la demande de renvoi en France de Desfourneaux et du régiment d’Artois imposé par Montbrun. C’est ce que Sonthonax veut dire exactement lorsque réinstallé dans ses fonctions le lendemain, il annonce qu’il n’est plus commissaire civil puisqu’on a « méconnu son autorité », et ce que ne peut nier Garran-Coulon dans son rapport, même s’il veut à tout prix défendre Sonthonax en accusant les colons blancs, ce qui l’embarrasse bien dans son jugement des actes de Montbrun, pur produit des commissaires qui l’avaient nommé gouverneur de la partie de l’Ouest et dont il ne peut finalement que souligner la duplicité et « l’absence totale de moralité ». Pamphile de Lacroix, de son côté, le dit « plein de méfiance, d’amour-propre et d’orgueil, comme tous ceux de sa caste »9.

La version d’Ardouin et Gatereau est en fait insoutenable. Il y eut effectivement complot comme le rapporte avec suffisamment de précisions le colon Drouin de Bercy. Celui-ci nous apprend en effet que « lors de la conspiration du 15 avril 1794, les Blancs furent sauvés par l'indiscrétion d'un mulâtre nommé Benjamin, aide de camp du colonel Montbrun, qui avait conseillé à sa mère [souligné par nous], Marie-Thérèse le Rembourg [sic] de « ne pas sortir de chez elle parce qu’on devait assassiner tous les Blancs dans la même nuit »10. Or, cet aide de camp, qui avait déjà sauvé Montbrun en abattant le capitaine anglais venu l'arrêter au saut du lit lors de la prise du fort Bizoton, était, en réalité, Benjamin Ogé, quarteron né aux Cayes en 1772, lieutenant de la 3e compagnie de la Légion, comme nous l'apprend Saint-Rémy11.

Notons au passage que ce personnage de Benjamin Ogé – qu'il s'agisse du fils (ou d'un parent) du martyr de la cause de la liberté des hommes de couleur, Vincent Ogé, ou qu’il ait été celui du brillant colonel Montbrun, tous deux très attachés à Bordeaux où ils avaient été élevés, ou de quelque autre mulâtre puisqu'il était quarteron – nous fait toucher du doigt à quel point la distance n'était pas si grande qu'on pourrait se plaire à l'imaginer entre les blancs et cette première génération de mulâtres aquitains. Marie-Thérèse le Rembourg, dont l’orthographe du nom a été francisée, ne pouvait être de son côté que cette fille du Basque Michel-Joseph Leremboure, premier maire de Port-au-Prince, dont la mémoire familiale n’a pas retenu le prénom – blanche si elle était fille légitime, ou quarteronne si elle était fille d’une mulâtresse « ménagère » (terme créole qui désignait pudiquement la concubine de couleur d’une grande partie des colons). Or, Dans sa Réclamation en Indemnité datée du 3 janvier 1826, Paul-Salvador, fils de Michel-Joseph Leremboure dit qu’il agit « à titre de fils devenu unique par le décès de ses frères et de sa sœur mort célibataires ou sans avoir eu d’enfants ». Et il ajoute : « Ma sœur seule avait été mariée ». D’après les papiers Fleuriau, cette sœur, dont on ne connaît pas le prénom, avait effectivement épousé le négociant Jean-Baptiste Duliepvre, de la maison Da Sylva et Duliepvre, de Port-au-Prince. Il semble bien donc qu’il ne faille pas la confondre avec Marie-Thérèse le Rimbourg.

La fin du parcours dominguois de Montbrun fut conforme à ce qu’on pouvait pressentir. C’est encore Saint-Rémy qui en précise les détails12. Relégué à Jacmel dans le Sud après l’affaire de Bizoton et sentant la fausseté de sa position, il en partit le 6 thermidor (24 juillet 1794) pour ses terres d’Aquin sous prétexte de se rétablir de ses blessures, laissant le champ libre à son compétiteur Bauvais. Ce dernier l’ayant à nouveau accusé d’avoir trahi pour les Anglais, il revient le 29 thermidor (16 août) dans la ville où la moitié de la garnison, dont Pétion, prend parti pour lui et se retranche au fort du Bel-Air après qu’il eut fait arrêter les deux principaux lieutenants de Bauvais. Rigaud, appelé en médiation avec Pinchinat obtient le 12 fructidor (29 août) que Montbrun se retire sur ses terres où il le fait arrêter le 22 fructidor (8 septembre) et embarquer pour la France.

 

Annexes

I- Généalogie Montbrun de Pomarède

 

I- Marie-Thérèse Morino (ML ?) X1 Claude Leclère (ou Leclert, Leclerc), d’où :

  1. N. Leclère X N., d’où :

a) Jeanne-Françoise Leclère X1 Peynaud (alias Paynaud) Dessouches, et X2 Huet Blanchetière, alias Blanchetterie (postérité(s) ?)

b) Marguerite Leclerc, veuve Paynaud (postérité française ?)

  1. et ? (sans doute) Anne-Elisabeth Leclère, fille, X N. Sévène, d’où :

a) Victor Sévène, peut-être marié à Catherine-Nina Guilhou (postérité Sévène à Bordeaux),

b) ? et Marie-Anne-Françoise-Adélaïde-Coralie Sévène X N. Lacouture (post. Lacouture, Bordeaux ?). C’est sans doute elle qui signe Coralie Sévène Senet (premier ou second mariage ?), en compagnie de Jeanne et Clarisse Senet, au contrat de mariage de sa cousine issue de germain Angélique-Radegonde de Montbrun le 15 avril 1818,

c) et, sans doute, b) ? Adélaïde Thérèse-Guillemette Sévène, dite Adèle X Jean-Jacob Elie, d’où postérité haïtienne Elie,

 

I bis- Marie-Thérèse Morino (ML ?) X 2 Vincent Brisset de Montbrun, d’où :

  1. Messire Hugues Brisset de Montbrun de Pomarède, chevalier des ordres royaux de Saint-Louis et de la Légion d’Honneur, maréchal de camp des armées du Roi, X en premières noces Radegonde-Angélique Borie de Pomarède, fille de Jacques de Borie, seigneur de Haut-Pomarède, et d’Elisabeth Talbot, d’où :

a) Joseph Brisset de Montbrun de Pomarède, né à Castres-Gironde le 24 décembre 1784 (postérité Montbrun ?).

Hugues Montbrun épousa en secondes noces vers 1792 dame Marie-Thérèse Roux de La Broge, sans postérité.

  1. Messire Joseph de Montbrun des Halliers, marié à dame Barbe Senet, fille de N. Senet et de Daisy Blanc, lequel Senet avait dû épouser auparavant une demoiselle Sévène (peut-être Coralie) d’où :

a) Angélique-Radegonde de Montbrun, mariée par contrat du 15 avril 1818 Messire Pierre de Lavergne Delage aîné, chevalier de Saint-Louis, fils de Messire Jean de Lavergne Delage et de dame Suzanne de Lavergne Perdouble, d’où postérité Lavergne, Bordeaux.

b) Lucie de Montbrun,

c) et Mirza de Montbrun.

  1. Marie-Thérèse Brisset de Montbrun, X Philippe Blanc Dubignac (post. à Bordeaux ?),

  2. ? Mariane Montbrun, mulâtresse libre, marchande à Port-au-Prince.

 

II- Postérité Elie / Sévène

III- Adélaïde Thérèse-Guillemette Sévène, dite Adèle, née en France, fille de N. Sévène et d’Anne-Elisabeth Leclerc, X Port-au-Prince, ca 1816 Jean-Jacob Elie, dit Titon, ML, né à Saint-Marc le 21 septembre 1781, mort à Port-au-Prince le 3 janvier 1870, fils naturel de Pascal Elie, colon originaire de Pau, et de Marie-Louise Alouba, ML. Il fut intendant militaire, sous-préfet de Tortosa en Espagne, chevalier de la Légion d’Honneur en France sous Napoléon, puis en Haïti général de division, Ministre des Finances, comte de la Nouvelle-Touraine (sous Soulouque) et Sénateur de la République, d’où neuf enfants dont :

  1. Hugues-Montbrun-Henry Elie, né à Port-au-Prince le 1 juillet 1822, employé à la chambre des comptes, puis chef de bureau au ministère des Finances, marié à Port-au-Prince en 1868 avec Marie-Rose-Amélie Mathieu, fille naturelle de Zélie Mathieu, sans postérité,

  2. et Thomas-Prosper-Elie, qui suit :

 

IV- Thomas-Prosper-Elie, né à Port-au-Prince le 8 avril 1821, fusillé au fort Lamarre le 23 février 1867 dans une révolte armée contre le président Fabre Geffrard, épousa le 17 mai 1845 Jeanne-Julienne-Célie Dufrène, d’où huit enfants, parmi lesquels le suivant :

 

V- Faustin-Montbrun Elie, né à Port-au-Prince le 15 février 1851, mort le 2 décembre 1929, ingénier, encanteur public, magistrat communal, marié à Marie-Madeleine Jackson, née aux Cayes en 1857, d’où sept enfants, parmi lesquels le suivant :

 

VI- Jean-Léonel-Georges Elie, né le 21 janvier 1894, mort le 26 juin 1980, officier de l’armée haïtienne, marié le 17 mai 1922 à sa cousine Marie-Anne-Francine Cassagnol, fille de Rémy-Victor Cassagnol et de Marie-Françoise-Francine Elie, elle-même fille de Thomas-Pascal Elie, dit Titon, petit-fils de Pascal Elie, né à Lucq-de-Béarn le 26 octobre 1816, d’où cinq enfants, parmi lesquels le suivant :

 

VII- Joseph-Montbrun-Gérard Elie, né à Port-au-Prince le 1 décembre 1931, agent financier, marié à Brooklyn (New York) en 1963 avec Marie-Victoria Habib, née à Saint-Marc, d’où deux filles, Elisabeth et Linda, et postérités Ercolano et Acri.

 

III- Etats de Services de POMAREDE, Hugues BRISSET de MONTBRUN, Général de brigade à titre provisoire [Service Historique de l’Armée de Terre, 20 Yd 81].

 

Dates: 12/06/1756 (Saint-Domingue)-05/06/1831. Pas de photographie.

Arme: Infanterie puis Cavalerie.

Grades:

    - 27/09/91 lieutenant-colonel.

    - capitaine.

    - 20/04/93 adjudant général chef de bataillon à titre provisoire.

    - 16/06/93 adjudant général chef de brigade à titre provisoire.

    - 11/05/00 adjudant général.

    - 13/05/00 général de brigade à titre provisoire.

    - 13/10/00 redevient adjudant général.

Postes:

    - 01/01/27 admis en retraite.

 

IV- Chasseurs Volontaires de Saint-Domingue (Guerre d’Indépendance américaine)

 

Les 25 chasseurs volontaires dont les noms suivent ont, parmi d’autres, participé à la campagne de Georgie :

Astrel Pierre,

Pierre Auba,

Louis-Jacques Beauvais,

Jean-Baptiste Mars-Belley,

Martial Besse,

Guillaume Bleck,

Pierre Cangé,

Jean-Baptiste Chavannes,

Henry Christophe,

Pierre Faubert,

Laurent Férou,

Jean-Louis Froumentaine,

Barthélémy-Médor Icard,

Gédéon Jourdan,

Jean-Pierre Lambert,

Jean-Baptiste Léveillé,

Christophe Mornet,

Vincent Olivier,

Pierre Pinchinat,

Jean Piverger,

André Rigaud,

Césaire Savary,

Pierre Tessier,

Jérôme Thoby,

Jean-Louis Villatte…


 

1 Joseph Saint-Rémy (des Cayes), Pétion et Haïti, étude monographique et historique, Paris, chez l’auteur, 1854, 5 tomes, 2 édition, Paris, Berger-Levrault

2 Nous en devons la communication à l’amabilité de M. Doug Haeuber, Princeton, New Jersey. La gravure à l’aquatinte (48 cm sur 35) est imprimée en noir et blanc et paraît correspondre à deux documents conservés dans le Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale à Paris, sous deux cotes Qg 3, tome 1, folio (microfilm M 242961, L'histoire des Antilles) et N3 Pétion (microfilm D 291411, Les portraits). Aucune de ces deux épreuves, identiques, ne mentionne le graveur.  Un autre portrait à l'aquatinte de Pétion, sous la cote N3 Pétion (microfilm D 291412), toujours anonyme, paraît de la même main. On le voit debout, près du mur du palais du gouvernement, avec en titre au bas Alexandre Petion Président d'Haïti. Dédié à Jn Pre Boyer Président d'Haïti par son dévoué serviteur Barincou [A. Barincou, graveur français du 19ème siècle, actif entre 1823 et 1828] dont on peut donc supposer qu’il est aussi l’auteur du portrait (communication aimable de Mme Madeleine de Terris). Barincou est connu en Haïti pour avoir été durant son séjour à Port-au-Prince l’auteur du portrait officiel en pied du président Pétion qui figure en exergue de l’ouvrage de Saint-Rémy.

3 Mario Graneri-Clavé et alii, Le Dictionnaire de Bordeaux, Toulouse, Editions Loubatières, 2006, article Pétion (JdC).

4 Passeport d'un Martiniquais, 1801, délivré par Pierre Pierre, Commissaire général de Police de Bordeaux, 1 p. in-folio, Bordeaux, 3.IV.1801. Texte en partie imprimé, papier défraîchi et bruni par endroits, pièce 156. Ce commissaire était sans doute lui aussi un mulâtre, comme semble l’indiquer son nom.

5 Anonyme [P. M. Duboys], Précis historique des Annales de la colonie française de Saint-Domingue depuis 1789…, ms transcrit et communiqué par Gabriel Debien, Mézeaux, 2 vol., tome I, p. 141-149.

6 Thomas Madiou fils, Histoire d’Haïti, Ed. Deshamps, op. cit., I, 215, 241-246.

7 Beaubrun Ardouin, Etudes sur l’histoire d’Haïti, Paris, Dézobry et E. Magdeleine, 1853-1865, 11 vol., réédit. Port-au-Prince, Dalencour, 1958, 11 tomes en 1 vol., II, 94, note 2.

8 AD Gironde, C4259, Visite faite à la Chambre par les députés du régiment patriotique de S-Eulalie, ayant à leur tête le colonel, de Montbrun de Pomarède, qui remet sur le bureau des exemplaires de deux adresses, l'une de félicitations à la garde nationale de Paris, l'autre de protestation contre les projets d'abolition de l'esclavage ; texte de la réponse du juge et délibération chargeant deux délégués de la Chambre de se rendre, le dimanche suivant, auprès dud. régiment « assemblé dans une des salles de la maison des PP. Feuillans » (14 janvier 1790).

 

9 Général baron Pamphile de Lacroix, Mémoires pour servir à l’histoire de la Révolution de Saint-Domingue, Paris, Tillet aîné, 2 vol., I, 283-285.

10 Drouin de Bercy, De Saint-Domingue, de ses guerres, de ses révolutions, de ses ressources, des moyens à prendre pour y rétablir la paix et l'industrie, Paris, Hocquet, 1814, p.15.

11 Joseph Saint-Rémy (des Cayes), Pétion et Haïti, étude monographique et historique, Port-au-Prince, 1853-1857, rééd. Paris, Berger-Levrault, 1956, 5 vol., t. 3, p. 92.

12 Ibid., t. 3, p. 96.

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Le dilemme identitaire : rester français ou devenir haïtien (Grands Hommes de couleur... suite)

8 Octobre 2020, 17:06pm

Publié par jdecauna

Le dilemme identitaire : rester français ou devenir haïtien (Grands Hommes de couleur... suite)

Famille, jeunesse, éducation

Les deux personnages sont donc quasiment contemporains et se sont côtoyés. Mais Pétion étant le cadet de Montbrun de 14 ans, il n’est pas indifférent de noter que Montbrun est en 1792, date de son arrivée à Saint-Domingue où il va vite jouer un rôle de premier plan, un homme mûr déjà âgé de 36 ans, à une époque où Pétion n’est encore qu’un tout jeune homme de 22 ans qui fait d’ailleurs ses premières armes dans la Légion de l’Egalité de l’Ouest commandée par le même Montbrun. Cependant, dans ces temps troublés où les bouleversements s’enchaînent rapidement, la cadence accélérée des promotions de la période révolutionnaire va très vite entraîner une réduction de l’écart se traduisant par un rattrapage de grade qui amène Pétion au rang de chef de bataillon en 1794, à peine un an après Montbrun. C’est, d’ailleurs, au-delà de l’origine bordelaise, dans leur parcours de réussite par la voie militaire que l’on trouve le premier grand point fort de similitude entre les deux hommes. Pour autant, l’amalgame militaire (des couleurs et des conditions) qui devrait être en principe le moteur de l’intégration des hommes de couleur dans ces armées révolutionnaires ne joue finalement que de manière suffisamment complexe et arbitraire pour aboutir à des résultats très différents. On sait que pour bon nombre d’officiers de couleur, dont certains avaient fait leurs premières armes dans la célèbre Légion des Chasseurs Volontaires de Saint-Domingue levée par l’amiral d’Estaing, le parcours s’achève après 1802 par des déportations dans les bagnes de Corse et de l’île d’Aix lorsqu’il n’ont pas été tués ou ne sont pas passés dans l’armée indigène. Montbrun et Pétion y échappent différemment : le premier, parce qu’il est rappelé en métropole en 1794, bien avant les événements de la guerre d’indépendance provoquée par l’arrivée de l’expédition Leclerc ; le second parce qu’il choisit son camp, l’un des tout premiers d’ailleurs parmi les officiers noirs et de couleur, en ralliant les troupes de l’armée insurrectionnelle indigène.

C’est sans doute dans la différence des conditions à l’origine et les événements familiaux de la jeunesse qu’il faut chercher le germe de choix identitaires différents.

On ne sait pratiquement rien du père de Pétion, André-Pascal Sabès, bourgeois, né vers 1702 dans la paroisse de Sainte-Croix de Bordeaux et décédé le 6 décembre 1789 à Port-au-Prince où il était devenu négociant propriétaire d’une maison bien identifiée au Port-au-Prince, celle dans laquelle est né Pétion. Il avait un frère cadet, François Sabès, négociant à Bordeaux, marié à Léonne Drouillard le 19 décembre 1772, et l’on trouve également Arnaud-Louis Sabès et son fils Pierre, propriétaires d’une maison et magasin estimés 100 000 livres à Port-au-Prince, à l’angle de la place Royale et de la place Vallière, dont avaient hérité également deux autres frères Mathieu et Jean-François Sabès1. Mais on doit remarquer également que le nom de Sabès est présent parmi ceux des officiers de l’expédition Leclerc en la personne d’un adjudant-général de ce nom envoyé comme émissaire avec le capitaine de corvette Gémon à Dessalines qui les retint prisonnier et dont certains historiens ont cru qu’il s’agissait de Pétion lui-même, également recruté dans l’encadrement de cette expédition. Plutôt qu’une simple homonymie, ce nom de Sabès doit-il nous amener à penser qu’il s’agit d’un proche parent de Pétion engagé dans la même entreprise que lui ? Le personnage en question, dont nous avons pu retrouver la trace à la date du 5 août 1803 dans des papiers de famille conservées en Louisiane, se prénommait Pascal et ne peut être son père, déjà décédé, mais sans doute un proche parent puisqu’originaire lui aussi originaire de Bordeaux. Il était adjudant-commandant dans la division du général Boudet au Cap, à qui il recommande l’officier chef d’escadron Saint-Gême qui doit partir pour la France2. On notera en passant qu’on trouve à la même époque en Guadeloupe un Henry Sabès, mulâtre, commandant une batterie prise par le général Boudet en 1802 à l’époque de l’expédition de Richepanse.

Pétion avait une sœur, Suzanne, alias Sanite Sabès qui, de son mariage, eut Mérovée et Antoine Pierroux. Il eut aussi deux filles de son union bien connue en 1804 avec la belle Joutte Lachenais, veuve de Marc-Joseph Lefèvre de Laraque, marquis de Mercoeur, et qui se remaria avec son successeur, le président Jean-Pierre Boyer. Ces deux filles eurent aussi une postérité dans de nombreuses familles haïtiennes qui, selon la tradition du pays, adoptèrent et conservèrent en hommage à l’illustre aïeul, parmi les prénoms de leurs enfants, celui de Pétion.

Pour Hugues Montbrun, un point particulier de la biographie attire l’attention : il aurait embrassé la carrière des armes grâce à sa fortune que l’on disait considérable. Une telle formulation implique qu’il aurait pu disposer jeune de cette fortune et qu’elle aurait donc été d’origine familiale et non personnelle. Il serait intéressant de pouvoir confirmer par des documents si elle avait sa source aux îles ou dans le Bordelais dans la mesure où l’on ne sait pratiquement rien de ses parents, sinon qu’ils devaient être colons de Saint-Domingue, sa mère au moins, puisqu’il est né à Aquin.

Il est dit en effet fils aîné de « noble Vincent Brisset de Montbrun » (famille dont on n’a pu retrouver la trace) et de Marie-Thérèse Morino, veuve de Claude Leclère (alias Leclert ou Leclerc), dont la postérité de ce premier mariage se fit dans les familles Paynaud-Dessouches, Huet Blanchetterie, Sévène et Lacouture, ces deux dernière présentes à Bordeaux et toutes indemnisées en 1831 comme héritières ayant-droit de l’indigoterie et cotonnerie Lalanne à Aquin (estimée 102 600 Livres)3. Là réside un premier mystère : pour qu’Hugues Montbrun soit considéré comme mulâtre, malgré sa couleur qui ne le distinguait en rien du Blanc comme en atteste son portrait en perruque, il faut absolument, soit que sa mère soit mulâtresse (ou mésalliée par son premier mariage, ce qui paraît plus improbable), soit que lui-même se soit mésallié, et donc par conséquent, que la couleur viennent du côté de son épouse de Pomarède, ce qui paraît encore plus difficile à imaginer, même si elle était fille d’un colon.

Il avait en effet épousé avant 1784 à Bordeaux, où il était sans doute venu très jeune faire ses études, Radegonde-Angélique Borie de Pomarède, fille de Jacques de Borie, seigneur de Haut-Pomarède, et d’Elisabeth Talbot, dont il eut au moins un fils, Joseph Montbrun de Pomarède, baptisé à Castres le 24 décembre 1784, qui eut sans doute une postérité puisque nous avons appris qu’une descendante de Montbrun était venue récemment visiter le domaine de Haut-Pomarède, « château » toujours existant sous ce nom et réputé pour son vin de l’appellation des Graves de Pessac-Léognan. Jacques de Borie, écuyer, seigneur de Haut-Pomarède, « habitant » (c’est-à-dire propriétaire d’une grande plantation, une indigoterie en l’occurrence) d’Aquin, était lui-même fils de Pierre de Borie et de Marie-Rose Ribail. Cette famille est également connue grâce aux registres d’enregistrement des actes de domesticité des nobles girondins4, par les alliances de Jean et de Simon-Pierre Borie Pomarède dont il ne résulta qu’une fille5, et surtout par les  preuves de noblesse faites en 1775 par Alexandre Borie de Pomarède pour être reçu à La Flèche6. Elle est de très ancienne noblesse à Castres-Gironde où son château originel, avec douves et parties médiévales, parfois appelé Pomarède-de-Bas, est toujours occupé par une famille noble descendant des Borie par les femmes. C’est de là qu’a été démembré le Haut-Pomarède, simple domaine avec maison de maître, au profit d’une branche cadette, celle passée à Saint-Domingue, dont est issue l’épouse de Montbrun. Ce dernier y a laissé sa trace sous la forme d’une cloche marquée « Montbrun de Pomarède, 1811 ». Il semble bien difficile d’imaginer qu’un des ascendants de cette famille de planteurs du sud de Saint-Domingue dont la branche aînée réside, pour la plupart de ses membres dans le château familial de Castres se soit mésallié, et que par conséquent, il faille s’en tenir plutôt à la mère du colonel pour retrouver l’ascendance de couleur.

Une chose est certaine, c’est que la fortune de Montbrun ne vient pas de ce domaine que l’on connaît bien, notamment par la description qu’il en donne lui-même dans une pétition signée « Sévène, chargé de pouvoir du citoyen Montbrun » visant à réduire sa contribution à l’impôt de cent millions en l’an VII7. Domicilié à cette époque au 36 rue du Loup à Bordeaux, il fait valoir que « le domaine appelé Pomarède de Haut, canton et commune de Castres », qui a payé 735 livres d’impôt en l’an V, appartient « pour la plus grande partie […] à la citoyenne Talbot, veuve de Pierre Borie Pomarède [et que lui-même] n’en a que l’usufruit pour une ferme annuelle de 3 000 Livres » au terme d’une transaction privée passée à Bordeaux par devant le notaire Maillères le 29 novembre 1787 « tant en son nom qu’en qualité de mari de Radegonde-Angélique Borie Pomarède ». Ses propriétés en propre sur ce domaine, dont il estime qu’« il s’en faut bien qu’elles payent 300 livres d’imposition », consistent seulement en 9 journaux de prairie acquis du sieur Lagoanère, 26 journaux de terrain en bois et bruyère, achetés du citoyen Avril sur lesquels restent dus 2 400 Livres à 5% d’intérêt l’an, 4 journaux de vigne et bois appelés de l’Eglise et 2 journaux de vigne avec une chambre et un parc attenant au lieu appelé Faurès, site de l’actuel château.

Quant à son « domaine d’Issan, commune de Cantenac et Margaux en Médoc », il est aussi décrit très précisément dans le contrat de mariage de sa nièce où il figure comme caution et consiste en 1818 en « maison de maître, chai, cuvier et autres bâtiments, jardin et vignes, appartenances et dépendances »8. On ne voit finalement dans ces biens girondins, essentiellement viticoles, que ceux d’une honnête aisance bourgeoise commune au pays et bien loin des énormes fortunes dominguoises.

Quoi qu’il en soit, Hugues Montbrun est cité dans le Catalogue des Gentilshommes de Guyenne qui ont pris part aux Assemblées de la noblesse pour l’élection des députés aux États généraux de 1789 (après son mariage donc) avec les qualifications suivantes : « Hugues, chevalier de Montbrun la [sic] Pomarède, seigneur de Pomarède [c’est une approximation] et Pitresmont »9, ce qui a priori ne devrait laisser aucun doute sur son état et nous ouvre des horizons inattendus sur la possibilité d’existence d’une noblesse française de couleur dont on pourrait trouver d’autres exemples, même s’ils sont extrêmement rares. En principe, le préjugé rejetait dans la classe des Mulâtres tout Blanc – fût-il noble – qui aurait eu la témérité d’officialiser par mariage sa liaison avec une compagne de couleur comme l’indique clairement l’intendant de Boynes à propos du marquis de Laage qui avait épousé à Bordeaux une sang-mêlé et devait par conséquent être relevé de sa charge de capitaine des dragons-milices de la Légion de Saint-Domingue, ne pouvant absolument « reprendre son service, puisque ces sortes d’alliances laissent aux Blancs une tâche ineffaçable ». Mais il est bien clair ici qu’il s’agit de lui interdire de reprendre son service aux Îles. Il semblerait qu’en France le préjugé n’ait pas connu la même virulence qu’aux Îles et que certains, nobles ou bourgeois en voie d’anoblissement, n’aient pas hésité à courir le risque d'infamie qui s'attache à la mésalliance, comme le Landais de Pons, notoirement marié à une mulâtresse, ou Jacques Truttié, seigneur de Vaucresson qui obtint, malgré tout, l'enregistrement de ses lettres de Secrétaire du Roi à Aix-en-Provence, pendant que des mulâtres mariaient leurs filles, telle Anne-Marie Dubreuil, à des colons blancs ou épousaient des filles de notables comme cela se fit dans la famille des négociants bordelais des Draveman. La plupart de ces mulâtres aisés, surtout lorsqu'ils étaient clairs, pouvaient en fait passer inaperçus dans l'indifférence générale en France, l'opinion publique gardant en tête l'idée préconçue qu'une couleur de peau un peu cuivrée est toute naturelle chez un créole. Le rejet d’ailleurs ne s’appliquait pas aux alliances avec des Indiennes, réputées à l’origine « sauvagesses libres », comme le montre le cas, à rapprocher de celui du marquis de Laage, du métis Chapuizet de Guériné qui, pour conserver son rang dans la milice, gagna un procès devant le Conseil Supérieur du Cap en prouvant que son aïeule de couleur était en fait une Indienne10. On ne peut toutefois écarter, pour Montbrun, une autre interprétation possible de cette réception aux Etats de 1789 dans l’ordre de la noblesse : celle qui tiendrait à l’affaiblissement du principe nobiliaire à cette époque où apparaissent de nombreux bourgeois et officiers civils divers vivement noblement et bénéficiaires du relâchement de généalogistes royaux devenus sensibles à d’autres arguments que l’ancienneté d’extraction.

L’examen des rares éléments familiaux que l’on connaisse avec quelque certitude n’apporte pas grand chose de plus. On est certain que Montbrun avait au moins un frère, Joseph de Montbrun des Halliers11, nom de terre tiré de l’habitation établie en cotonnerie, indigoterie et place à vivres connue sous le nom des Grands-Halliers à Aquin, qu’ils possédaient ensemble, d’une valeur estimée de 76 637 Livres, démembrée de celle, du même type et voisine, la grande habitation Montbrun d’une valeur de 370 589 Livres, possédée par leurs parents Vincent Brisset de Montbrun et Marie-Thérèse Morino12. Marié à Barbe Senet, fille de Daisy Blanc, Joseph de Montbrun eut une postérité par une fille dans la famille de Lavergne Delage. C’est cette « habitation des Grands Alliés [sic, pour Halliers], paroisse d’Aquin, juridiction de Saint-Louis », dont on trouve trace dans le notariat bordelais sous la forme d’un bail à ferme du 14 novembre 1785 concédé pour neuf ans par « Hugues de Montbrun des Halliers [sic], habitant de Saint-Domingue et de Bordeaux » pour 12 000 livres l’an à Antoine Geoffroy, ancien négociant de Saint-Domingue13. On voit par là qu’Hugues Montbrun ne prenait pas encore alors le nom de Pomarède mais que, selon la coutume antillaise, il ornait déjà son patronyme d’un nom de terre d’apparence noble. Quant à son frère, on le trouve en 1818 au mariage de sa fille qualifié comme lui de « Messire » Joseph de Montbrun et propriétaire à La Libarde, canton de Bourg, sans doute par son épouse Barbe Sénet, du « domaine appelé de Poyanne […], consistant en maison de maître, chai, cuvier et autres bâtisses, jardin, terre labourable, vignes en plein et en jouissance, prairie, codriers, ornières, aubarèdes, bois et taillis et de haute futaie, et autre nature de fonds, appartenances et dépendances »14. Les deux frères apparaissent également en 1831 dans l’Etat de l’Indemnité de Saint-Domingue comme héritiers ayant-droit d’une maison de plus de 10 533 livres sise dans la Grand-Rue du bourg d’Aquin et appartenant anciennement à leur mère Marie-Thérèse Morino et à Jacques-Joseph Challe15, nom qui nous renvoie au milieu des gens de couleur d’Aquin et de Bainet, et plus particulièrement, avec une possible parenté, à la famille de Julien Raimond puisqu’il est en partie celui de sa seconde épouse, Françoise Dasmart-Challe – mulâtresse libre, fille naturelle du colon Pierre Dasmart, riche planteur d’Aquin, prpriétaire de plusieurs indigoteries et cotonneries, et de sa négresse esclave, Julie – qui avait apporté 61 000 livres de dot à son premier mari, l’émigrant rochelais Jacques Challes, retiré en France où il était mort dans l’opulence après avoir eu de ce mariage une fille, quarteronne, Louise-Françoise Challe, mariée en 1784 à François Raimond, le dernier frère de Julien, à qui elle avait apporté une grande cotonnerie de 145 000 livres à Aquin et une belle dot qui lui permit de racheter les parts de ses frères et sœurs et sœurs dans la plantation maternelle de Bainet. On sait aussi que c’est par ce second mariage avec Françoise Dasmart-Challe que Julien Raimond était devenu propriétaire en France de biens importants dans la région de Mauzé, dont la seigneurie de La Poussarderie (Deux-Sèvres) estimée 115 000 livres16. On voit bien là l’origine d’une de ces grosses fortunes en plantations de la frange supérieure des Libres de couleur à laquelle appartenait sans doute Marie-Thérèse Morino.

On retiendra pour finir qu’Hugues Montbrun épouse à nouveau en secondes noces vers 1792 dans le milieu aristocratique en la personne de Marie-Thérèse Roux de Labroge. Ces mariages successifs paraissent bien comme la clé d’une forme d’ascension sociale fréquente à l’époque, qui est marqué par l’accès aux fortunes terriennes et aux qualifications nobiliaires. Elle s’appuie ici sur une incontestable fortune antillaise sans doute constituée elle aussi par mariage dans la mesure où l’on peut raisonnablement supposer que son père s’était enrichi comme lui par ce biais, en l’occurrence non en épousant une demoiselle de la noblesse bordelaise mais une riche veuve créole. La promotion se fait ensuite « au mérite » par la voie de la carrière militaire, commune à la fois aux gens de couleur et à la période républicaine et bonapartiste.

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Grands hommes de couleur bordelais et aquitains oubliés (suite)

20 Septembre 2020, 17:27pm

Publié par jdecauna

Le serment des ancêtres

Le serment des ancêtres

Deux leaders charismatiques

Le colonel Hugues Montbrun

Le personnage connu sous cet unique nom dans l’histoire d’Haïti pour avoir été l’un des principaux chefs du parti des mulâtres dans leur lutte pour l’obtention de l’égalité avec les Blancs aux premiers temps de la Révolution de Saint-Domingue, est en réalité Hugues Brisset de Montbrun de Pomarède, dit Hugues Montbrun, brillant colonel mulâtre à Saint-Domingue où il était né sous l’Ancien Régime, puis commandant par intérim de la partie du Sud à l’époque de la Révolution, et enfin gouverneur du Château-Trompette et commandant d’armes de la ville de Bordeaux où il mourut, qualifié dans un document de 1818 de « Messire le chevalier Hugues de Montbrun de Pomarède, maréchal des camps et armées du Roi, chevalier des ordres royaux de Saint-Louis et de la Légion d’Honneur »1. Resté français après l’indépendance d’Haïti, il est connu des dictionnaires de ce pays comme général de brigade de Napoléon2. Mais son importance historique tient davantage à ses origines et au rôle qu'il joua dans la révolution de Saint-Domingue dans laquelle il fut l’un des premiers grands chefs mulâtres aux côtés de Pinchinat.

Né dans le sud de Saint-Domingue, à Aquin, le 12 juin 1756, de Vincent Brisset de Montbrun, colon apparemment blanc et noble, et de Marie-Thérèse Morino, sans doute une mulâtresse ou quarteronne mal connue, il parvient, à l'époque de la Révolution, grâce à sa grande fortune, aux charges de lieutenant des maréchaux de France à Libourne et commissaire du département pour la levée des volontaires, puis au grade de colonel du régiment de Sainte-Eulalie de Bordeaux, avant d’être élu le 27 septembre 1791 lieutenant-colonel (« commandant en chef », dit la légende de son portrait) du 5e bataillon des volontaires de la Garde nationale de la Gironde « destinés à la défense des frontières ». « Officier au Régiment d’Infanterie (ci-devant Champagne) » (toujours selon son portrait) au grade de capitaine, il devient le 11 juin 1792 aide-de-camp du général d'Esparbès de Lussan avec qui il passe à Saint-Domingue où il débarque le 18 septembre avec six mille hommes et les généraux Montesquiou-Fezensac, de Lasalle et d’Hinisdal, tous embarqués pour une mission de rétablissement de l'ordre dans son pays natal durant laquelle il va être amené à prendre de grandes responsabilités à la suite du complot de d’Esparbès et des colons blancs contre les commissaires civils Sonthonax et Polvérel. Rangé aux côtés de ces derniers, il s'impose rapidement comme l'un des principaux chefs des hommes de couleur sous le nom de « colonel Hugues Montbrun », est blessé d'un coup de feu le 14 janvier 1793, puis nommé provisoirement adjudant-général chef de bataillon à titre provisoire le 20 avril par les commissaires civils, et enfin adjudant général chef de brigade (toujours à titre provisoire) le 16 juin et enfin commandant en second de la partie de l'Ouest le 3 novembre en remplacement du Basque de Lassalle, renvoyé en France. Dans la nuit du 17 au 18 mars 1794, il prend la tête de la légion de l’Égalité, composée de mulâtres et de nègres selon les expressions d'époque, que vient de créer Sonthonax et s’attaque au 48e Régiment ci-devant Artois, commandé par Desfourneaux, auquel il inflige une retraite humiliante. Ce coup de main devait être suivi d’un massacre de Blancs qui n’eut lieu qu’en partie, ayant été dénoncé par son aide-de-camp, Benjamin Ogé, à sa mère Marie-Thérèse Leremboure, fille du premier maire de Port-au-Prince, le Basque Michel-Joseph Leremboure.

Lors de la prise de Port-au-Prince par les Anglais, il est blessé à la main d'un coup de feu le 1er juin 1794 au fort de Bizoton qu'il commandait et s’enfuit, manquant de peu d’être fait prisonnier. Comme il s’était fait beaucoup d’ennemis en raison de ses prises de positions pour le moins troubles généralement suivies d’actions violentes, autant parmi ses supérieurs que ses subalternes, il fut destitué, arrêté et renvoyé en France pour être jugé. Mis en arrestation pour trahison, dilapidation..., etc., puis jugé et acquitté à Nantes par le Conseil de guerre en 1794, il fut réformé avec le grade d'adjudant-général en 1798.

L’épopée napoléonienne va lui fournir une seconde chance tardive. Rappelé et promu général de brigade le 13 mai 1800, il siège au conseil d'administration de l'hôpital de La Rochelle, avant d'être nommé le 13 octobre commandant d'armes de la ville de Bordeaux et gouverneur du Château-Trompette, symbole honni de l'autorité royale française dont les canons étaient tournés vers la ville rebelle depuis la conquête sur les Anglais, poste qu'il occupe jusqu'à sa suppression le 23 septembre 1804, puis, après différentes péripéties dont une admission à la retraite en février 1806, à nouveau comme « commandant provisoire à Bordeaux » du 19 avril 1808 au 15 septembre 1810, date à laquelle il reçoit l’ordre de cesser ses fonctions mais continue à les exercer en touchant un traitement de non activité avant de se résigner à les cesser enfin, à nouveau sur ordre, le 27 septembre, ce qui en fait le dernier gouverneur de ce château avant sa démolition et lui vaut de devenir membre de la Légion d’Honneur et chevalier de l’Empire par lettres patentes du 19 septembre .

Admis définitivement à la retraite en 1814 au grade de maréchal de camp, il devient finalement en 1818, sous la Restauration, chevalier de Saint-Louis. Contrairement à ce que dit A. Thiers dans son Histoire du Consulat et de l'Empire, ce n’est pas lui, mais son homonyme, le général d’Empire Louis-Pierre Montbrun, qui fut tué en septembre 1812 à la bataille de la Moskowa3, puisque Hugues Montbrun est pensionné définitivement en 1827 avant de mourir le 5 juin 1831 à 75 ans à Castres-Gironde (aujourd’hui Castres-Beautiran) où l'on peut voir sa pierre tombale restée près de l'église après déplacement du cimetière, sur laquelle on peut lire :

Ici repose Hus[Hugues] Monbrun, Ofer [Officier] Supérieur, Chver [Chevalier] [de l'Ordre] de St [Saint]-Louis et de la Légion d'H [Honneur], décédé le 5 juin 1831, âgé de 76 ans – Bon époux, bon père, ami de l’humanité, passionné pour l'agriculture qu'il améliora dans cette commune. Pleuré de sa famille, regretté de ses amis.

Sa seconde épouse fit rectifier le nom et l’âge portés sur son acte de décès conservé dans les archives municipales qui avait été fait au simple nom d’« Hugues Montbrun, âgé de 82 ans ». Il était propriétaire, outre le château de Haut-Pomarède à Castres qui lui venait de sa première épouse, du domaine d'Issan à Cantenac et Margaux en Médoc.

Le président Pétion

Anne-Alexandre Sabès, dit Pétion, héros de la guerre d'Indépendance, est connu en Haïti comme l’un des quatre « pères de la patrie » au titre de premier président et fondateur de la République, après avoir joué les premiers rôles dans la guerre d’Indépendance4.

Né à Port-au-Prince le 2 avril 1770 d'un colon blanc bordelais originaire de la paroisse de Sainte-Croix, André-Pascal Sabès, et de sa « ménagère », la mulâtresse nommée Ursule « à Sabès », il était quarteron, et son grand ennemi, le roi noir du Nord, Henry Christophe, ne manquait pas de le traiter avec mépris dans ses proclamations de « fils de Français ». Comme tout affranchi, il n'avait pas le droit de porter le nom de son père et la tradition dit qu'une voisine provençale lui donna le surnom de pitchoun, déformé plus tard en Pétion, peu après que sa nourrice noire l'eut sauvé à sa naissance du tremblement de terre qui détruisit la ville le 3 juin 1770 et ne laissa qu'un amas de décombres, faisant une centaine de victimes. Il faut réfuter la version répandue en Haïti selon laquelle il aurait adopté le pseudonyme de Pétion, en hommage à Pétion de Villeneuve, qui fut membre de la Convention et de la Société des Amis des Noirs. « Alexandre Pétion, rapporte Edgar La Selve, était alors à la mamelle. Sa mère, troublée par la frayeur, par le tumulte, par les cris, l'avait abandonné dans sa chambre, endormi dans son berceau. La malheureuse ne peut que balbutier le nom de cet enfant, elle invoque du secours ; mais la terreur et le danger glacent tous les courages ; personne ne bouge. Enfin la nourrice se précipite, au risque de sa vie, dans la maison chancelante et rapporte le petit Sansandre sain et sauf »5.

Son père, imbu du préjugé de couleur en vigueur à l'époque, négligea totalement son éducation si bien qu'à quinze ans il ne savait à peine lire et écrire. Il apprit néanmoins le métier d'orfèvre, puis s'engagea à dix-huit ans dans les chasseurs libres de la milice de l'Ouest où le trouvèrent les événements de 1790. On dit qu’il fit à cette époque de vains efforts pour sauver le colonel Mauduit-Duplessis des mains des pompons rouges ou indépendants, qui l'assassinèrent lâchement.

Ayant participé aux réunions des affranchis de l'Ouest, il se signala parmi les confédérés au premier combat, à Pernier, en août 1791, et en décembre à Bizoton en qualité de capitaine d'artillerie. A l'arrivée des commissaires civils qui firent appliquer le décret du 4 avril 1791 en faveur des affranchis, il entra dans la Légion de l'Egalité formée et commandée par Montbrun et se distingua lors de l'attaque de Léogane en 1794 par les Anglais, ce qui lui valut une promotion au rang de chef de bataillon d'artillerie, puis d'adjudant-général après le siège de Port-au-Prince en 1797 et sa prise du camp de La Coupe le 15 février 1798 qui entraîna l’évacuation anglaise. Partisan de Rigaud dans la guerre du Sud contre Toussaint, il battit Dessalines au Grand-Goâve et résista avec honneur lors du siège mémorable de Jacmel en 1800 mais dut s'enfuir en août en France après la défaite finale des Mulâtres pour échapper aux massacres. Il n’arriva à Paris que le 20 janvier 1801, après être passé par Curaçao et la Guadeloupe et avoir subi une captivité de deux mois sur les pontons de Portsmouth, pris par les Anglais à l'entrée de la Manche. Revenu en 1802 au grade d’adjudant commandant dans l'Etat-Major de l'expédition Leclerc dirigée par Bonaparte contre Toussaint, il causa de grands dommages aux insurgés par ses qualités d'artilleur, mais, chargé de pacifier les hauteurs des Verrettes et de l'Archaïe et de soumettre les bandes de marrons de Jasmin, Sans Souci, Petit-Noël et Macaya après la reddition de Toussaint en mai 1802, il finit par donner le signal de la révolte en octobre à l’annonce du rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe et ouvrit les hostilités de la guerre d’Indépendance en prenant le poste français du Haut-du-Cap où il sauva du massacre quatorze canonniers, bientôt rejoint par les généraux Geffrard, Clervaux, Christophe et Dessalines qui le nomma général dans l’armée indigène. Sa tête mise à prix par Rochambeau, il battit le général Kerverseau au Mirebalais (mai 1803) et entra le 16 octobre 1803 à Port-au-Prince après un siège où il brilla par ses qualités de canonnier. Nommé après l'indépendance, par décret impérial, commandant en chef de l'Ouest, mais averti plus tard par Christophe des préventions de Dessalines contre lui, il participa avec les généraux du Sud à la conspiration qui aboutit à l'assassinat, le 17 octobre 1806 de l'empereur Jacques 1er.

Il manœuvra ensuite, avec l'aide du Sénat et en promulguant une constitution républicaine le 27 décembre, pour écarter le successeur désigné, le général noir Christophe, qui ne put entrer à Port-au-Prince avec ses troupes malgré une victoire à Sibert le 1er janvier 1807, bataille au cours de laquelle Pétion échappa de peu à la mort, sauvé par son fidèle aide-de-camp, Coutilien Coutart, et qui inaugura une scission en deux états qui allaient durer treize ans avec le royaume d'Henry 1er (Christophe) au Nord et la République dont Pétion fut élu président le 9 mars 1807, et à ce titre Grand Protecteur de l'Ordre maçonnique haïtien, réélu en 1811 après dissolution du Sénat et porté à la présidence à vie en 1816 après avoir déjoué plusieurs conspirations et été contraint, pour éviter une nouvelle guerre civile, d’abandonner la partie du Sud à Rigaud qui s’y était proclamé président en 1810. Pétion récupéra peu après sa mort l’éphémère Etat du Sud et son successeur, le général Jean-Pierre Boyer, réunifia tout le pays en 1820 à la mort de Christophe, annexa la partie espagnole de l'Est en 1822 et obtint en 1825 contre une lourde indemnité la reconnaissance officielle de la France que Pétion avait préparée.

L'administration de Pétion fut marquée par des mesures de distributions de terres aux anciens soldats et aux paysans, de soutien au commerce d'exportation et à l'instruction publique, ainsi que par l’instauration du bicamérisme, la fixation des armes et du drapeau national et les premières négociations pour la reconnaissance par la France, et, surtout, son aide généreuse au libertador Bolivar qu'il reçut et approvisionna deux fois. Mais il ne put jamais résoudre la gabegie et le pillage des deniers publics, ni la rébellion du noir marron Goman dans la Grande-Anse. D'un caractère doux, souple et débonnaire, il ne fut pas exempt de faiblesse et de laxisme, laissant Rigaud créer une nouvelle scission à son retour et résistant mal aux multiples conspirations de ses généraux. Il réussit toutefois à contenir le plus grand danger, celui que constituait son grand rival, le général Christophe devenu le roi « noir » du Nord sous le nom d’Henry Ier. Mais accablé par le désordre du pays et les chagrins personnels, miné par la maladie, il tomba en langueur et expira à Port-au-Prince, le 29 mars 1818, officiellement d'une fièvre putride et maligne, pleuré de tous.

Ses restes furent inhumés aux environs de Port-au-Prince, dans les hauteurs de Fermathe, sous le fort Alexandre, aujourd’hui en ruines, dont il avait ordonné la construction en 1804. Aucun signe particulier n’en marque l’emplacement.

1 Archives privées, Contrat de mariage du 15 avril 1818 entre Mr Pierre de Lavergne Delage et Delle Angélique-Radegonde de Montbrun, par devant Me Faugère, notaire à Bordeaux.

2 Notamment Georges Six, Dictionnaire biographiques des généraux et amiraux français de la Révolution et de l'Empire (1792-1814), Saffroy, Paris, 1934.

3 A. Thiers, dans son Histoire du Consulat et de l'Empire, Livre IV, p. 435.

4 Jacques de Cauna, article Pétion, dans Corzani, Jack, Dictionnaire encyclopédique des Antilles et de la Guyane, Fort-de-France, Ed. Désormeaux, 1993, VI, 1880-1881, Haïti, l'éternelle Révolution, Port-au-Prince, Deschamps, 1997, L'Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d'Amérique (17- 18 s.), Biarritz, Atlantica, 1998.

5 Edgar La Selve, « La République d'Haïti, ancienne partie française de Saint-Domingue », dans Le Tour du Monde, Paris, Hachette, 1879, vol. XXXVIII, 2e semestre, p. 194-196.

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Grands hommes de couleur bordelais et aquitains oubliés

8 Septembre 2020, 15:01pm

Publié par jdecauna

Le président Pétion et le colonel Montbrun

Le président Pétion et le colonel Montbrun

Deux grands Bordelais de couleur oubliés : Montbrun et Pétion (fin 18e-début 19e s.)

par Jacques de Cauna, extrait des actes du 134e congrès annuel du CTHS Célèbres et Obscurs, Bordeaux, 16-25 avril 2009 publiés dans Figures d’Aquitaine, de la célébrité à l’oubli (dir. François Bart et Bernard Gallinato-Contino) CTHS, P.U. Bordeaux, 2014, p. 39-64.

L’oubli qui a longtemps régné, notamment en matière d’histoire des familles, sur l’importance des relations entre Bordeaux et l’ancienne colonie de Saint-Domingue a entraîné celui de nombreuses figures de premier plan d’une histoire transatlantique commune de près de trois siècles, des premiers aventuriers aux derniers colons. Ce défaut de mémoire est encore plus sensible pour ce qui est des hommes de couleur, pris dans un entre-deux identitaire peu propice aux reconnaissances formelles et à l’institutionnalisation mémorielle. Plusieurs ont pourtant connu des parcours de réussite tout à fait remarquables, que ce soit à Saint-Domingue, ou après l’indépendance en France ou en Haïti, selon leurs choix identitaires. Deux d’entre eux, particulièrement reconnus et distingués en leur temps, méritent – à des degrés différents mais similaires, par l’importance de leur action, leurs destinées diamétralement opposées et les positions de pouvoir de premier plan auxquelles ils parvinrent chacun, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique – d’être tirés de l’abolitio nominis dans lequel ils restent tenus dans leur ville d’origine. Ils ont connus dans l’histoire d’Haïti sous les noms de « colonel Montbrun » et de « président Pétion ».

Une élite aquitaine de couleur : deux mulâtres dominguois parmi tant d’autres 

Nous ne reviendrons pas sur l’origine, le statut et les principales caractéristiques bien connues de ce que l’on appelait la « classe intermédiaire » des « Libres de couleur », mais seulement sur quelques aspects utiles à notre présente étude. Rappelons simplement que les Libres de couleur sont pour les deux tiers des mulâtres et pour un tiers des noirs.

Contrairement aux plus anciennes colonies comme la Martinique, où ils sont deux fois moins que les Blancs, la Guadeloupe (quatre fois moins), et la Guyane (460 seulement en 1789)1, ils sont très nombreux à Saint-Domingue où ils rivalisent en nombre et peut-être même dépassent de cinquante pour cent les Blancs (56 666 pour 46 000 Blancs et 709 642 esclaves, selon Madiou2), surtout dans le Sud où l’on estime les unions mixtes à plus de 20% des mariages officiels3, M. de La Rochalard notant, par exemple, à l’inspection de la milice de Jacmel en 1731, que « presque tous les habitants sont mulâtres ou en descendent »4. La dynamique naturelle liée à la plus grande liberté de mœurs et au manque de femme blanche joue en leur faveur. On voit même des gentilshommes, au nombre d’environ 300 selon Hilliard d'Auberteuil, épouser des mulâtresses5.

Globalement, au-delà des cas individuels, ils sont aussi économiquement très puissants dans la Grande Île où leur situation matérielle, fréquemment assurée par leurs pères blancs, est assez souvent bien établie. Une partie d'entre eux forme une véritable aristocratie parfois très riche de petits ou moyens propriétaires d'habitations, qui se vante en 1790 selon son représentant Julien Raimond d’être propriétaire du tiers des terres et du quart des esclaves. Ils sont surtout présents sur les terres neuves du front pionnier caféier dans les mornes où leurs alliances avec les Petits-Blancs mésalliés créent l'embryon d'une nouvelle société a-raciale qui leur permet de « faire oublier le vice de leur naissance » selon un administrateur qui se plaint en 1755 que

cette espèce d'homme commence à remplir la colonie... l'emportant souvent sur les Blancs par l'opulence et la richesse6.

La plupart des autres forment une classe moyenne d'artisans, ouvriers, pêcheurs, chasseurs, marchands ou domestiques qui, tous, vivent à peu de choses près comme des Blancs, à fortune égale, et restent très proches de leurs origines régionales françaises. On voit encore ainsi par exemple en 1841 à Jérémie, la « ville des poètes » haïtienne,

une belle population de couleur d’origine basque en grande partie [qui] s’y adonnait au commerce et en tirait de gros bénéfices lesquels étaient employés à donner de l’éducation aux enfants et se bâtir des demeures propres et confortables7.

Ils constituent, en fait, l'un des éléments les plus dynamiques et les mieux adaptés de la population dominguoise, « ce qu'il y a de meilleur dans la colonie », se laisse même aller à dire un gouverneur dans un moment de sincérité ou de découragement8.

Au moment des troubles ils auront déjà leurs héros et leur grands leurs grands chefs militaires, les Rigaud, Bauvais, Villate, Pinchinat…, formés très jeunes pour la plupart à l’école de la milice ou de la maréchaussée, et surtout, de la guerre d’Indépendance américaine dans la Légion des Chasseurs Volontaires de Saint-Domingue levée par l’amiral d’Estaing qui s’illustra notamment à Savannah, et très vite, dès février 1791, leurs martyrs, Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavannes, roués vifs sur la place du Cap le 25 février 1792 après leur rébellion armée contre les Blancs pour les droits civiques, mais aussi leur porte-parole, Julien Raimond, et en France le soutien actif de puissants personnages tels Charles de Rohan-Chabot, comte de Jarnac, ou l’avocat Dejoly, Brissot, et même le gouverneur Bellecombe ou le maréchal duc de Castries, leur ministre.

Dans une société où la règle est que « l’enfant suit le ventre », le rejet de la mère noire ou de couleur s’accompagne pour eux de l’appropriation de valeurs régionales traditionnelles qu’ils partagent avec leurs pères blancs, transportées au delà des mers, qui durent être à la base de l'ascension de plus d'une famille de couleur d’origine paternelle aquitaine.

L'évolution, à la seconde génération, de la famille « de couleur », « mulâtre », ou « de sang-mêlé », comme on disait alors, constituée dans le sud de Saint-Domingue par le « Petit-Blanc » landais Pierre Raimond est tout à fait représentative. Deux des filles, éduquées en France se marient dans la noblesse et la bourgeoisie toulousaine et aquitaine et les fils se partagent les nombreuses plantations de l’héritage familial accrues des acquêts par mariages et remariages avec de proches cousines de couleur, parfois même possessionnées en seigneuries en France comme c’est le cas pour Julien dont la seconde épouse, Françoise Dasmart-Challe lui apporte la seigneurie de La Poussarderie en Charente.

Il n'est pas fortuit qu'outre Raimond, plusieurs autres grands leaders historiques des hommes de couleur aient eu un fort lien avec la métropole bordelaise et sa région9 : Vincent Ogé, premier martyr de leur cause (ainsi que ses sœurs Angélique et Françoise), et le général André Rigaud, l'adversaire acharné du pouvoir noir de Toussaint et futur président de l'Etat du Sud sécessionniste, y avaient été élevés. Tous deux avaient étés envoyés à Bordeaux très jeunes, à peine âgés d'une dizaine d'années, pour y apprendre le métier d'orfèvre-joaillier, fort prisé des gens de couleur du meilleur monde, et lorsque Ogé rentrera clandestinement à Saint-Domingue pour y lancer la révolte des hommes de couleur, il le fera sous le nom de Poissac emprunté à un conseiller du Parlement de Bordeaux, le Périgourdin Jaucen de Poissac, propriétaire de l'hôtel du même nom (aujourd'hui Rectorat), cours d'Albret. Il faudrait y ajouter, outre Montbrun et Pétion, le successeur de ce dernier, le général-président Jean-Pierre Boyer, négociateur de l'indépendance avec Charles V, dont la mère, Marie-Françoise ira mourir à Pau ; ou encore Pierre Pinchinat, élevé à Toulouse qui deviendra député au Cinq-Cents et mourra de misère à Paris ; Martial Besse, né d'un père Périgourdin, enrôlé dans le Royal-Auvergne, nommé général de brigade par le peuple de Paris à la prise de la Bastille, défenseur de la Convention sous les ordres de Bonaparte aux journées de Vendémiaire, plus tard relégué au Fort de Joux avec Toussaint et Rigaud et finalement comte et maréchal du Royaume de Christophe dans le Nord d'Haïti ; ou encore le général Villatte, qui avait de la famille à Bordeaux (secourue jusqu'à la fin du XIXe siècle), renvoyé par Toussaint en juillet 1796 après sa tentative de coup d'état au Cap et détenu à Bayonne avant de mourir à Saint-Domingue en 1802 ; ou encore Jérôme-Maximilien Borgella, fils du planteur bigourdan, quarteron qui succéda à Rigaud à la tête de l'Etat du Sud et reçut Bolivar en 1815 dans son palais de l'habitation Custine en plaine de Cavaillon ; ou bien Jean-Pierre Dartiguenave, dit Batichon, général de brigade assassiné par ordre de Christophe en 1807..., et beaucoup d'autres encore, plus anonymes, qui se signalèrent dans la guerre d'Indépendance ou aux côtés de Toussaint où ils étaient très nombreux, tels Blanc Casenave, premier lieutenant de Toussaint mort, dit-on étouffé de colère sans sa prison, Cazes, Baradat, Pescay, Gayot, Pesquidoux, commandant d'Ennery, l'ultime refuge de Toussaint, Gabart dit « le Vaillant », héros de la bataille de Vertières, le brillant officier de cavalerie Morisset d'origine charentaise, les Rochelais Fleuriau-Mandron et Sabourin (en réalité blanc créole), Benjamin Ogé, aide-de-camp de Montbrun, fils de Marie-Thérèse Leremboure..., sans oublier l'étonnant Charles-Guillaume Castaing, à l'origine d'une famille anoblie sous l'Empire (fils de Guillaume, petit-blanc établi dans la paroisse Sainte-Rose de la Grande-Rivière de Léogane et de l'esclave noire Catherine Champi) qui, après s'être battu aux côtés de Sonthonax contre les Anglais, épouse à Paris en secondes noces en 1797 – après un premier mariage avec une demoiselle Laporte, créole – Marie-Françoise de Beauharnais, belle-soeur de Joséphine, divorcée du marquis François VIII, union qui lui attira cette réaction de Bonaparte : « Evitez tout éclat. Gardez le silence. Il eût mieux valu sans doute ne point l'épouser ; mais puisque c'est fait, gardez-le ! »10

Comment s'étonner dans ces conditions que Bordeaux ait proposé à la Constituante d'envoyer dans la colonie une partie de sa Garde Nationale pour y faire respecter le décret du 15 mai 1791 en faveur des hommes de couleur, ce qui faillit provoquer le massacre par la populace blanche des villes de tous les Bordelais du Cap et de Port-au-Prince ? Julien Raimond saura s'en souvenir lorsqu'il citera Bordeaux en exemple à ses frères de Saint-Domingue :

Voyez avec quelle ardeur patriotique les Bordelais abjurant les anciens préjugés, ont secondé la révolution qui s'est faite dans les idées ; avec quel zèle ils cherchent à maintenir vos droits. Que leur sainte humanité couvre d'un voile ceux de leurs Frères qui voulaient nous condamner à l'ignominie ! 11.

La voix du coeur rejoignait ici celle de la raison. Elle ne fut malheureusement pas écoutée. Deux personnages majeurs nous serviront ici de fil conducteur à travers leurs destinées très différentes : les quarterons Hugues Montbrun, héros de la lutte pour les droits civiques, né à Aquin mais élevé à Bordeaux, et Alexandre Pétion, héros de la guerre d'Indépendance et premier président de la République d'Haïti, fils d’un colon bordelais du Port-au-Prince.

1 Pierre Pluchon, Histoire des Antilles et de la Guyane, Toulouse, Privat, p. 174.

2 Thomas Madiou fils, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, J. Courtois, 1847-1848, 3 vol., Ed. Deshamps, 1989, 7 vol., I, 41. Ces chiffres qui peuvent paraître élevés, prennent en compte les fraudes à la capitation et non-déclarations d’enfants et vieillards.

3 Jacques Houdaille, Trois paroisses de Saint-Domingue au XVIIIe siècle, Population, n°1, 1963, p. 93-110.

4 Pierre de Vaissière, Saint-Domingue. La société et la vie créole sous l’Ancien Régime (1629-1789), Paris, Perrin, 1909, p. 75 et 216 sq.

5 M.H.D. [Hilliard d'Auberteuil], Considérations sur l’état présent de la colonie française de Saint-Domingue. Ouvrage politique et législatif présenté au Ministre de la Marine, Paris, Grangé, 1776, II, 79.

6 Archives Nationales, Colonies [A.N. Col.], F3 144.

7 Dr Catts Pressoir, Le protestantisme haïtien, Port-au-Prince, Société biblique et des livres religieux d’Haïti, 1945, vol. I, p. 189. Le Dr Pressoir évoque notamment la famille de l’ancien corsaire bayonnais Sansaricq, à l’origine de nombreuses familles jérémiennes de ce nom (dont celle du célèbre opposant à Duvalier) et d’autres par le mariage de sa fille Clorinde Sansaricq et d’Alain Clérié d’où provinrent trois fils et treize filles (p. 190).

8 Réflexion du gouverneur de Fayet rapportée par G. Debien dans son Essai sur le Club Massiac.

9 Jacques de Cauna, L'Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d'Amérique (17e-18e s.), Biarritz, Atlantica, 1998.

10 Eric Noël, Le sang noir des Castaing ou l'insolite ascension d'une famille (milieu XVIIIe-fin XIXe siècles), Pessac, Bulletin du Centre d’Histoire des Espaces Atlantiques [BCHEA], 7, 1995, p.171-182.

11 « Lettres des Commissaires des Citoyens de couleur en France à leurs frères et commettants dans les isles françaises, signées Raimond l'aîné, Fleury, Honoré Saint-Albert, Dusoulchay, de Saint-Réal », La Révolution française et l'abolition de l'esclavage, t. XI, Paris, 1968.

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Polvérel et la première abolition. L'avenir d'un système (2e partie)

3 Août 2020, 14:05pm

Publié par jdecauna

L'abolition : le commissaire civil et les nouveaux libres (estampe) et proclamation de Polvérel et Sonthonax en créole
L'abolition : le commissaire civil et les nouveaux libres (estampe) et proclamation de Polvérel et Sonthonax en créole

L'abolition : le commissaire civil et les nouveaux libres (estampe) et proclamation de Polvérel et Sonthonax en créole

De l'impressionnant appareil législatif de 240 articles que Polvérel développa pour atteindre son objectif, nous nous contenterons de résumer quelques unes des dispositions les plus novatrices : affirmation aux côtés de la liberté d'une égalité absolue sans restrictions aucunes ; intéressement par attribution du tiers du revenu (après déduction des frais de faisance-valoir et de la contribution à la république) à la communauté des cultivateurs ; élection par eux des conseils d'administration dans lesquels le gérant (élu, comme tous les cadres) et le propriétaire n'auront qu'une seule voix s'ils sont du même avis ; engagement des cultivateurs pour un an avec possibilité de résiliation ; mesures de protection sociale pour les vieillards, infirmes, etc. ; création d’un état-civil des « nouveaux libres » ; diffusion des lumières apportées par l’éducation avec l’établissement d'instituteurs en nombre suffisant dans chaque section rurale ; choix du rythme de travail avec la possibilité de retrancher un jour supplémentaire de travail par semaine (avec réduction concomitante au cinquième de la part des cultivateurs) ; institution légale de trois classes de cultivateurs (portionnaires, à gages à l'année, salariés à la journée) ; interdiction des châtiments corporels…

Conclusion : la question agraire haïtienne, caporalisme versus marronnage

Tout montre que c’est donc bien Polvérel qui doit être considéré comme le principal organisateur de la première abolition mondiale de l'esclavage colonial, promulguée près de six mois avant le décret d'entérinement de la Convention, par une sorte de « coup » politique de son collègue Sonthonax qui, en proclamant unilatéralement la liberté générale au Cap le 29 août 1793, sous la pression des esclaves insurgés, le priva, ainsi que toute la colonie, des fruits d'un long et patient travail d'élaboration et de mise en place progressive d'un système d'affranchissement dont l'originalité, inspirée par ses antécédents navarrais et maçonniques, consistait à associer la liberté des nouveaux cultivateurs à la propriété communautaire des terres.

« Que de luttes inutiles, que de reculs, que de piétinements eût évité au pays une adoption de la proclamation de Polvérel ! ». Comment ne pas souscrire à cette opinion de l'historien haïtien Gérard Laurent qui ajoute que « la formule adoptée par Sonthonax ne pouvait que réserver au pays des remous à travers le système inopérant du fermage, pépinière des généraux-fermiers »1 ? L’application du système de Polvérel, dit encore du « cultivateur-portionnaire » (c'est-à-dire dans lequel les cultivateurs copropriétaires recevaient une fraction du revenu de l'habitation), se fit surtout dans le Sud avec les généraux républicains Beauvais à Jacmel et Rigaud aux Cayes, et prouva sa vitalité économique, mais avec des amendements visant à réprimer sévèrement le « vagabondage » qui créaient finalement une sorte de « servage de la glèbe » selon l’expression employée par Garran-Coulon2.

Dans le Nord Sonthonax, après avoir rappelé notamment aux anciens esclaves que « les négriers et les anthropophages n’étaient plus » et qu’ils ne devaient jamais oublier de qui ils tenaient « les armes qui leur avait conquis la liberté », réduisit au quart la part des cultivateurs, alors que Polvérel avait préconisé le tiers, et renforça encore la surveillance des ateliers par l’armée pour lutter contre le « vagabondage »3. A ce sujet, Polvérel dira au contraire très justement : « S’il y a eu du vagabondage…, de la mollesse dans le travail…, c’est qu’ils ont voulu tâter pour ainsi dire leur liberté, s’assurer que ce n’était pas un rêve, et qu’ils étaient vraiment les maîtres de ne pas travailler et d’aller et venir où ils voudraient »4. Ce qui se traduit aujourd’hui en Haïti par la formule « sé pwomené mwen pwomené » en réponse à la question « sa nap fè là ? » [« Mais qu’est-ce que tu fais là ? – Je me promène… »]. 

Les nouveaux « citoyens français » déclarés libres restaient en effet « cependant assujettis à un régime » qui n’était pas sans rappeler par endroits le Code Noir, dont Sonthonax dit explicitement que les « dispositions […] deviennent provisoirement [souligné par nous !] abrogées » (art. XXXVII), avec l’obligation de rester « attachés aux habitations de leurs anciens maîtres [et] tenus d’y rester [pour y être] employés à cultiver la terre » (art. IX) sur la base d’un système d’engagement annuel (art. XI) et sous le commandement de conducteurs choisis par le maître (art. XXX), avec notamment l’obligation (régressive) de nourrir leurs parents « vieillards » ou « infirmes » (art. XXII).

C’est ce système, amendé et dénaturé, vidé de sa substance originelle, dans lequel il n’était plus question d’attacher le cultivateur à la terre par l’intérêt, la propriété et la contribution volontaire mais par la contrainte, qui finit par prédominer avec la troisième commission civile et dans les dernières années de la colonie, et finalement dans toute l'île avec Toussaint-Louverture, hostile à la petite propriété, qui lui conféra, sous la houlette militaire, sa forme la plus achevée, celle du « caporalisme agraire », qui fut tout de contrainte pour le cultivateur à tel point que Leclerc en personne jugea ce système « très bon », allant plus loin que ce qu'il n'aurait osé lui-même proposer, et qu'il n'était donc pas utile d'y changer quoi que ce soit5. Malgré les velléités de distributions de terres (aux militaires au départ), timidement amorcées par Dessalines et poursuivies par Christophe et, surtout, avec davantage de conviction par Pétion dès 1804, le cultivateur haïtien, privé d’accès à la propriété, se heurtera quotidiennement à un régime de police rurale de plus en plus sévère.

Nombre des dispositions préconisées et appliquées par Polvérel étaient, finalement, très en avance, non seulement sur l'époque mais aussi sur le Code Rural de Boyer qui en 1826 interdit les associations de cultivateurs gérant eux-mêmes les habitations, réduit leur part des revenus au quart et leur temps de déjeuner à une demi-heure, les oblige à avoir un permis pour quitter l'habitation, à être « soumis et respectueux » envers les propriétaires, fermiers et gérants, fait réprimer par la police rurale le « vagabondage » et l'oisiveté, et, surtout, précise que les enfants de cultivateurs « suivront la condition » de leurs parents, disposition qui subsiste encore en pratique aujourd'hui dans l'invraisemblable ségrégation sociale et juridique qui persiste anachroniquement entre deux types de citoyens du même pays aux états-civils différents : les paysans et les citadins6.

Il n'est pas étonnant que, parallèlement, le paysan haïtien, aidé par la faiblesse de l'état, ait développé, au fil des années, une offensive généralisée de la petite exploitation familiale qui se traduit essentiellement par un morcellement toujours plus grand des terres et l'effondrement de l'économie de marché au profit d'une économie de subsistance de plus en plus précaire. Dans ce conflit souvent sanglant entre le « gros habitant » et le « petit exploitant indépendant », la victoire à l'usure du dernier n'est-elle pas en réalité une victoire à la Pyrrhus ? Séquelle d'un problème colonial mal résolu, aggravé par l'inertie intéressée de l'oligarchie dirigeante haïtienne, le drame rural que vit Haïti dès 1804 est déjà en fait tout entier au départ dans le conflit qui oppose en 1793 les deux commissaires de la Révolution française à Saint-Domingue et dont Polvérel sort vaincu.

Avait-il une conscience prémonitoire des malheurs à venir du pays lorsqu’il prévenait ainsi en anticipant sur la suite des événements, si on ne l’écoutait pas ? :

Vous aurez le dessus, je le crois, car vous êtes les plus forts : vous pillerez, vous égorgerez vos anciens maîtres ; et quand il ne restera ni blanc ni mulâtre à piller et à égorger, vous finirez par vous disputer la pâture entre vous ; et quand vous serez bien désunis, bien affaiblis par vos divisions intestines, la mer vomira de nouveaux brigands qui viendront s’emparer de la terre et vous replonger dans un esclavage plus dur que celui auquel nous vous avions arrachés ».

 

1 Gérard Laurent, Quand les chaînes volent en éclat, Port-au-Prince, Ed. Deschamps, 1980, 190-191.

2 Voir notamment AN, D XXV, 16, Registres…, et AD, Archives imprimées, VII 17, et 30 à 32, Textes administratifs, Marine et colonies.

3 AN, D XXV 13 et copie dans D XXV 40, Proclamation relative à l’émancipation générale dans la province du Nord, articles XXXIII à XXXVI.

4 Règlement sur les proportions du travail et de la récompense, sur le partage des produits de la culture entre les propriétaires et les cultivateurs, du 7 février 1794, donné « sur la petite habitation O’Shiell du Fond de l’Île à Vache ». Cette habitation de Torbeck appartenait à la famille O’Shiell, d’origine irlandaise avec une branche à Nantes, venue dans l’île au milieu du XVIIIe s. et alliée aux Coustard. Antoine O’Shiell, créole des Cayes, Garde du corps du Roi, passa à Saint-Domingue au début de la Révolution, puis servit dans les troupes d’occupation britanniques jusqu’à sa mort au Port-au-Prince en 1797. Ses deux frères, anciens officiers aux régiments de Dillon et de Walsh, émigrèrent également.

5 Révérend Père Adolphe Cabon, Histoire d'Haïti, Port-au-Prince, Ed. de la Petite Revue, sd [1930-1938], 4 vol., IV, 80-99

6 Un décret du 16 mai 1995 interdit formellement d'inscrire en tête des actes de naissance de citoyens et de citoyennes vivant en milieu rural la mention « paysan », mais son application se heurte à de nombreux problèmes.

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